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By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in Cameroun, Poésie, Récit, Sonia Le Moigne Euzenot on 31 mai 2023 0 Comments
Timba Bema, Les seins de l’amante, éditions Stellamaris, 2018
Les seins de l’amante a obtenu le Grand Prix Littéraire d’Afrique noire, ex aequo avec Camarade papa de Gauz lors de l’édition 2018 de ce prix qui devait être remis à Paris aux deux lauréats en 2019. Les très lourdes difficultés de santé de la secrétaire générale de l’ADELF n’ont, hélas, pas permis d’organiser la cérémonie attendue. J’en profite pour souligner l’ampleur du dévouement de Marie-Neige Berthet à la réussite de ce prix au côté d’un jury très actif et passionné.
La couverture de l’ouvrage que publie Timba Bema aux éditions Stellamaris est un format carré qui fait davantage penser à celle d’un catalogue d’exposition qu’à celle souvent attendue d’une publication littéraire. La dimension plastique de la photographie en noir et blanc des seins féminins perlés d’eau attire le regard. La couverture illustrative souligne la sensualité du titre Les seins de l’amante. La forme au singulier du mot « poème » intrigue. L’objet-livre est très soigné, c’est un bel objet. Le choix de la mise en page intérieure est particulièrement réussi : elle est aérée, les marges sont très larges. Les lignes n’occupent pas tout l’espace de la page, ce qui leur confère une dimension plastique très visuelle.
Les seins de l’amante raconte une histoire. Celle-ci est somme toute plutôt banale : un homme est abandonné par la femme qu’il aime. Celui-ci se trouve sur un quai de gare au moment où le train s’éloigne : « Elle est partie dans les steppes du nord » (p.7). Comme souvent dans ces cas-là, il n’a rien vu venir. Le voilà anéanti, brisé, désemparé. La poésie a maintes fois traité du sujet. Les formes lyriques en ont même fait leur thème privilégié. De fait, Timba Bema ne se prive pas d’avoir recours à ces Ô caractéristiques du registre, ni d’avoir recours à la métaphorisation de l’espace puisque même la fenêtre du train est mélancolique…Les vers déploient l’intensité émotionnelle des sentiments que traverse l’amant abandonné. La langue de Timba Bema use d’une palette sensorielle dont le corps de l’amant est l’inspiration (l’amante ?). Ce poème se lit comme on regarde un tableau, des touches puisent dans les codes traditionnels de la versification, d’autres s’en détournent. Des vers tracent des lignes sur la page et dessinent un espace à la fois visuel et sonore. Des lettres peuvent, à elles seules devenir un vers. Le poème se sculpte au fil des pages comme le corps de l’amant se façonne au fil des pages :
« Alors tu avais dit à ton corps, engourdi
Dans la stupeur
Dans la torpeur
Dans la peur
Ô, mon corps, tu lui avais dit
Qu’il te pousse de grandes ailes sur les flancs
Des flotteurs sur les coudes, et des plumes
Sur ta poitrine offerte à la sentence du vent
Encore tu avais dit, à ton corps, engourdi
Dans la stupeur
Dans la torpeur
Dans la peur,
Ô, mon corps, tu lui avais dit
Que tes ailes grandes et soyeuses se déploient d’un bout à l’autre de l’étendue
Qu’elles te portent loin, au-delà de la voûte métallique
Tendue à cent coudées, au-dessus de ton front dégarni »
(p.15)
Les images sont particulièrement suggestives parce qu’elles touchent, qu’elles suscitent des réactions sensibles.
Dans une langue soignée, choisie, pesée, une voix s’adresse à l’amant déchu en le tutoyant. Cette familiarité naît d’une connivence : cette voix semble tout connaître de lui. Cette voix est celle de son corps. Elle détient un savoir que cet individu ignore, non pas parce qu’il manque d’intelligence ou de sensibilité, mais parce qu’il est incapable de la percevoir, de l’entendre et de l’écouter. Il semble étranger à lui-même.
Confronté à sa solitude nouvelle, il est incapable d’échapper à la facilité de l’alcool pour oublier. Choisir la poésie pour rendre compte de la trivialité de la déchéance physique de cet homme qui finira nu, totalement dépouillé, qui sera maltraité, laissé pour mort est une gageure. Le défi est de taille pour Timba Bema parce que peindre la violence urbaine, montrer le cheminement aveugle d’un homme qui subit sa vie pourrait plutôt relever du roman.
Pourtant les vers aux mètres irréguliers s’enchainent en un récit a posteriori ; des quatrains scandent les étapes du parcours intérieur de ce personnage. La voix qui s’adresse à lui dessine son souffle sur le papier lorsqu’il ne parvient pas à échapper au souvenir de l’amante, les vers sont désarticulés lorsque la voix extérieure de l’amant couvre bruyamment toute voix intérieure. Puisque le corps a sa propre voix, elle a un rythme, une sonorité, une puissance que celui-ci espère faire découvrir à l’homme égaré pour lui permettre de se relever. Ici, les métaphores peuvent parvenir à ramener à la cruauté du réel. L’écriture poétique de Timba Bema est singulière, très personnelle. Elle mélange les formes, les modèlent. Sa musicalité force à l’écoute. La voix qui parle à « tu » est auctorielle, est autoritaire, mais elle est persuasive. Comme ce « tu », le lecteur est attentif, et c’est bien la même voix que lui qu’il entend tout en la lisant. C’est le même parcours vers le même dévoilement que le poète cherche à nous conduire, comme pour nous inviter à accompagner ce mouvement qui aidera l’amant déchu à se remettre debout. Le parcours individuel de cet amant éploré est celui de bien des amants malheureux, depuis la nuit des temps, sur toute la surface de notre terre, à ceci près que sa quête sensuelle des « seins de l’amante » figure une quête indispensable, celle de la quête de soi :
« Maudits soient les seins de l’amante
Dont le lait t’a comblé de vanités
Et des poisons doux de cette folie douce
Qui brûle comme en enfer ton corps sur terre
L
A
I
T
Jets réguliers et bouillants
Sur la lèvre ouverte, le pied
Béant
À la générosité de la calebasse ornée d’une fresque de tortues debout sur les pattes arrière »
(p.7)
Ce que cet homme va découvrir pour échapper à ce qu’il nomme « calamité », pour qu’il renaisse, c’est qu’il doit renouer avec les valeurs du passé. Les siennes, parce qu’il est Africain, sont celles des Anciens, celles d’avant la colonisation, celles qui refusent l’artificialité imposée.
« Ô mémoire oubliée
Cendres d’un feu à présent éteint
D’où viendra donc l’étincelle
Qui te ravivera ?
M
O
R
T »
(p.48)
Ses yeux voient maintenant de l’intérieur. La maltraitance qu’il a fait subir à son corps, son émiettement, son corps devenu déchet a provoqué son sursaut. L’homme nouveau obéira à ses propres valeurs et pas à celles qu’on lui impose même si ce sont les plus forts qui veulent les lui imposer.
« Tu avais pris ton corps et tu lui avais arraché la peau, tu l’avais mise à brûler avec les détritus, dans ce petit feu où, à l’aube, on consume les ordures de la veille » (p.60)
Cet amant africain n’est pas seulement un amant éconduit, il est un homme qui renaît après deux siècles de colonisation. Il est aussi un homme du XXIème siècle. La voix qui s’adresse à lui se nourrit de voix venues de plusieurs espaces culturels : le « lève-toi et marche » de Jésus (p.39) s’adressant au paralytique, les racines de la vie nourries par les cendres des morts notamment évoquées par L.S. Senghor et que la voix convoque pour réveiller la terre, le mythe d’Antée… La grotte qui apparaît à la fin du texte, lieu de l’erreur où il vivait, rappelle le mythe de la caverne de Platon. Notre monde est brassage de cultures, circulation des êtres, où « les seins de l’amante » figure ce que le destin de chaque homme porte en lui d’inéluctable.
L’interpellation à laquelle se prête la voix au moment de la renaissance de l’amant est aussi une interpellation au lecteur, à n’importe quel lecteur. Ce poème est bien une leçon de vie, un hymne à la liberté intérieure, au refus absolu de se laisser dépouiller. Timba Bema appelle poème une forme littéraire personnelle, une forme artistique singulière. Sa poésie est performative. Le corps qui a sa voix est aussi le corps du poète qui dit, qui déclame son texte à voix haute.
« Tu ne les entendais pas, les messages de ton corps
L’homme nouveau n’avait plus de peau, d’organes ni de cerveau
Par-dessus le marché il n’avait plus d’oreilles
Pour entendre le vacarme incessant de son propre corps »
p.61
Sonia Le Moigne-Euzenot
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