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#Zakoa, Hary Rabary (2023)
« C’est à partir de ce moment-là que j’ai décidé d’exhiber mes plaies, pour que les gens de chez moi puissent à loisir contempler la beauté de leurs œuvres, toutes ces blessures qu’ils m’avaient infligées. »  (p.55)  
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in Madagascar, Roman, Sonia Le Moigne Euzenot on 14 septembre 2023 3 Comments
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#Zakoa, Hary Rabary
Editions Dodo vole, 146 pages
à paraître le 30 septembre 2023

Peu de livres se lisent d’une traite. Celui d’Hary Rabary a été de ceux-là pour moi. Impossible de se détacher de ce récit tant ce témoignage vous touche en plein cœur. #Zakoa (traduction en malagasy de #metoo) est une lettre écrite par Rota à Rija. Rija est un homme qu’elle a aimé, avec qui elle a partagé des moments très doux, et très sensuels. Des années ont passé. Il fait nuit, Rota se donne la durée de cette nuit pour rédiger sa lettre. Elle précise :

« Je vais t’écrire cette lettre comme un plaidoyer. Je t’écris ce soir pour plaider ma cause. Je t’écris pour me défaire de tout ce dont tu m’accuses ». (p.14)

Rota écrit donc pour plaider sa cause. Bien sûr la phrase se situe au début du roman, le récit n’a pas eu le temps de se dérouler, le lecteur n’a pas eu le temps de faire connaissance avec Rota mais, d’emblée la phrase intrigue parce qu’elle place la jeune femme « sur le banc des accusés ». Que ce soit elle qui doive plaider sa propre cause, qu’elle s’y prête des années sans doute après les faits, qu’elle éprouve le besoin de se débarrasser de ce dont elle semble avoir été victime, rend sa démarche troublante.

Hary Rabary fait en effet, le choix, osé, très osé, voire provocateur, de placer sa locutrice dans la position de celle qui doit défendre, qui doit justifier son propre droit à la dignité. Rota est une victime, elle subit des actes criminels : un premier viol par un de ses professeurs, elle a 13 ans, puis un viol collectif organisé par Rija. Elle éprouve pourtant le besoin de plaider sa cause ! C’est le monde à l’envers ! C’est révoltant ! Oui… mais c’est précisément cette perversion de l’ordre moral des choses qui rend ce livre aussi dense que poignant, qui conduit à interroger la société dans laquelle nous vivons, nos modes de pensée, nos dénis. Ce que son corps subit est effroyable, ce que sa personne subit est dégradant et immonde. Elle parle de son professeur-bourreau :

« Il était horrible. Il savait que ce qu’il venait de faire était un crime. Il le savait et cela ne l’avait pas empêché ​de se jeter sur moi comme se jette un chien sur un os lancé par le boucher. » (p.45)

Ces actes sont dégradants, ils cherchent à avilir parce qu’ils refusent à la victime le même droit que celui auquel, eux-mêmes, agresseurs, prétendent : celui du droit à la dignité. Après cela, face à elle-même, la jeune adolescente ne peut pas, seule, affronter une telle violence, physique et psychique. Elle doit se sentir protégée. Vers qui se tourner ? Le monde enseignant ? Se tourner vers sa famille ? Se tourner vers des amis, des voisins ? Son père, sa mère vont la juger, la condamner et les coups de fouet qu’elle reçoit de son père la prive du statut de victime aux yeux de tous. C’est elle la coupable, c’est elle qui doit éprouver de la honte, qui doit baisser les yeux devant ses juges, son père, sa mère, son frère, tous ceux qu’elle croise chaque jour sur le chemin de l’école. L’ignominie de cette situation est paroxystique. Nous savons tous que la dignité se construit aussi dans les relations qu’une personne entretient avec les autres. Rota est bafouée. Est-ce vraiment à elle de plaider sa cause ? Comment se relever d’un tel désastre ? Comment ne pas sombrer ?

« Je désirais mourir, faire payer la facture, faire regretter le monde, faire culpabiliser cet enseignant qui m’avait pris ce que je ne lui aurais jamais offert, faire culpabiliser ces parents qui m’avaient jugée coupable sans m’accorder le moindre bénéfice du doute, incriminer la peste [Rota pense à Lalaina, une collégienne, qui la dénigre] qui avait fait en sorte de tripler ma souffrance. » (p.51)

De sa souffrance physique intime Rota dit peu de choses. Elle parle surtout de la souffrance liée aux plaies que les coups de son père lui ont longuement infligées. Il a frappé tout son corps à l’aide de branches fraîchement coupées d’un arbuste. Heureusement pour elle, la rencontre avec Rija va lui permettre de nourrir le sentiment si fort de sa dignité. Elle ne l’a pas perdu. Rota puise toute son énergie dans cette certitude que la déchéance dans laquelle les siens voudraient la faire sombrer ne la concerne pas. Elle tombe très amoureuse. Elle échafaude alors son avenir. Elle quittera le « cocon familial » (p.55) et, en attendant, elle doit étudier pour obtenir son baccalauréat. Fin du traumatisme ?

Au lieu de se laisser aller au ressentiment, Rija choisit de poursuivre ses études, refuse de ne considérer son corps que comme un corps meurtri ou souillé. Elle est femme, une femme épanouie. Le livre propose de très belles lignes sur les moments sensuels qu’elle partage avec Rija. Elle est une femme qui aime le plaisir que le sexe lui procure :

« nous avons fait l’amour debout, face à la fenêtre, pour une ode au soleil, une ode faite de nos gémissements et du chuchotement de nos corps imbriqués l’un dans l’autre. » (p.74)

Le viol collectif qu’elle va subir est atroce, sa douleur incommensurable. Elle a été piégée pour être livrée en pâture à des bourreaux qui ne seront même pas punis pour les crimes qu’ils ont perpétré, qui ne prennent même pas conscience du caractère ignoble de leur comportement. Ce qui, bien évidemment, ne les excuse en rien. L’intimité de la jeune femme est mise à nu, mais c’est elle qu’on traite de catin. Les pages sont bouleversantes. Elles prennent le temps de décrire les conséquences physiques de ces actes de torture. Ceux qu’elle nomme « les prédateurs » (p.112) ont presque réussi à la tuer ! Rien que ça ! Violer peut tuer ! Peut-être faut-il en effet détailler les conséquences de ces actes criminels sur les corps des victimes puisqu’il se trouve encore des hommes et même des femmes capables de les condamner au lieu de condamner les agresseurs !

Dominique Célis, dans Ainsi pleurent nos hommes, raconte avec détail les conséquences des viols subis par maman Colonel ; il est important de donner ces détails :

«  Elle marchait avec lenteur. Percluse de douleurs, tues. Son coccyx jamais vraiment rétabli. La perte d’un rein. Les chirurgies du périnée. L’insuffisance veineuse. Fausse boulotte maintenue par d’épais sous-vêtements médicaux. Une gaine à taille haute. Des mis bas de contention. Une orthèse lombaire. » (p.205)

Le livre d’Hary Rabary n’est pourtant pas plaintif. La femme qui rédige les 142 pages de cette lettre s’adresse à celui qui a fomenté cette abomination. Comment ne pas être dévastée ? Comment reconstruire son intériorité ? Il faut lire ce texte pour mesurer l’incroyable détermination de la jeune adolescente, de la jeune femme à garder la tête haute et surtout à ne pas réclamer vengeance et à refuser l’amertume ou la rancœur. Ce qu’elle dit de son quotidien force l’admiration. Elle sait mettre en valeur ce qui a certainement constitué sa vulnérabilité. Elle sait aussi que rien ne peut, pour autant, expliquer les sévices qu’elle a subis. Rien ne peut justifier l’aveuglement d’un cercle familial, amical, social.

Rota a l’intelligence de ne pas assimiler tous les êtres humains à ses bourreaux ou aux lâches qu’elle a rencontrés. Elle ne brosse pas un portrait rabaissant de tous les hommes. Elle prend notamment le temps de parler de son compagnon. Elle parle d’amour. Tous les hommes ne sont pas des bourreaux. Pas d’amalgames. Ce serait trop simple. Le viol est un crime.

La cause que plaide Rota est la cause de la vérité. Enfiler une toge d’avocat pour défendre sa bonne foi peut paraître incongru. Ce livre prend le temps de montrer qu’il est néanmoins encore nécessaire de demander aux victimes d’être des porte-voix de celles et ceux encore trop souvent muselés, floués, tant l’impunité des bourreaux reste manifeste. Hary Rabary a bien l’intention de les y aider, son personnage est la gardienne à la fois douce et obstinée d’une vérité qu’il n’est plus possible de voiler ou de bafouer, à Madagascar comme ailleurs.

Sonia Le Moigne-Euzenot

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  1. Hary Rabary s’inscrit parmi les auteures écrivains féministes contemporaines. Elle rend hommage à ces voix et images discrètes par une diversité impressionnante. Ses textes soulignent une singularité avec une innovation et une intervention à l’oral et à l’écrit qu’est le paysage littéraire malgache.

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