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Le psychanalyste de Brazzaville, Dibakana Mankessi
Editions Les Lettres Mouchetées, 2023
L’idée de départ de ce roman est originale. Poser le cabinet d’un psychanalyste au cœur d’une cour d’hommes et de femmes qui font l’histoire d’un jeune état, la république du Congo. Dans une salle très consultée d’une part, par les européens présents à Brazzaville, et de l’autre par les “évolués”, ces premiers intellectuels congolais, ceux qui donneront une direction à l’histoire de ce pays, se confient au docteur Kaya…
Dibakana Mankessi est un romancier que j’apprécie. J’ai écrit deux critiques sur de précédents ouvrages de cet auteur : la première sur le roman La brève histoire de ma mère (éd. Acoria, 2010) et la seconde Atipo, mon mari, un recueil de nouvelles publié aux éditions La Doxa en 2018. Avant d’aborder son nouveau roman et de partager avec vous mon avis, j’aimerais rappeler que Jean Aimé Dibakana Mouanda (pour l’état civil) est un enseignant en sociologie qui a également écrit des essais sur des figures de l’histoire congolaise : 101 personnalités qui ont marqué les 50 ans du Congo Brazzaville (D-M Consulting), Les plus hautes responsabilités politiques de la république du Congo et d’autres essais en sociologie. Les romans écrits par des sociologues sont généralement savoureux quand ces derniers maîtrisent l’art de la fiction. Ceux qui lisent Sami Tchak me comprendront. Il y a donc un côté Mr Jekyll et Mr Hyde chez l’écrivain congolais. Le sociologue et le romancier. Et l’homme est plutôt bon dans ces deux régistres pour ne pas dire excellent. Je pose les bases de notre discussion. Nous sommes sur une enquête. Les dessous d’un texte abouti. Nous sommes à l’orée des indépendances. Les soleils vont se lever progressivement. Nous sommes sous le régime de l’abbé Fulbert Youlou, premier président du Congo. Le docteur Kaya a ouvert son cabinet dans un contexte particulier. C’est avant tout un médecin au CHU de Brazzaville qui, par un concours de circonstances, va s’intéresser et se former à la psychanalyse et ouvrir cet espace inédit à dans la capitale congolaise. Il tient des notes, des comptes rendus de consultation restitués avec une typographie différente des autres narrations, excepté pour certaines situations. Une autre narration se développe en parallèle des consultations du Dr Kaya, à savoir celle de Masolo, une jeune étudiante, issue d’une famille de privilégiés de la première heure. Des mvouama. Comprenez par là des personnes nanties. Je pense que Dibakana Mankessi use d’un anachronisme, en jouant avec des termes que nous avons utilisés dans les années 80 et 90 (la “mathouse”, le “vieux »). Mais c’est une parenthèse. Masolo est un personnage clé par lequel Dibakana Mankessi raconte l’histoire. Car Masolo veut dire les histoires. Il va jouer tout au long du roman avec les noms de ses personnages, annonçant ainsi leur fonction dans son dispositif de narration, jonglant joyeusement entre les langues congolaises, ce qui signifie aussi quelque chose…
C’est l’histoire du déclassement social d’une jeune congolaise de bonne famille. Dibakana Mankessi l’annonce plus ou moins au début du roman. Seulement, le lecteur, la lectrice ne connaît ni le pourquoi, ni le comment de l’affaire. Et l’écrivain congolais nous ferre ainsi et nous embarque sur les années folles et fondatrices de la violence politique congolaise. Masolo est amoureuse d’un étudiant brillant et ambitieux de la Faculté de droit de Brazzaville. Ibogo. Il vient d’un quartier mal famé : Tiékar ezanga nkombo (littéralement le quartier sans nom, avec un mélange savoureux de verlan français et de lingala). Les parents de Massolo observent d’un très mauvais œil cette relation. Mais il y a le pari sur l’intelligence de leur fille, le sérieux qu’elle porte à ses engagements, et la relativité qu’introduit Yazolé (le deuxième en langue lari), le frère cadet facétieux et aimant qui dédramatise les points de friction soulevés par leurs parents. Dibakana Mankessi s’évertue à décrire les relations attentionnées dans cette famille, l’amour… Que les Trois Glorieuses vont percuter de plein fouet. On est en droit de se demander Trois Glorieuses ? C’est la première réussite de ce roman : la relecture profonde des premières pages de l’histoire d’un pays.
J’ai grandi dans un régime marxiste. Ou, pour être plus précis, j’ai découvert à l’âge de neuf ans ce que peut être une propagande agressive dans une démocratie populaire. Le roman national est très précis et il ne s’encombre pas des formes et emballages qu’on trouverait en Occident pour donner le change. Les Trois Glorieuses sont ces journées d’inserruction populaire qui ont permis de faire tomber le régime de l’abbé Fulbert Youlou considéré, à juste titre, comme étant à la solde du pouvoir néo-colonialiste français. C’est comme cela qu’on nous a inculqué l’histoire à force de répétition. Des écoles ou collèges portent encore les noms des activistes morts durant ce mouvement insurrectionnel. J’ai gardé les termes. L’hymne national congolais de 1969 à 1991 s’est intitulé Les Trois Glorieuses. Imaginez donc le choc que la narration de Dibakana Mankessi peut provoquer au jeune pionnier que je fus, à travers des personnages de Masolo et d’Ibogo vous donne une version plus équilibrée, moins dogmatique de l’histoire. Avec la douleur de celles et ceux qui ont dû se taire devant le récit des vainqueurs… En racontant le déclassement social d’une femme qui va beaucoup perdre pendant la « révolution congolaise », ce sont les mécanismes de survie des uns et des autres en terre congolaise qui se mettent en place, les opportunités que le nouveau pouvoir offre aux plus ambitieux, mais aussi les nombreux règlements de compte qui ont jonché l’histoire du Congo.
Je l’ai dit dans une autre analyse. Dibakana Mankessi sait raconter les femmes. Il sait dire leurs défis, les violences auxquelles elles doivent faire face à un patriarcat triomphant dans les années 60, au Congo. L’histoire de Kama par exemple, une amie de Masolo, marquera plus d’une âme sensible qui osera la lecture. Je suis noué par la perversité et la complexité des rapports humains, en particulier dans le cercle intime de la famille. La bonne littérature vous met au cœur de l’incompréhensible. Masolo, elle, se bat entre différentes figures masculines qui tentent de l’assujettir, de la protéger. Elle tente de survivre. Dibakana Mankessi fait entendre des combats très actuels en nous renvoyant à des pratiques contestables. Toujours en nuance. Avec cette distance par laquelle l’écrivain donne de la puissance à son roman. Masolo cherche sa voie. Une licence en droit ne sert pas à grand chose quand on a perdu ses appuis, sans cooptation. On se retrouve dans des petits boulots comme femme de ménage, qui vous expose à une violence des mvouama que conte bien Dibakana Mankessi sans verser dans le misérabilisme. Masolo se bat et elle va finir par croiser le chemin du psychanalyste… Comme Kettly Mars l’a très bien fait il y a quelques années dans Saisons sauvages (éd. Mercure de France), Dibakana Mankessi met en scène ces rapports de pouvoir, de soumission entre une femme brillante et des hommes « protecteurs » mais le juste mot est « prédateurs » qu’ils fussent enseignant à l’université, directeur des renseignements généraux ou encore un chef de milice ambitieux et diplômé. Massolo compose, tente de survivre…
C’est la pépite de ce roman. Il faut comprendre quelque chose que je trouve culotté. Dibakana Mankessi introduit une cinquantaine de figures historiques congolaises des deux rives du grand et majestueux fleuve Congo qui interagissent avec le psychanalyste de Brazzavile. Il nous partage ses notes. Enfin, ses CR de consultation nous sont confiés. Et cela passe comme une lettre à la poste. Un peu comme lorsque j’ai écouté le roman de Colson Whitehead, Underground railroad sur le thème de la traque d’une esclave. J’ai fini par croire qu’il y avait réellement un réseau ferroviaire souterrain permettant d’exfiltrer les esclaves en fuite du sud des Etats Unis. C’est joliment fait par l’écrivain, mais on se sent un peu stupide d’être tombé dans le panneau. Il n’y a que de très bons romanciers qui, par la qualité de leur travail, autorisent une telle évasion. Pour revenir au Congo, le Dr Kaya est une figure symbolique de la libération de parole. Qui mieux dans un système marxiste que le psychanalyste pour permettre la libération de parole, avoir le point de vue sur l’histoire qui se construit avec eux. Des rencontres du troisième type ont lieu dans ce bureau où tous les puissants viennent parler. En particulier quand Mme Ngo raconte les péripéties de son mari, membre de la confrérie des hommes léopards. Là encore, il y a jeu sur son nom, sur l’histoire des hommes léopards qui se sont manifestés au Congo belge sous la colonisation mais aussi les Anzimba (des hommes amphibies) qui ont marqué durablement la conscience congolaise avec leurs crimes rituels. Le psychanalyste appartient lui aussi à une fraternité, occidentale en l’occurrence, celle des Bâtisseurs comme la désigne Dibakana Mankessi. Les deux mouvements se reconnaissent et se neutralisent. Il faut rassurer la jeune femme ne cherche pas à comprendre les phénomènes paranormaux qu’elle ressent au travers des actions de son mari. C’est simplement jubilatoire, parce que dans le jeu des symboles, Dibakana Mankessi parle, critique, questionne, l’air de rien, ces hommes. Le gotha des années 60 défile là et parle. Cette parole est essentielle pour comprendre les motivations des uns et des autres. Imaginez l’archevêque Théophile Mbemba venir en consultation et le prélat catholique ne résistant pas à l’opportunité de critiquer l’intention et les limites de la psychanalyse dans le traitement des souffrances de l’âme, quand l’aide du Christ est plus concrète, de son point de vue. Ou encore Pascal Lissouba dévoilant sa connaissance de Blaise Pascal pour mieux tester la culture générale de celui qui veut l’amener à confesse.
Il faut comprendre que les années 60 ont été palpitantes au Congo. Elle nous raconte l’origine de la violence politique qui s’exprime par cycle. La guerre froide se déroule à l’insu du naïf psychanalyste dans son bureau. Il faut contrôler les échanges, la parole, le profil psychologique des patients qui passent par là. C’est jouissif. Il y a un peu plus de 450 pages, mais on les lit facilement parce que l’écriture est fluide, maîtrisée. La particularité de cette narration est que des crimes ont réellement eu lieu. L’assassinat du charismatique procureur de la République Lazare Matsocota en 1965 avec deux autres hauts fonctionnaires va introduire des cycles de violence. Pourquoi Lazare Matsocota qui est une des figures historiques la plus présente, la seule qui transgresse le pacte du psychanalyste en entrant en interaction avec Masolo, une de ses anciennes étudiantes en droit, pourquoi est-il assassiné ? En fait, il faut lire ce roman. Peut-être que le congolais que je suis, qui a écouté avec passion les joutes congolaises à la conférence nationale pour la réécrire, peut-être ne suis-je pas objectif. Mais nul n’est besoin de connaître l’histoire politique congolaise pour savourer ce roman. Il y a tellement à dire… Le jeu entre la fiction et le réel est simplement exceptionnel.
Gangoueus
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Votre analyse me donne envie de lire ce livre.
Excellent !
Bonjour Annick, Le texte vaut le détour. Il y a du rythme, de l’intrigue, l’histoire d’un pays, celle de la guerre froide dans les pays chauds,,,
Les trois glorieuses : trois journées d’insurrection populaire