L’HIBISCUS POURPRE de Chimamanda Ngozi Adichie
Editions Anne Carrière 2004
(traduction française de Mona de Pracontal)
L’Hibiscus Pourpre est le premier roman de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, publié en langue anglaise en 2003 alors que l’autrice n’a que 26 ans. Je l’ai lu il y a plus de dix ans, et cette lecture a été un véritable choc pour moi (en fait j’étais même persuadée que ce n’était pas de la fiction, tellement le récit est maîtrisé). Ma relecture toute récente m’a replongée dans la même sidération et la même émotion.
« À la maison la débâcle a commencé lorsque Jaja, mon frère, n’est pas allé communier et que Papa a lancé son gros missel en travers de la pièce et cassé les figurines des étagères en verre. Nous venions de rentrer de l’église. »
Dès l’incipit, le ton est donné : la religion a une place primordiale dans la famille, et la violence paternelle n’a pas de limite.
Dans la famille Achike il y a le père, Eugène, riche propriétaire d’un journal indépendant, homme d’affaires estimé pour sa générosité et pour son courage politique, mais aussi pour sa dévotion envers l’église catholique. Sa maison est grande, sa famille ne manque de rien, l’image donnée à l’extérieur est brillante. Dans l’intimité de la famille, Eugène est d’une absolue rigueur, tout amusement est banni et toute tentative de péché est suivie d’une punition implacable… Mama, la mère, est une femme effacée, sous l’emprise de ce mari puissant. Les deux enfants, Jaja le fils aîné, et Kambili, la jeune adolescente qui est la narratrice du roman, sont sages, obéissants et respectueux envers leur père.
Le récit de Kambili glace le sang quand elle raconte les « punitions » infligées par Eugène aux deux jeunes ou à la mère, en fait ce sont des actes de cruauté mais il n’y a pas de jugement de la part de la jeune fille… Elle ne connaît pas le monde extérieur, elle ne juge jamais son père. Tout ce qui se passe dans l’intimité familiale reste sous silence, le silence et les non-dits ont envahi la famille.
« Je voulais faire la fierté de Papa, réussir aussi bien que lui. J’avais besoin qu’il me serre contre lui et me dise qu’à celui à qui on donne beaucoup, on demande aussi beaucoup. J’avais besoin qu’il me sourie, de ce sourire qui illuminait son visage et réchauffait quelque chose au fond de moi. Mais j’étais deuxième. J’étais souillée par l’échec. »
À l’occasion d’un nouveau coup d’état, la sécurité d’Eugène et de sa famille est menacée, et le père accepte que les enfants quittent provisoirement leur maison d’Enugu pour aller chez leur tante Ifeoma, et c’est le début d’une prise de conscience pour les deux jeunes. Tatie Ifeoma, la soeur d’Eugène, est une professeure d’université, veuve elle élève ses trois enfants avec peu de moyens mais beaucoup de liberté, de discussions, de rires et de musique. Ce séjour permet aussi à Kambili et Jaja de rencontrer leur grand-père Papa-Nnukwu, celui que Eugène leur interdit de voir puisqu’il n’a jamais voulu se convertir au catholicisme…
« À la fin des cinq dizaines, avant le Salve Regina, Tatie Ifeoma pria pour Papa-Nnukwu. Elle demanda à Dieu d’étendre sur lui une main qui guérit, comme il l’avait fait sur la belle-mère de l’apôtre Pierre. Elle demanda à la Sainte vierge de prier pour lui. Elle demanda aux anges de s’occuper de lui.
Mon « Amen » arriva avec un petit temps de retard, une pointe de surprise. Quand Papa priait pour Papa-Nnukwu, il demandait seulement que Dieu le convertisse et le sauve des feux de l’enfer. »
Le séjour à Nsukka est l’occasion de décrire la vie quotidienne d’une famille de la classe moyenne nigériane, dans la période troublée des années 80 avec la corruption, les restrictions, et la violence politique. Toute cette façon de vivre que Kambili et Jaja pensaient dangereuse et pervertie puisqu’ils n’avaient d’autres références que celles imposées par leur père leur ouvre les yeux sur la cruauté paternelle. À leur retour à la maison, Eugène applique ses principes d’éducation en les punissant pour avoir côtoyé Papa-Nnukwu chez leur tante Ifeoma.
« Il baissa la bouilloire dans la baignoire et l’inclina vers mes pieds. Il me versa l’eau brûlante sur les pieds, lentement, comme s’il se livrait à une expérience et voulait voir ce qui se passerait. Il pleurait à présent, les larmes ruisselaient sur son visage. J’aperçus la vapeur humide avant de voir l’eau. Je regardais l’eau sortir de la bouilloire, couler presque au ralenti en arc de cercle jusqu’à mes pieds. La douleur du contact était si pure, si brûlante, que je ne sentis rien pendant une seconde. Et puis je hurlai. »
Je me garderai de dévoiler l’issue de cette histoire, il faut absolument lire ce gros roman écrit de façon magistrale par Chimamanda Ngozi adichie, écrivaine majeure de la littérature nigériane – L’Autre Moitié du Soleil est un magnifique livre sur la guerre du Biafra – et de la cause féministe pour laquelle elle a produit des essais très pertinents.
L’Hibiscus Pourpre est intéressant à double titre, à mon avis ; il dresse un tableau du Nigéria contemporain post-colonial où la très grande richesse côtoie la classe moyenne qui se débrouille, où la dictature politique se gagne à renfort de coups d’états et de guerres civiles, où la religion catholique s’est implantée à la place des religions traditionnelles ( et on ne peut pas ne pas penser au roman Le Monde s’effondre de Chinua Achebe, écrivain inspirant de Chimamanda Ngozi Adichie )… Tout cela dit par une jeune adolescente qui décrit ce monde tel qu’elle le voit. L’autre lecture, c’est l’histoire de la famille de Kambili, unie dans l’amour de Dieu, dans ses silences, sous l’emprise totale du père qui dirige, régit, punit, tabasse… Et là, c’est l’histoire universelle des violences faites aux femmes et aux enfants, quelque soit le lieu et quelque soit la religion.
Chef-d’oeuvre selon moi, ce livre est un de mes préférés de toutes mes lectures, tant pour la forme que pour le fond.
Françoise Hervé
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