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L’Art de se faire l’amour 

Une tribune de l'écrivain Sulaiman Addonia

Une tribune de l'écrivain Sulaiman Addonia

L’Art de se faire l’amour 
Une tribune de Sulaiman Addonia (1)  

Sulaiman Addonia est un romancier érythréen-éthiopien-britannique. Son premier roman, The Consequences of Love, sélectionné pour le Commonwealth Writers’ Prize, a été traduit dans plus de 20 langues (Les Amants de la mer Rouge – Flammarion). Silence is My Mother Tongue, son deuxième roman, a été sélectionné pour le prix Orwell de la fiction politique 2019 et a été finaliste des prix Firecracker Awards 2021 de la fiction et du prix littéraire Lambda 2021. Son troisième roman, The Seers, sera publié en 2023 par Canongate UK & Graywolf USA. Il vit actuellement à Bruxelles où il a lancé une académie d’écriture créative pour les réfugiés et les demandeurs d’asile, et le Festival littéraire d’Asmara-Addis (En exil). Il est chroniqueur pour de Standaard, un journal belge.

Beaucoup d’écrivains et artistes, surtout ceux qui créent dans une isolation pouvant durer des mois sinon des années, ont un outil à leur disposition dont on ne parle pas souvent : se faire l’amour. 

Il ne s’agit pas d’onanisme. Appeler l’acte de se donner du plaisir “masturbation”  réduit nos rencontres avec nos corps à un moment fugace. Telle une récompense qui garderait la faim au loin, en attendant l’arrivée d’un.e amant.e. Cependant, lorsque l’intimité avec soi est faite de passion, elle peut être d’une toute autre importance.   

Je l’admets, ce sont mes échecs répétés à établir des relations romantiques fructueuses dans ma vingtaine qui m’ont conduit vers la quête d’un langage d’amour entier avec moi-même. Le pouvoir de l’art et de la littérature m’ont donné le courage et l’audace d’élever l’acte de se faire l’amour au même niveau que celui de le faire avec  d’autres.  

Mes pensées dérivent vers cette soirée non-loin de Holborn stationi dans les années 90. Une amante que j’avais commencée à fréquenter récemment avait décidé de me quitter, citant une incompatibilité sexuelle. 

Je n’ai pas essayé de la persuader de rester ou de prétendre qu’elle n’aurait pas pu savoir comment j’étais dans le court laps de temps passé ensemble. On ne peut jamais être à la hauteur d’une image de l’amant.e idéal.e concoctée dans l’esprit de l’autre. On se sent impuissant.e dans ces situations, malgré que nos vrais pouvoirs en tant qu’amant.e puissent résider ailleurs. 

Ce n’était pas la première fois qu’une relation fut de courte durée, alors ce soir-là j’ai décidé de ne plus en avoir. Je me suis plutôt plongé dans mes études et dans le monde des livres et des arts. 

Plus je faisais de pas vers et dans la solitude, plus je m’apparaissais comme lumineux.  Mon imagination était une lampe torche éclairant un monde sombre. Dans ces moments de désir d’être touché, mon corps m’apparaissait plus clairement qu’auparavant, je ne savais pourtant pas toujours quoi en faire. 

J’ai aspiré à une rencontre avec moi-même qui soit aussi complexe, riche, multidimensionnelle, pleine de mystère, de rêve – que les rencontres avec les œuvres d’art, dont celles de Salvador Dali. Des tableaux qui nous poussent à passer des moments langoureux avec nous-même, qui nous invitent à réimaginer nos rapports à nos propres corps.
Je ne pouvais cependant extraire du mien la passion à laquelle ces artistes m’ont averti. Mes mains n’avaient pas la richesse de leurs coups de pinceaux contre leurs toiles. Plus je me révélais à mes yeux, plus on me rappelait les limites de mon corps. 

J’ai recommencé à faire des rencontres après une longue période d’abstinence. Un soir, alors que mon rencard et moi marchions sur Bayswater Road le long de Hyde Park après quelques verres, nous avons amené notre échange à un niveau plus profond. Dévoilant des endroits en nous-même tandis que la nuit se déroulait devant nous. Son parfum a conquis Londres ce soir d’été, son cou était comme le point de départ du vent de toute la ville. Elle a extrait le poète en moi. Chaque fois que je levais ma tête vers elle, c’était comme si des rideaux faits des poèmes de Nizar Qabbani flottaient devant mes yeux, me donnant un regard romantique  sur elle et  sur le monde. 

J’ai trouvé l’intimité en me rapprochant d’elle, en l’écoutant parler, les histoires qu’elle racontait, son rire qui trouvait écho dans mon torse, sa respiration qui ajoutait un vocabulaire nuancé à mon silence. Dans cette proximité, j’ai senti que j’avais abandonné mes inhibitions, et comme la demi-lune fugace entre les nuages nocturnes de Londres, je brillais en partie.   

A ce moment-là, il aurait dû m’apparaître que ma conception de l’amour avait été ré-imaginée durant mes années de célibat, avec l’art comme compagnon. Que j’avais appris un nouveau langage d’amour venant des films que j’avais regardés, les peintures étudiées, les poèmes lus. Les peines de cœur et l’art ont joint leurs forces pour me mener à suivre une interprétation avant-gardiste du plaisir de soi. 

Mon torse gonflait d’une passion qui menaçait de noyer ceux dont je tombais amoureux. Mon intention n’était pas de submerger, je me suis alors à nouveau retiré dans mon monde. Cependant, cette fois-ci, plus je passais du temps avec moi-même, plus je dépassais mes doutes. Comme si la persévérance était devenue une armure dans mon voyage intérieur. J’y ai rencontré plusieurs aspects cachés de ma personne. Il s’agissait de donner un lieu de vie à tous mes fragments. C’est un labeur qui prendra du temps, et ce, jusqu’à ce jour.   

Le travail a commencé en ces jours à Londres où j’ai saisi pour la première fois que je n’étais qu’une possibilité parmi tant d’autres êtres, alternant les formes et couleurs des passions. J’ai ainsi découvert, en acceptant l’invitation des artistes à explorer, que mes désirs étaient aussi fragmentés que ma personne. J’ai donné de la liberté à mon imagination, à des idées folles, à une quête sans filtre pour un amour qui commençait à sembler libre et spontané. Je pouvais jouer un moment sans scandaliser quiconque. 

Se faire l’amour n’est pas seulement physique. Il s’agit de construire une relation émotionnelle avec soi, avec son esprit et son âme. Il s’agit de raviver son côté spirituel, de donner le pouvoir aux yeux de se régaler à la vue de sa peau, d’étudier les contours de son corps, et de se donner la même attention que l’on accorde aux amant.e.s (jusque dans les détails).  

Un geste aussi simple que de nourrir les veines de son cou d’un parfum sombre et sensuel avant une marche nocturne peut amener la poésie à vos pores.  

Il est rare que les relations avec les autres puissent nous permettre de révéler notre corps et notre imagination en même temps. Soit par peur, par honte ou par timidité, nous retenons les meilleurs aspects de nos désirs enfouis. Intacts, invisibles, non-communiqués, nos fantasmes pourrissent en nous comme des fruits interdits. Faisant de nous les porteurs d’un cimetière de nos désirs dans notre chair. 

Mais avec vous-même, vous pouvez être créatifs, sensuels, courageux, imaginatifs, expérimenter avec l’avantage qu’il n’y aura personne à persuader ou ses limites à prendre en compte. Cependant, l’auto-censure au sujet du rapport sexuel, amassée à travers l’éducation, la société et la culture, représente un cocktail de puissants obstacles sur le chemin de la jouissance de soi. Ces moments amoureux de nos corps, comme nous le sommes des autres, dépendent alors de notre libération de nos peurs et nos tabous. L’écriture, l’art et la littérature m’ont permis de me voir tel que je suis. 

Les discussions avec des amis et confrères écrivains ici à Bruxelles et à l’étranger, m’ont fait comprendre que je n’étais pas seul. La solitude et l’art nous ont habilités à reconstruire nos propres idées sur l’amour, luttant avec les visions de nos sociétés sur le désir. Parmi eux, je peux confortablement dire que je trouve le plaisir et la sensualité dans les choses surprenantes. Je sens comme érotiques des nuits entières de conversations. Se  lire un poème à soi ou à un.e amant.e est une façon de faire l’amour. La satisfaction peut être atteinte dans une intimité silencieuse. Il y a des jours où le sexe existe dans un détail aussi  infime que de jouer avec une mèche des cheveux de l’amant.e. Aussi coloré que notre peau nue émergeant de la couverture du crépuscule, à notre regard séduisant. 

Le langage de se faire l’amour est un appel subversif. Redessiner notre rapport à nous-même  incite un peu plus à accepter une nouvelle approche des autres. En donnant de la place à nos aspects tendres dans les rapports à soi, nous apprenons que ceux avec d’autres peuvent être tout aussi variés et imaginatifs. En fin de compte, à travers la conscience de notre liberté , en comprenant que l’art de se faire l’amour est d’aimer dans tous ces fragments, nous pouvons renforcer notre capacité à être libres avec les autres. Leur accordant également la liberté qu’ils méritent. Ceci est un manifeste, enraciné dans la solitude, dans l’art et la littérature que nous avons besoin de répandre dans un monde qui cherche à nous définir et à nous confiner à une idée unique de l’amour et du sexe. 

Un texte de Sulaiman Addonia initialement publié en néerlandais dans le journal Standaard, traduit  de l’anglais par Loza Seleshie

(1) Article original : https://www.standaard.be/cnt/dmf20210527_96302137
Version anglaise : https://brittlepaper.com/2021/05/the-art-of-making-love-to-yourself-sulaiman-addonia-essay/
Copyright photo Sulaiman Addonia / Hugues Makaba Ntoto

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