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La porte du voyage sans retour - David Diop (2021)

« J’ai fait ce voyage au Sénégal pour découvrir des plantes et j’y ai rencontré des hommes. » (p.53)

« J’ai fait ce voyage au Sénégal pour découvrir des plantes et j’y ai rencontré des hommes. » (p.53)

David Diop
La porte du voyage sans retour (éd. Seuil)

David DIOP
La porte du voyage sans retour
2021, Seuil

Le pèlerin du Sénégal.
« J’ai fait ce voyage au Sénégal pour découvrir des plantes et j’y ai rencontré des hommes. » (p.53)

Frères d’âme, le précédent roman de David Diop, avait déjà su interroger ce que la fiction pouvait dire de la vérité des faits, de celle des émotions, de celle des ressentis. Dans ce troisième roman, La porte du voyage sans retour, David Diop déploie ses qualités de conteur. Il en fait même parade.

Nous sommes au XVIII° siècle, une vingtaine d’années avant la Révolution française. Un botaniste, Michel Adanson, se consacre totalement à son projet : publier son Orbe universel, chef d’œuvre encyclopédique en cent-vingt volumes.

« J’étais absorbé par les descriptions, que je désirais précises et que j’accompagnais de dessins dans la perspective de les faire graver pour mon encyclopédie, mon Orbe universel » (p.225)

C’est à ce même souci du détail, ce même soin apporté à tel trait d’un animal, d’un végétal ou d’un humain, la même minutie employée pour décrire, que le narrateur de cette histoire s’astreint tout au long de ce roman. Le récit est dense, chaque étape particulièrement fouillée au point qu’il serait vraiment dommage de ne pas laisser au lecteur à-venir le plaisir de se laisser emporter par cette histoire pleine de rebondissements, de découvertes, de paysages, de rencontres improbables, aussi singulières que précieuses. Le récit est haletant.

Disons minimalement que La porte du voyage sans retour raconte le périple que Michel Adanson parcourt au Sénégal pour étudier la végétation locale et, parce que ce fait paraît invraisemblable, retrouver Maram Seck, jeune-fille qui se cache « à Ben, un village du Cap-Verd [D.Diop écrit « Cap-verd »] situé non loin de l’île de Gorée » (p.64). Celle qu’on nomme la « revenante » serait rentrée d’Amérique après sa déportation comme esclave !

Wilfried N’Sondé écrit Un océan, deux mers, trois continents en 2018. Nous sommes à la fin du XVI° siècle. Un  jeune prêtre Nsaku Ne Vunda parcourt trois continents pour y faire l’amère expérience de la cruauté des trafiquants d’esclaves. Le XVIII° siècle a récemment inspiré Emmanuel Dongala qui a fait la lumière en 2019 sur le violoniste Rodolphe Kreutser dans La sonate de Bridgetower, voleur de la musique de George Bridgetower. Lui et son père ont dû affronter des préjugés racistes à leur égard parce qu’ils sont noirs. Ce retour narratif vers ces périodes marquées par l’abjection des attitudes envers les noirs (Maram Seck est vendue pour un fusil à un colon blanc) a aussi beaucoup intéressé Hemley Boum dans son très beau Les maquisards en 2016. Elle aussi fait revivre ces hommes et ces femmes qui depuis la fin de la deuxième guerre mondiale se sont battus pour obtenir le droit de disposer d’eux-mêmes. On suit Mpodol, Muulé, Amos, Likak. Cet ancrage temporel  est sans doute significatif du besoin d’Histoire, besoin que nous partageons, mais ces écrivains affichent tous la nécessité de l’incarner. Le choix de David Diop est de favoriser les confrontations autant que les rencontres entre les personnes et observer ce qui s’y passe, ce qui s’y joue. Michel Adanson est blanc, il part à la rencontre de noirs, qu’il appelle Nègres, XVIII° siècle oblige.

Ses personnages vont se croiser, s’observer, se parler. Le conteur imagine donc les situations qui favorisent ces rencontres. De ce point de vue, la structure narrative de La porte du voyage sans retour n’a rien de nouveau. En emboitant les récits, il délègue sa parole à un premier narrateur qui installe Aglaé, la fille de Michel Adanson dans un milieu social universitaire plutôt privilégié. Celle-ci trouve les cahiers de son père, récemment décédé. S’ouvre alors un récit à la première personne où le biologiste, « le pèlerin du Sénégal », raconte  sa rencontre avec Maram. Il emboite à son tour son récit dans celui que Maram lui a fait de ses « aventures ». Le récit entre les mains d’Aglaé est écrit, celui de Maram a d’abord été entendu par Michel Adanson qui s’appuie sur sa mémoire pour raconter à son tour. Ces procédés de mise en abyme sont régulièrement ponctués de formules qui visent à suspendre la narration et à souligner l’intensité des évènements qui vont suivre. Ces prolepses sont nombreuses, elles peuvent paraître trop littérairement datées et inutiles. Aglaé pourrait-elle ne pas lire jusqu’au bout, ou avec suffisamment d’attention ce legs de son père ? Serait-elle trop étonnée de ce qu’elle découvre de lui, qu’elle connaît taiseux, peu affable en société et qui se révèle si loquace à l’écrit, si perméable aux relations humaines ? À moins qu’il s’agisse pour l’auteur de reprendre les procédés bien connus des récits oralisés ? Il donne ainsi la part belle au narrateur qui, lui, a vécu la totalité des évènements rapportés. Il s’agit en effet de découvrir un personnage curieux, très ouvert, très perméable à une culture qui n’est pas la sienne. De fait, D. Diop favorise l’imaginaire de son lecteur, de son auditoire, tant son écriture évoque, montre, transporte, l’installe dans un paysage au point d’en suggérer les odeurs, d’en peindre les couleurs. Sa description de la mort atroce de l’ignoble Baba Seck dévoré par un boa géant (p.183) est magistrale.

Il n’empêche que ce scientifique empèse parfois sa phrase d’une syntaxe qui rappelle davantage celle d’un auteur du XIX° siècle…Sans doute  par souci de précision…L’homme est rigoureux, extrêmement droit dans ses convictions profondes au point d’être très exigeant envers lui-même. Il écrit :

« Il est vrai aussi que Maram ne m’a pas précisément raconté son histoire comme je te la donne à lire. Mais plus j’écris, plus je deviens écrivain. S’il m’arrive d’imaginer ce qui lui est arrivé quand j’ai oublié ce qu’elle m’a dit précisément, ce n’est pas pour autant un mensonge. Car il me semble juste de penser désormais que seule la fiction, le roman d’une vie, peut donner un véritable aperçu de sa réalité profonde, de sa complexité, éclairant ses opacités, en grande partie indiscernables par la personne même qui l’a vécue. » (p.158)

Le tour de force de David Diop est de jalonner son récit de réflexions particulièrement bienvenues au XVIII° siècle et qui le restent au XXI°. Il n’assène aucune leçon, la rencontre avec autrui modèle ses réactions toujours d’abord empreintes de respect. Dès son arrivée, à Saint Louis du Sénégal, par exemple, il a vingt-trois ans et affirme l’absurdité de la hiérarchisation des cultures (p.55) en fustigeant l’attitude des colons. En apprenant très vite le wolof, il en mesure la richesse au point de dire  que connaître la langue de celui ou de celle avec qui on échange est indispensable au partage des savoirs, mais aussi que «  chaque langue produit une façon de rire particulière » (p.139). Maram, elle-même s’amuse du français et parle d’une langue d’oiseau. Cartésien, il se trouve confronté à des croyances qu’il nomme «  prétendues forces occultes » (p.89) mais ajoute qu’il ne les trouve pas absurdes. Mieux, il y voit une manière de protéger la nature, les arbres notamment, les ébéniers, les dattiers et de ne pas faire de l’homme le centre de l’univers. Ce qui ne fait pas de Michel Adanson, un être irréprochable. Il avoue :

« Et, prisonnier de ma quête de reconnaissance et de gloire, institué par mes pairs spécialistes de tout ce qui avait trait au Sénégal, j’ai publié une notice, destiné au Bureau des Colonies, sur les avantages du commerce des esclaves pour la Concession du Sénégal à Gorée.

J’ai subodoré, j’ai argumenté, j’ai aligné des chiffres favorables à ce trafic infâme contre mes convictions désormais profondément cachées, enfouies dans mon âme. » (p.237)

Comme dans son roman précédent, l’auteur nourrit abondamment son récit de références cultuelles, mystiques qui donne à son texte une richesse d’expression qui l’éloigne certes de ce que la raison appelle réalité mais qui contribue à amplifier la perception qu’il donne du monde.

« J’avais vingt-six ans et j’avais foi dans la philosophie de mon siècle. Pour moi, ce que Maram nommait faru rab en wolof n’était qu’une chimère » (p.174)

Aglaé découvre un monde qu’elle ignore. Le vertige peut la prendre parce que la force des éléments que les cahiers légués par son père lui révèlent est vraiment troublante, les rencontres avec Maram, ou son ami Ndiak sont exceptionnelles.

« Je ne partageais pas les croyances de Maram, que je jugeais superstitieuses, mais j’aurais volontiers partagé ma vie avec elle » (p.177)

Sonia Le Moigne-Euzenot

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