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Ainsi pleurent nos hommes - Dominique Célis (2022)
“Lawurensiya. La famille. Pulvérisée par leur orgasme. Lawurensiya, une question me maltraite. Si jouir, c’est être touché dans l’être, chez eux, le plus intime, ça correspond à quoi?” (p.25)
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in Roman, Rwanda, Sonia Le Moigne Euzenot on 13 août 2023 0 Comments
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Ainsi pleurent nos hommes, Dominique Celis
Editions Philippe Rey, 2022

          Nous sommes au Rwanda, à Kigali, en janvier 2018, 25 ans après le massacre des Tutsis. Erika écrit presque tous les jours à Lawurensiya, sa soeur. Elle lui parle de son histoire d’amour avec Vincent. Elle lui parle de la passion qui les brûle, de la jouissance de leur corps qui les transporte. Les mots d’Érika sont ceux d’une femme pleinement amoureuse, pleinement épanouie sensuellement, sexuellement ; les mots d’une femme du XXI° siècle, libre et indépendante.

« Jusqu’à ce soir d’il y a deux ans où il a déserté mon corps. Sans rien verbaliser. » (p.12)

Le livre de Dominique Célis est publié en 2022 aux éditions Philippe Rey. Il raconte le fracas éprouvé par Érika privée de Vincent, au bord de « l’implosion » (p .140), son incapacité à se reconstruire, son besoin d’écrire pour espérer ne pas s’effondrer. Ce livre raconte aussi (surtout ?) d’autres corps, les corps de ceux qui ont été mutilés en 1994. En 2018, les personnages de ce roman sont dans l’incapacité de se départir des corps broyés de leur famille, de leurs amis, de leurs voisins massacrés lors du génocide des Tutsis. Les suppliciés n’occupent pas le passé des personnages de ce roman, leur abominable souffrance fait partie de leur présent, elle construit leur identité, physiquement, intellectuellement, philosophiquement. Cette jeune génération avide d’échanges, du besoin de voyager, porteuse du besoin de confronter des points de vue, ne peut pas respirer sans souffrir, ne peut pas aimer sans accoupler passé et présent. Les phrases sont courtes, amputées, haletantes. Sur la page, les lignes s’additionnent sans prendre le temps de s’aligner sur la marge. Plusieurs lettres d’Érika commencent par « Lawurensiya, si tu meurs, je te tue ! ». Injonction absurde. Injonction intensément douloureuse. L’écriture de Dominique Célis est magistrale :

« Nos ventres se sont embrasés. À force de les frotter, d’encastrer nos chairs,
On a desquamé nos peaux.
De lamelles à lambeaux,
Atteint les muqueuses,
Plaies suintantes,
Caïn.
Vincent a eu peur,
Du raz-de-marée de ses sentiments. De mes émotions.
De sa propulsion vers,
L’arrière,
Hier. La Destruction.
Vincent,
À nouveau naufragé,
Du ressac,
Du retour implacable des vagues sur elles-mêmes-aimer,
De leur fracas contre un obstacle- la terreur de la perte ou de la dépossession de l’Aimée. » (p.79)

          Lorsqu’Érika prend le temps de raconter, les paragraphes s’allongent, les épisodes ont davantage de consistance mais on sent toujours ce besoin insatiable de dire, ce choix inapaisé d’écrire. Comment pourrait-il en être autrement ? On croise Gaspard. Or Gaspard est « l’homme à l’origine de l’assassinat de la famille de Vincent » (p.143). En 2018, il est encore forcément temps de le prouver. Et de rendre justice ?

          Érika revient elle aussi, sur les lieux de son enfance, de son « éden » (p.160), de ces lieux où vivait sa famille, ses tatas, assassinées. Elle ne peut occulter le récit de leur massacre qu’elle partage dans sa lettre du samedi 20 janvier 2018. Lors de son enquête sur place, elle découvre l’insoupçonnable : Sœur Agatha a été complice ! Elle s’entend dire par un pénitent.

« nous devons accepter nos épreuves et encourager à renoncer aux accusations » (p.173)

            Est-ce audible ?
En 2018, on peut croiser des génocidaires libérés. Comment échapper à la colère ? Comment survivre ? Érika décrit la Colonelle dont elle apprécie la générosité, la rage :

« Une femme très soignée. Visible. Elle veut l’être. Elle cherche à l’être. Sa revanche de rescapée. Violée. Esclave sexuelle. Seins mutilés (une note précise : expression rwandaise signifiant qu’une mère a perdu ses enfants.) Elle n’a pas dénoncé tous ses bourreaux. Par honte. Par humiliation. L’un d’eux était son beau-frère. Aujourd’hui, un responsable public. Elle le voit à la télé. Elle l’entend à la radio. » (p.205)

          Le titre de ce roman : Ainsi pleurent nos hommes est magnifique parce qu’il est bouleversant.

         Les phrases « ainsi pleurent nos hommes » (p.214 notamment) ou encore « ainsi sont nos hommes » (p.271) se veulent au présent. Cette manière de nommer « nos hommes » est surprenante : d’abord parce que les hommes ne sont pas souvent désignés comme victimes, ensuite parce que ce possessif pluriel tend précisément à faire évoluer leur statut, tend à les placer aux côtés des femmes. Nos hommes pleurent, et ce sont les femmes qui le disent. Quant au choix du présent, il ne s’agit sûrement pas d’un présent de vérité générale parce qu’il découle de faits qui ont bouleversé ces hommes, parce qu’il découle de faits qui les ont fracassés. Une expression revient souvent dans ce roman : elle souligne combien l’insécurité des femmes leur est insupportable. Comme ces hommes doivent souffrir de ne pas pouvoir toujours être aussi forts qu’il le faudrait ! Lorsqu’Érika se rend près du lac Kivu pour rencontrer les mamies, la Grand-Tante et sa copine, elle écrit :

« La Grand-Tante s’est inclinée vers moi.
Une larme, une seule Lawurensiya, a coulé.
Ma fille, quels fils respectueux se présenteraient devant leur mère après l’avoir vue battue et violée par sa colline ? » (p.191)

          Le livre de Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants dispersés, publié en 2019 aux éditions Autrement choisit aussi l’échange verbal pour tenter de parler du génocide et de la permanence de son souvenir. Plusieurs personnages au Rwanda et en France se racontent en s’adressant à un destinataire. Ces deux livres partagent la même évidence, le refus de la haine. Beata Umubyeyi Mairesse croit en la valeur des mots, ceux qui ont été transmis par les anciens mais aussi ceux issus du métissage. Elle voudrait retisser des liens entre tous les rwandais en entrelaçant les fils que la richesse du kinyarwanda offre dans les échanges.

« Nous sommes le collier arc-en-ciel qui magnifie le cou d’une femme qui a trop longtemps été seule face à un monde monochrome, nous sommes le petit vent qui soulève délicatement le couvercle du chagrin. » Tous tes enfants dispersés, p.243.

          Dominique Célis expose des corps blessés et sensuels, des corps meurtris et passionnés dont l’avenir repose sur le refus d’oublier et l’acharnement à vivre. Elle s’arcboute sur des personnages saisissants d’humanité, tellement fragiles et forts à la fois. Manzi, le sportif dit :

« – Érika, mes sœurs. Si dans leur vie elles avaient fait cinq minutes de sport, elles auraient pu se hisser par la lucarne. Il y avait des sortes de crampons aux murs. J’étais sur le toit. Malgré leur corpulence, j’aurais pu les soulever. » (p.185)

          Dans sa dernière lettre publiée, Érika écrit :

« Kigali, lundi 31 décembre 2018
Je me souviens de la bouffée déchirante de gratitude dans mes entrailles pour l’enseignement de ce pays infernal : on survit à l’agonie des siens, à la violence de leur absence parce que la vie n’en a cure de la mort et se suffit à elle-même. » (p.274)

Sonia Le Moigne-Euzenot

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