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Usages de l’érotique: l’érotique comme pouvoir (1978) - Audre Lorde
You are terrifying and strange and beautiful, something not everyone knows how to love -Warsan Shire
By Loza Seleshie Posted in Essai, Loza Seleshie, USA on 31 juillet 2020 One Comment
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Usages de l’érotique: l’érotique comme pouvoir (1978) – Audre Lorde

“Noire, lesbienne, mère, guerrière, poète” ainsi se décrivait Audre Lorde (1934-1992). La coexistence de ces adjectifs dans le même corps et la force qui en résulte déconstruit ce qui est imposé comme étant ‘normal’. La nécessité d’homogénéité étant en soi une forme d’oppression à dépasser. L’érotique pour l‘auteure est “en chacun de nous [et se situe] sur un plan profondément féminin et spirituel”[1].

C’est une source de pouvoir détournée par un Occident patriarcal. Cet essai d’abord publié en 1978 et plus tard inclus dans Sister Outsider (1984) en est une démonstration à la fois concise et magistrale.

L’érotique pourtant “personnification de l’amour dans tous ces aspects – né du chaos”[2] est “abaissé, abusé, dévalorisé”[3] afin de perpétuer l’oppression des femmes. Comme toute oppression, celle-ci ne peut prospérer sans contrôle. Dans le cas des sociétés occidentales, l’érotique est rendu muet. Or, dans le cas contraire, l’érotique acquis devient un pouvoir et une sensibilité qui n’obéissent qu’à l’horloge interne, personnelle. Il est donc difficile pour toute force externe de le manipuler.

Cela me fait penser à une anecdote que racontait une écrivaine sur son divorce. Son ex-conjoint lui avait volé des manuscrits qu’elle avait (vainement) essayé de récupérer. Au bout de tentatives innombrables, elle avait demandé à son avocate de laisser tomber parce que cet homme pouvait lui voler ses écrits mais ne pourrait jamais lui prendre son cerveau.

Tout comme le pouvoir oppressif, le pouvoir libérateur existe – et ce, tant sur le plan social que personnel.

L’oppression se perpétue en déformant les sources de pouvoir[4]: pornographie vs érotique

Cet exemple illustre l’oppression qui se perpétue en “déformant les sources de pouvoir”[5]. En effet, pour l’auteure, la pornographie “affirme la sensation sans le sentiment”[6] tandis que l’érotique est l’équilibre entre l’action et le sentiment. Lorsque cet équilibre se fait, nous aspirons aux choses qui nous procurent les plus beaux sentiments. La tendance à encourager ce qui est “superficiellement érotique”[7] lorsqu’il est au service des hommes, de s’en servir parfois pour justifier la domination exclut de fait les sentiments des femmes. Pour l’auteure, l’absence de “racine érotique”[8] et de satisfaction est une perte de pouvoir. Plus largement l’érotique est présenté comme une dialectique, un principe conducteur vers l’excellence.

“ L’érotique favorise le dépassement de la médiocrité sociale encouragée […]. [Avoir] peur de ressentir et travailler juste assez est un luxe que seuls ceux qui n’ont pas d’intentions peuvent se permettre”[9].

L’érotique devient alors “ […] une force provocatrice pour la femme qui ne craint pas sa révélation, ni ne succombe à la croyance que la sensation [seule] suffit”[10].

La politique de l’articulation[11]

Cet essai est également une critique du système de production capitaliste et, par extension, de la pensée occidentale.

La place prédominante de la raison dans cette pensée a produit une vision dualiste du monde. Ainsi la matière se retrouve séparée de l’esprit, la raison de l’affect, etc. Au-delà d’une séparation, il y a une hiérarchie qui s’établit :

“ la tradition philosophique oppose souvent l’affect et la raison en rejetant le premier sous prétexte qu’il est une erreur issue de la seconde ”[12]

Le mode de production capitaliste n’échappe pas à la règle au travers de la rationalisation du travail. “Le système des montages à la chaîne a permis de remplacer des ouvriers qualifiés par des manœuvres spécialisés dans les travaux en série, où […] il n’y a plus qu’à exécuter un certain nombre de gestes mécaniques qui se répètent constamment”[13]. Faire sans ressentir rend malléable car l’action ne nécessite pas un épanouissement de l‘être.

Dans l’analyse d’Audre Lorde, cette vision dualiste est l’une des bases de l’oppression. Ce système associe le bien au profit au détriment du besoin des êtres humains[14]. Il déforme la notion elle-même de ‘bien’ en excluant “[ses] composantes psychiques et émotionnelles”[15]. Ceci a pour résultat de vider le monde de sa substance érotique.
De ce fait, il y a séparation entre l’érotique et le spirituel qui est limité “ à l‘ascèse, […] l’immobilité la plus grave”[16]. En effet pour l’auteure, cette représentation “n’est pas de l’auto-discipline mais de la négation de soi”[17]. Nous pouvons à ce titre évoquer le débat sur le célibat au sein du clergé catholique.

De même, la rationalisation oppose le “spirituel (psychique et émotionnel)”[18] au politique. Nous pouvons répondre à cela avec les mots de Carol Hanisch “le personnel est politique”[19]. La condition de chaque personne est le résultat de la politique du système. Pour l’auteure, la réconciliation entre le spirituel et le politique, passe par l’érotique[20]. Faire de ce que nous ressentons comme juste, un vecteur, est un pouvoir à la fois libérateur et constructif.

Plus largement développé dans les autres essais de Sister Outsider (1984), la redéfinition et la réarticulation des mots et perceptions permettent de déconstruire l’idéologie occidentale dominante. Ainsi, le pouvoir, au lieu d’être considéré comme un moyen d’oppression, devient un outil de libération. Cela vaut pour d’autres principes. La diversité par exemple, (grand sujet d’actualité) est pour le système capitaliste le principe “d’intégrer des personnes d’apparence différente à un processus qui reste le même”[21]. Or dans cette même démarche de redéfinition, les différences ne sont pas à “tolérer” mais à considérer comme des “polarités nécessaires entre lesquelles notre créativité peut étinceler”[22].

Les outils du maître ne démantèleront pas la maison du maître[23]

Pour Lorde, “on nous a appris à soupçonner [l’érotique] qui est vilipendé, maltraité et dévalorisé au sein de la société occidentale. […] les femmes ont [ainsi] été amenées à souffrir et à se sentir à la fois méprisables et suspectes en raison de l’existence de l’érotique”[24]. J’aimerais ici mettre en avant la notion de culpabilité, de péché dans la pensée occidentale. En examinant son berceau philosophique, Cheikh Anta Diop décrit dans le théâtre ultérieur de la Grèce « la permanence des sujets traités, les tragédies portant presque uniquement des noms de femmes […]. Même lorsque, apparemment, comme dans Oedipe le titre est un nom masculin, le contenu varie peu et on est ramené, par un biais quelconque, au même problème”[25] qui serait “le retentissement dans la conscience masculine du rapport inharmonieux, injuste des sexes, par la suite de la contrainte sociale de la femme”[26].

Or “aucune notion, pour l’Africain, n’est aussi hermétique que le sentiment de culpabilité conçu de la sorte”[27]. Il serait donc peut-être intéressant de s’appuyer sur des cosmogonies optimistes, aussi bien Africaines qu’au-delà pour représenter un monde de nuances et non de dichotomie stricte.

Les fonctions de l’érotique sont donc à revoir. Il est source de pouvoir dans le “partage profond d’une quête avec l‘autre”[28]. La réciprocité de cette quête, de cette source de joie est à penser sur le plan “ physique, psychique ou intellectuel”. Ce rapprochement devient “un pont pour comprendre ce qui n’est pas partagé, réduisant la menace que peut représenter la différence”[29]. Ce qu’Angela Davis a appelé “la force créatrice de la différence”.[30]

Sur le plan intime, cette disposition à la joie dans ce que nous entreprenons, “danser, fabriquer une étagère, écrire une poème, examiner une idée”[31] constitue la base de l’ouverture. Entre toutes ces choses si il y a hiérarchie, c’est par la quantité et non par valeur intrinsèque. Ce sont des degrés variés de la conscience : “chaque niveau auquel je ressens s’ouvre à l’expérience de la satisfaction érotique”[32]. Cette connaissance, cette expérience de notre pleine capacité à ressentir la joie exige que “[…] [la] vie soit vécue dans la conscience qu’une telle satisfaction est possible”[33].
La sexualisation de la joie participe à sa dévalorisation et sa limitation aux fonctions serviles attribuées par le système d’oppression. Audre Lorde ne voit pas la nécessité de nommer ou d’institutionnaliser cette joie qui “ne doit pas s’appeler mariage, Dieu […]”[34] , etc. Afin de préserver l’aspect personnel de cette conscience, il est primordial de laisser à chacun la liberté de la définir et par extension, de se définir. “L’érotique [comme toute libération révolutionnaire] ne peut pas être ressenti par procuration”.[35]

Dans la même démarche, l’auteure refuse la tendance du courant féministe dominant, la “charge érotique ne peut être facilement partagée par des femmes qui continuent à opérer dans une tradition exclusivement Euro-Américaine et masculine”. Vouloir l’égalité avec un oppresseur dans un système inégalitaire par essence, serait absurde.
Intervient ici la notion du partage comme besoin essentiel des êtres humains. “Lorsque nous détournons le regard de notre expérience, érotique ou autre, nous instrumentalisons les sentiments de ceux qui partagent cette expérience avec nous plutôt que de les partager”[36]. Cette notion n’échappe donc pas au diktat du système oppressif qui essaye de satisfaire ce besoin essentiel au travers de “combinaisons érotiques prescrites”[37] (à lire “pré-écrites).

L’érotique est “l’énergie de poursuivre un changement authentique dans notre monde, plutôt qu’une rotation de rôles […]”[38].
C’est alors que “la révolution poétique”[39] prend tout son sens dans un monde de brutes.

Un article de Loza Seleshie
Lu en anglais, extraits retranscrits

Mots clés:  Audre Lorde, érotique, féminisme révolutionnaire

[1] Sister Outsider (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 53
[2] Sister Outsider (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 56
[3] Sister Outsider (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 53
[4] idem
[5] Sister Outsider (1984), Lorde Audre, Crossing Press,p 54
[6] idem
[7] idem
[8] idem
[9] Sister Outsider: essays and speeches (1984), Lorde Audre, Crossing Press,p 54
[10] Sister Outsider: essays and speeches (1984), Lorde Audre, Crossing Press,p 55
[11] Angela Davis on Audre Lorde (2014)
[12] L’affect et la raison , Recherches en psychanalyse 2009/1 (n° 7) Sylvain Tousseul, , p. 109 – 119
[13] La rationalisation (1937) in La condition ouvrière (1951), Simone Weil, Idées Gallimard (éd 1976) p. 304-305
[14] Sister Outsider: essays and speeches (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 55
[15] idem
[16] Sister Outsider: essays and speeches (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 56
[17] idem
[18] idem
[19] Essai du même nom
[20] “Car le pont qui les relie est formé par l’érotique – le sensuel – le partage de ces manifestations physiques, émotionnelles et psychiques de ce qu’il y a de plus fort et de plus profond en chacun de nous: les passions de l’amour dans son sens le plus profond”. Sister Outsider (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 56
[21]  Angela Davis on Audre Lorde (2014)
[22] Sister Outsider: essays and speeches (1984), Lorde Audre, Crossing Press, cf chapitre “The master’s tools will not dismantle the master’s house”
[23] idem
[24] Sister Outsider (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 54
[25] L’Unité culturelle de l’Afrique noire (éd 2008), Diop Cheikh Anta, Présence Africaine, p 168
[26] idem
[27] L’Unité culturelle de l’Afrique noire (éd 2008), Diop Cheikh Anta, Présence Africaine p 157
[28] Sister Outsider: essays and speeches (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 56
[29] idem
[30] idem
[31] idem
[32] Sister Outsider: essays and speeches (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 57
[33]  idem
[34] idem
[35]  Sister Outsider: essays and speeches (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 58-59
[36] idem
[37] idem
[38] idem
[39] Sister Outsider: essays and speeches (1984), Lorde Audre, Crossing Press, p 56

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