Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, Mabrouck Rachedi
Editions Grasset, 2022, 203 pages
Je l’ai dit sur les réseaux sociaux. Je connais Mabrouck Rachedi depuis une dizaine d’années. J’ai publié deux critiques sur les romans Le petit Malik et La petite Malika écrit à quatre mains avec sa sœur Habiba Mahani. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages depuis 2006 entre romans, nouvelles, livres jeunesse, essai…
Les enfants de Fatima organisent un anniversaire original pour cette femme kabyle. La privatisation d’une péniche pour faire un tour sur la Seine avec l’objectif qu’elle puisse enfin voir la Tour Eiffel. Tout cela est raconté par le Petit Malik. Oui, ça vous rappelle quelque chose, un autre roman de Mabrouck Rachedi. Cette traversée va être également une occasion pour le narrateur aux facettes multiples de pouvoir revisiter sa vie, les choix qu’il a faits, celle de ses frères et soeurs et surtout celle de ses parents : Fatima et Mohand. Pour conter cette histoire familiale, Mabrouck Rachedi va extraire le lecteur de sa tranquillité en lui proposant une narration non linéaire parfois polyphonique. Bien au contraire, il invite le lecteur a rentré dans cette famille à des moments différents (1983, 1962, 2005, etc.), en des points de narration très distincts : la Grande Borne, les Tarterêts, Alger, Paris et ses ponts… La ballade « surprise » sur la Seine ne sera pas tranquille.
Il nous est rarement donné d’entrer dans une famille par le bon bout. Dans le monde réel. En terminant la lecture de ce roman, je pense que Mabrouck Rachedi souhaitait rappeler ce fait. Le premier chapitre a pour cadre la Grande Borne, quartier populaire très connu de Grigny en Essonne. Nous sommes dans l’enfance du Petit Malik. L’écrivain nous donne, dans cette première partie de son roman, de saisir le regard de l’enfant qui observe avec admiration son père Mohand. Il le compare avec fascination à Spiderman car cet homme travaille dans le BTP comme ouvrier, souvent sur des échafaudages. C’est un regard tendre sur de grandes blessures de famille, qui questionne la place considérable accordée à l’oncle Yacine. Prenons ce moment qui conditionne le narrateur et qui érige les non-dits en forteresse :
« Pour seule réponse, je reçus une claque. A laquelle mon père ajouta, péremptoire : « la famille, c’est sacré. » La famille était devenue ce coup sec au visage, une douleur décuplée par le feu de la honte. »
Pour faire corps avec un groupe, il n’est pas nécessaire de tout savoir. Il y a des choses plus importantes comme le fait d’exceller à l’école pour faire partie de ceux qui décident. Mohand a été toute sa vie un ouvrier âpre au travail, venu d’Algérie dans les années 50, et qui n’aspirait pour ses enfants qu’ils dépassent sa condition personnelle :
« Un jour ce sera vous les chefs » […] « À l’école, c’était la même chose, il nous fallait être « meilleur que les Français », c’est pourquoi il refusait, autant que sa maîtrise de la langue le lui permettait, de parler avec nous dans nos langues natales, le tamazight et l’arabe. » (p.14).
Plusieurs épisodes de la traversée sur la Seine vont nous permettre d’explorer des temps plus anciens. Celui de la rencontre Fatima et Mohand en Algérie, celui du départ de ce dernier en France, celui de l’attente de sa belle…
L’histoire de Mohand est celui d’un migrant singulier. Celui d’un Algérien à un moment singulier des rapports entre la France et l’Algérie. Il met le doigt sur des périodes violentes liées à la guerre d’Algérie et certaines de ses incidences dramatiques en France. C’est aussi le cheminement de quelqu’un venu d’un bled pauvre pour trouver de meilleures conditions de vie. Mabrouck Rachedi rappelle que ce passé douloureux dont je n’aborde que quelques éléments en surface, n’est pas sans contradiction, sans le désir d’un retour aux sources et de revenir dans cette Algérie. Mais pour Mohand les choses ne sont pas aussi simples. Ses enfants sont français. En Algérie, ce sont des étrangers ou perçus comme tels. Je crois que c’est l’écrivain togolais Kossi Efoui qui dans Solo du revenant dit quelque chose du genre : « celui qui est parti n’est pas attendu » je le paraphrase. Une tentative de retour avortée permet de mesurer la complexité de la posture de l’immigré, le cul entre deux chaises. Le traumatisme que Mohand inflige à ses enfants amènera ces derniers à prendre souche et à trouver la place qui leur convient sur cette terre française où la plupart sont nés.
Je dirai qu’au-delà de ces aspects délicats, dans un roman d’une touchante profondeur, dans une France soumise à des discours de plus en plus extrêmes, le romancier donne de pouvoir saisir l’autre. Mais mon intérêt pour ce roman porte d’abord sur la question du don, de l’amour. Ce roman est un discours sur l’amour qu’on ne sait pas exprimer et qu’on répand avec finesse sur des pages blanches pour mettre des mots sur les silences. De la même manière qu’il y a trop de non-dits dans les questions de fond quand on touche au passé colonial, Mabrouck Rachedi met des mots sur les rapports entre les éléments de « sa » fratrie, sur les histoires de Sofiane l’aîné, dans une phase d’assimilation high-level, celles de Kader le belliqueux, homme d’affaire dans l’âme et énervé de service, ou encore celle de leur soeur Dihya qui sacrifie sa vie pour prendre soin de la mère de tous… Le personnage qui a le plus de mal à s’exprimer, c’est le petit Malik lui-même. Le narrateur est appelé ainsi par sa famille. C’est la figure la plus proche de Mabrouck Rachedi… Il y a cette difficulté à dire, à s’exprimer sur ses sentiments. Il y a une très troublante sensibilité dans ce personnage. Beaucoup de courage aussi pour cet homme qui a renoncé à une vie professionnelle juteuse dans le monde superficiel de la finance pour se plonger dans une carrière d’écrivain qu’il tait néanmoins à sa famille…
« Je tais mon projet d’écriture qui ne susciterait qu’incompréhensions ou moqueries. Ils auraient probablement raison, mes frères et sœurs »
Suis-je sensible à la fragilité de ce personnage parce que justement je perçois intimement le prix à payer ? Le prix du rêve. Le prix de la liberté, la vraie, celle qui autorise de s’extraire d’une matrice. C’est également le prix de la distance nécessaire pour dire, écrire une histoire de famille qui parlera à la deuxième ou à la troisième génération de post-coloniaux. Vous comprendrez en partie mon propos quand vous aurez terminé ce roman. J’ai beaucoup aimé cette belle oeuvre, magnifiquement écrite, qui nous conte la France d’aujourd’hui.
Gangoueus
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