menu Menu
Maudit soit-il - Christian Gombo Tomokwabini (2024)
Au commencement était la bière ! La bière était lieu. La bière était nous. Oui, la bière était tout. La bière était tout et rien à la fois. La bière était un tout-rien ou un rien-tout comme tout quoi… (p.7)
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in RDC, Roman, Sonia Le Moigne Euzenot on 27 mars 2024 3 Comments
Jocelyn Danga - Cette lettre que je t'écrirai peut être jamais (2023) Previous Un tombeau pour Kinne Gaajo - Boubacar Boris Diop (2024) Next

Christian Gombo Tomokwabini, Maudit soit-il
Editions Lettres mouchetées, 114 pages, 2024

 

Les toutes premières pages du roman de Tomokwabini Maudit soit-il publié aux Lettres Mouchetées invitent à partager une bière avec l’auteur. Une invitation ne se refuse pas, d’autant qu’il nous en offre plusieurs, différentes, alléchantes. Et voilà le lecteur entraîné à ses côtés, emporté par sa faconde, bousculé par son débit, désorienté par les enchaînements de ses phrases, par l’entrechoc de ses mots. Brinquebalé, bousculé, l’effet de surprise joue à plein. Roman bucolique ? Roman grotesque ? Roman scatologique ? Roman philosophique ? Tout ça, à la fois ? À moins qu’il ne s’agisse d’autre chose encore parce qu’on se retrouve brutalement dans le déroulé d’un récit de Genèse !!! La bière vient d’expulser « le déchet humain ». (p.8) ! Reconnaissons que le début de ce prologue nous avait pourtant mis sur la voie… Les codes littéraires du récit de Genèse étaient bien là : « Au commencement était la bière ». « Le déchet humain » ? On est donc en enfer ?

À partir de là, on bascule en 14 chapitres dans un univers chamboulé, manipulé, où le champ et le contrechamp se confondent, où les deux côtés du miroir reflètent ensemble la réalité. On lit bien une histoire d’amour, un coup de foudre du narrateur pour Maria, l’infirmière qui le soigne avec tant de douceur. L’auteur prend même le temps de nous raconter la vie de cette femme soumise à un mari qui la traite comme un objet. Mais impossible de s’installer dans la banalité de ce qui pourrait faire penser à un roman de gare parce que rien n’est pas banal dans cette histoire. Renversé par un camion, le narrateur, qui s’avère être l’écrivain Maudit ( p.42), est soulevé de terre par une folle, « elle dégage une senteur-poubelle qui n’est pas sans rappeler le remugle d’un macchabée » (p.30), qui le porte sur son dos jusqu’à l’hôpital, que cet hôpital est « célèbre pour sa morgue » (p.26), que cette folle se révèle être sa mère, que la folie envahit tout l’espace narratif au point que le lecteur se trouve régulièrement pris à partie, ce qui achève de désorienter son regard :

« Vous pensez que je suis fou ? Ne niez pas ! Je le sais ! Comme je sais que vous êtes en train de me lire tout en me prenant pour un fou, je vais vous prouver que je suis bel et bien fou » (page 36)

L’histoire se déroule à Kinshasa. L’absurde l’a envahi, tout y est dérégulé. 

« O Kin, ex-Kin la belle devenue Kin label-poubelle ou Kin la belle poubelle monde, dans laquelle son Homme se bat (…) O Kin-drama ! Moteur du monde ! O kin-drama ! Lieu de toutes les situations ! Lieu de laideur et de beauté ! Lieu du plaisir et du déplaisir ! Lieu de pureté et d’impureté ! Lieu du loup et de l’agneau ! Lieu hors du commun avec partout des lieux communs sous des fosses communes enfouies dans le cœur de l’ignorance collective. » (p.92)

La violence y est paroxystique, sauvage, le besoin de sexe jamais assouvi, tout espoir d’avenir réduit à néant. Dans un tel univers hors normes, on vit néanmoins, on tombe amoureux, on travaille, on perd son travail, on s’intéresse à la politique, on a vu naitre et mourir Patrice Lumumba, «  le plus grand Homme du monde » (p.83), on analyse la situation politique et sociale avec lucidité : « Dans la gestion des conflits, nous sommes impuissants. La faute à l’impunité. » (p.46)

Parce que Kinshasa est construite au bord du fleuve Congo, immense, puissant, grandiose, magnifique, la ville en est inséparable. Les congolais disent que le fleuve est dans leur ventre, qu’il « est le plus beau fleuve du monde » (p.93) et que son eau les rend forts, qu’elle les identifie en tant que congolais. La gabegie y est aussi affichée, elle parade. La mauvaise foi des multinationales qui privent la RDC des richesses prodigieuses de son sous-sol est ostensible. Elle est abjecte. 

Face à ces situations intolérables, l’écrivain Maudit demande souvent conseil à sa chatte. Il suffit qu’il l’appelle, elle peut répondre (p.43). Elle vit avec lui depuis fort longtemps. Elle a la parole. Elle peut même si besoin confirmer au lecteur ce que dit l’écrivain ! Et comme parfois, on dirait bien que l’écrivain n’est pas le narrateur mais l’auteur d’une histoire qui raconte celle d’un personnage qui n’est pas (toujours) lui, cela pourrait l’aider en effet à y voir un peu plus clair !

Maudit soit-il cultive une écriture de l’inconfort. L’imaginaire onirique de Tomokwabini façonne la représentation qu’il donne de la réalité de la RDC. Sa genèse du « déchet humain » est le fait de sa chatte. Né dans le pipi et le caca, cet être est à la fois un scandale et un personnage de roman. Il a pour famille Madimba Kadima Nzuji, Fiston Mwanza Mujila, Sinzo Aanza, Godefroy Mwanabwato, écrivains contemporains congolais tous présents dans le livre. Fameux auteurs ! Tomokwabini qui l’a fait naître prend même le temps de montrer de quelle façon les mots en produisent d’autres parce que les lettres, les sons, les rythmes qu’ils forment et imposent se fécondent. Il ne s’agit pas d’une écriture automatique au sens où Breton et ses amis la concevaient mais plutôt d’une suite de jeux verbaux qui s’autoengendrent en revendiquant que la folie est intelligente. (p.33). Robert Desnos n’a qu’à bien se tenir parce que Tomokwabini n’a pas choisi de se plier à des contraintes oulipiennes pour écrire ou pour accoucher d’autres mots. Il veut plutôt nous faire croire (ou pas) qu’il est capable de nous offrir une genèse de l’acte d’écrire et, si besoin, de décrire et de raconter.

Parce que le monde dans lequel il vit est un monde absurde, que la Mort y est toujours présente, il revendique l’idée que seule « la poésie peut sauver le monde » (p.27). Pour preuve (non vérifiable), il affirme : « La mort s’est fait oublier le troisième jour car c’est au troisième jour qu’on a créé la littérature. » (p.49). Le « déchet humain » mis au monde n’est en tous cas pas privé d’expression, ni d’esthétique. Nous ne sommes donc pas en enfer.  

Maudit soit-il tente de «  mettre en friction le domaine du langage » (p.106). L’exercice est particulièrement risqué. Tomokwabini  est audacieux… et fou.

Malmenée tout au long des 114 pages de ce livre, je l’ai lu d’une traite. 

Sonia Le Moigne-Euzenot

Visit Us
Follow Me
20
Whatsapp
Tumblr

bière Christian Gombo editions lettres mouchetees langage Roman


Previous Next

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Cancel Laisser un commentaire

  1. Ce livre, j’l’ai lu et je me suis senti obligé de le finir parce que ce genre d’histoire c’est comme de la bière, quand elle est devant vous, elle ne demande que d’être bu ! Et boire c’est boire ! Pas gober, ni déguster, ni téter, encore moins boire en mode perfusion, ce livre demande d’être bu, pardon d’être lu, un point, d’un trait !

    Merci Sonia pour cette critique !

keyboard_arrow_up