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Se plonger dans les imaginaires d'afrodescendants et des continents noirs

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Confluences - Fosseni Tanko Bana-Korodji, 2024

Prix Jean Pliya de la Fiction – Grand Prix littéraire du Bénin 2024

Fousséni Tanko Bana-Korodji, Confluences
roman, Légende éditions, 2024, 156 pages,
Prix Jean Pliya de la Fiction – Grand Prix littéraire du Bénin 2024

Cher Gangoueus, 

Il m’importe de t’entretenir de cette œuvre dont j’eus le privilège de lire le manuscrit initial bien avant sa parution. Mon implication éditoriale, en tant que directeur de la collection au sein de laquelle Confluences a vu le jour chez Légende Éditions, confère à cette lecture une résonance particulière. L’émotion que suscite la distinction toute récente de ce roman par le Prix Jean Pliya de la Fiction – Grand Prix Littéraire du Bénin 2024, a nourri la présente note de lecture, que je me suis permis de réviser pour en épouser l’importance circonstancielle.

Ce roman, d’une richesse formelle et thématique remarquable, se déploie comme une polyphonie narrative en tension, tressant les fils de la douleur intime, des pesanteurs sociales et des survivances culturelles du Bénin contemporain. Polyphonique, fragmentaire, audacieusement hybride, Confluences expose les limites de la féminité dans un contexte sociétal normatif et met en scène les figures marginales confrontées à l’ordre institué. Trois axes structurent mon analyse critique : la polyphonie narrative comme miroir des conflits de discours, l’hybridité générique au service d’une esthétique du tragique, et enfin, la thématique de la maternité dans une société modelée par les injonctions de genre.

POLYPHONIE NARRATIVE, HYBRIDITÉ DES GENRES ET CONFLITS DES DISCOURS

J’ai lu un roman à vocation philosophique qui apostrophe, scripturalement, la même polyphonie que celle dans Fleur du désert de Jérôme Carlos. La complexité de la stratégie narrative invoque un Dostoïevski dans Les Démons où le récit embraie un choc des subjectivités par l’idéologie distincte portée par chaque personnage : monologue intérieur de Mayila qui reflète sa fracture psychologique infligée par sa stérilité et la violence sociale qu’elle a subie, le contre-lecture du réel que donnent les dialogues et paraboles philosophiques de Zoulzoulma le fou, le pragmatisme dans le discours de Nadoulaye, meilleure amie de Mayila – scènes du marché – et son officialité chez les institutions publique comme royale. Puis, vient l’hybridité des genres et des registres où Tanko enchevêtre tragédie (Destin de Mayila, mort du fou, condamnation), conte oral (récits de Garam-garam, kyrielle de proverbes), essai philosophique à la Voltaire (digressions de Zoulzoulma sur la folie) et satire sociale et judiciaire (scènes du tribunal, critique des percepteurs d’impôts). 

J’ai lu un roman qui interroge les relations intersectées entre destin individuel et normes sociales au Bénin à travers une narration fragmentée et des personnages aux trajectoires tragiques. Un roman où le dialogisme et les conflits de discours selon Bakhtine, – qui définit la polyphonie comme coexistence de discours antagoniques – allient le traditionnel, le juridique et le marginal comme discours s’affrontant quand l’on croise les rites de Garam-garam, la rhétorique du juge lors du procès de Mayila et Zoulzoulma, archétype des fous et des femmes exclues de la société. Ce dialogisme dépasse une simple alternance de points de vue. Il structure l’éthique du roman : aucune voix n’est surplombante. Aucun discours ne l’emporte définitivement sur l’autre. La lucidité de Zoulzoulma ne fait guère ombrage au désespoir silencieux de Nadoulaye et les paroles du juge n’annulent pas la logique intérieure de Mayila, qui confesse son crime avec une sincérité tragique. La justice dit le droit, Mayila dit la vérité de sa douleur. Les deux ne se rejoignent pas, mais coexistent. Chacune de ces voix est légitimée dans son contexte propre. Le roman ne désigne donc pas un coupable absolu ou une victime pure. Il présente plutôt, sans les résoudre, les trajectoires, les discours en tension, les dilemmes moraux. Mayila est-elle un monstre pour avoir tué Zoulzoulma ? Ou une victime d’une société qui l’a dépossédée de son droit à exister comme femme ? Zoulzoulma est-il fou ou lucide ? Une victime ou un bourreau ? Le roman ne tranche pas. Nadoulaye aide Mayila, mais jusqu’où va la solidarité d’une amie ? Et que devient Kristiane, enfant recueillie puis abandonnée ? Un refus de conclusion morale autoritaire qui fait du roman un espace éthique ouvert, où le lecteur est contraint d’assumer sa propre interprétation. 

Le lecteur avisé réalise donc que la polyphonie ici, où plusieurs voix hétéro, homo, inter et intradiégétique s’expriment, n’est pas un artifice littéraire, mais une technique par laquelle l’auteur rend compte d’un monde dissonant où les discours hégémoniques (juridique, patriarcal, religieux) s’opposent aux voix marginales ou subalternes (folles, stériles, pauvres). La fragmentation narrative décentre et délinéarise le récit par un jeu d’analepse-prolepse entre la prison, les souvenirs de Mayila et les légendes villageoises pour, in fine, se parachever sur des fins ouvertes où aucune résolution ne clôt les conflits. Le roman épouse donc la forme même du traumatisme en cela qu’on note une mémoire lacunaire, une discontinuité du temps et une impossibilité de résolution ; une esthétique au service d’une narration du déracinement au plan triptyque : social, psychique et identitaire. 

À la page 19, le lecteur découvre d’abord l’héroïne par la phrase incipitaire suivante : « Prison civile de la capitale. Cellule 89, occupant : Mayila AZALI, matricule 309 et condamnée le 12 juin 1999 à perpétuité. » avant d’entrer dans le ventre mou du texte qui relate les raisons de son incarcération ; ventre mou où également des enchâssements construisent un puzzle narratif exquis organisant le suspens. Les scènes de foule ajoutent par ailleurs à l’intrigue une choralité tragique en cela que l’assemblée des femmes de Garam-garam, face au roi (Chapitre III-3), cristallise une résonance de contre-pouvoir, et les réactions anonymes de la foule avant et pendant le procès (« Le jugement de l’affaire qui avait fait la Une… ») p.27, (« La salle retint son souffle ») p.30, (« Un lourd silence s’abattit sur la salle, et tout le monde, y compris le juge, baissa la tête. ») p.35 rappellent les chœurs de tragédie grecque (Antigone), tout en évoquant chez les personnages une circularité du destin, comme chez Dongala dans Johnny chien méchant, où le temps mythique africain défie la linéarité occidentale.

L’INTRIGUE

Confluences, pour que tu comprennes mieux, est l’histoire de Mayila Azali, une femme de 43 ans originaire de Garam-garam, un village où les femmes ont un pouvoir inhabituel, – matriarchie – (« À Garm-garam tout était conjugué au plus-que-parfait féminin »), où la maternité ou la procréation, comme ancré dans l’imaginaire culturel africain, définissent la valeur de l’Homme. Le récit de sa naissance relève des plus beaux enchâssements dans l’architecture narratologique du roman. Mayila est la fille de l’homme-allégorie de la mort de la phallocratie, – même si c’est temporaire : Gassila. Celui-ci, originaire d’un village traditionnel du nom de Waroukoum et fils aîné d’une famille nombreuse, il subit la pression d’être un modèle pour ses frères cadets quant au fait de mettre une descendance au monde. N’arrivant pas à se marier, on lui trouve une « une fille derrière le fleuve » à laquelle, de force, on le fait convoler en justes noces. Mais l’homme souffre d’un handicap invisible très stigmatisant ; stigmatisant surtout quand on est dans un environnement où avoir une descendance biologique est presque une question de vie ou de mort : Gassila est impuissant. Incapable de consommer son mariage, il trompe sa femme avec des « histoires » toutes les nuits jusqu’à ce que sa mère découvre l’entourloupe en confrontant sa femme aux fins de savoir pourquoi, depuis, elle ne donne aucun signe de l’imminence d’une progéniture. L’éloquence du dialogue ci-après implante cette métaphore de la honte masculine : 

« Ma belle-fille, j’espère que je porterai mon petit-fils ou ma petite-fille très bientôt. (…)
Ce serait le cas si votre fils cesse de me raconter des histoires à longueur de journée. (…)
J’étais dans la chambre. J’avais tout suivi, Papa. C’est par la fenêtre que j’ai quitté la maison. »
p.58

C’est ainsi que Gassila se retrouva à Garam-garam, chez Da-Triki, un guérisseur des virilités perdues. Malheureusement, il ne trouvera aucun remède. Lucide, il réalise que « l’antilope ne retourne pas dans la forêt en feux » p.58 

Devenu fils adoptif de Dà-Triki, il amorce une rédemption en trimant dans les champs de son hôte pour se racheter mais aussi pour payer les potions que Dà-Triki lui préparait à boire. Un jour, un peulh berger surprend dans les buissons

« deux jambes en l’air et deux bras costauds qui aidaient les deux membres à garder leur position verticale avec une hanche qui faisait, grâce à une souplesse digne des athlètes olympiques, des mouvements de va-et-vient saccadés. » p.58

Quelques mois plus tard, Dantani, la 3 femme de Dà-Triki, tombe enceinte et l’auteur n’est pas son époux. Les investigations, – qui lèvent le voile sur un pan de la nature des peulh –, désignent Gassila comme auteur de l’abomination. Il fuyait la honte en quittant Waroukoum. Il vient de s’embourber dans une autre honte plus honteuse que la précédente, qui n’avilit pas que lui, mais toute la maisonnée de son hôte. Mais comme le dit l’adage, prouvant ainsi qu’il venait de retrouver sa virilité.

C’est cette grossesse d’opprobre qui accouchera de Mayila, l’enfant du péché dont la naissance, par intertextualité, évoque ceux de la Bible. Tentant de refaire sa vie à Cotonou comme marchande de charbon, son désir effréné d’avoir un enfant la pousse à chercher une solution même auprès des marginaux. Elle « s’éprend » donc de Zoulzoulma, un fou qu’elle a rencontré et « séduit » dans les rues de Cotonou, un fou qui, en réalité, était un ancien professeur de philosophie atteint de vésanie suite à un accident. Leur idylle se solde par un meurtre à l’arme blanche : un couteau planté dans le « flanc gauche » de Zoulzouma. Elle avoue son meurtre au tribunal, mais le justifie : elle n’a tué Zoulzoulma que parce qu’il a refusé de lui donner un enfant, son dernier espoir de maternité après des années de stérilité et d’humiliations. 

MATERNITÉ, FÉMINITÉ ET NORMES SOCIALES 

Sur l’axe du vouloir (Sujet/Objet), nous avons une Mayila, héroïne du roman (sujet) qui recherche désespérément la maternité (objet). Mais contrairement à son père biologique, elle ne la trouvera pas. Même Kristiane, l’enfant ramassée dans une rigole qu’elle a voulu élever lui a été soustraite. Avec son paternel, ils sont deux figures du manque, deux figures déficitaires aux yeux du groupe, mais aussi deux figures de résistance : l’un à travers une errance quasi mythique, (« J’ai fait le tour de cinq villages à la recherche de secours»), l’autre par la transgression d’un interdit (le meurtre de Zoulzouma justifié par le désir d’enfant).

Mais sur l’axe du pouvoir, un destin contrarié par des opposants (la belle-famille, la prison, la société) même si pour adjuvants, elle n’a que Nadoulaye, sa meilleure amie et Kristiane, l’enfant des rigoles abandonnée sous la pression de la belle-famille, devenue jeune femme. Il en ressort que l’axe de la transmission intercepte celui du désir igné de Mayila d’expérimenter elle aussi la douleur de l’enfantement. Car, pour elle, n’est femme au sens total du terme que celle qui a pu « tenir un enfant dans ses bras, le nourrir de son lait, le couvrir d’amour maternel, le voir aller à quatre pattes, puis l’aider à se tenir debout, lui apprendre ses premiers pas, ses premiers mots, le regarder dormir et surveiller son sommeil, s’enthousiasmer comme sa source d’attache à la vie… » p.31. Et elle n’a pas tort de penser cela. C’est ainsi dans la cosmogonie africaine. Avant elle, Fall ne disait-elle pas que « l’enfant est le soleil du foyer » ? Un apophtegme d’ailleurs de ce que Yaou proclamait treize ans plus tôt : 

« La plus grande richesse que nous ayons, ce sont nos enfants ; le reste n’est qu’accessoire, même si la civilisation nous force à regarder comme un fléau la fécondité ». 

Cher Gangoueus, 

Tu réalises avec moi qu’ici, la maternité espérée de Mayila (destinataire sacrifiée) a beau être une imposition née des contradictions sociales et de la désespérance qui fait écho à La Répudiation de Boudjedra, elle reste un élément de complétude de la féminité.

Tu verras aussi que le prologue, qui rappelle les débuts d’Une vie de boy d’Oyono, ne ment pas quand il établit Fousséni Tanko Bana-Korodji comme « grand militant de l’équilibre du foyer conjugal ». Le texte est performatif de ce titre de l’auteur en cela qu’il convoque aux mêmes confluences l’endroit et l’envers de la maternité. Si, chez Mayila, figure des femmes stériles marginalisées dans une société où la valeur féminine est associée à la procréation, la non-maternité est une malédiction, elle est par contre une grâce chez Angara, mère de Zoulzoulma Gandé, « fou-voyant » et trope majeur de la littérature africaine, il est un personnage socialement exclu, errant, déconnecté du monde rationnel, porteur d’un savoir interdit ou non rationnel comme un Tirésias dans Œdipe roi de Sophocle ou un Calchas dans Iliade d’Homère. Il dérange car par ses propos philosophiques, révèle ce que la société veut ignorer en posant, dès l’enfance, des questions existentialistes dérangeantes pour les adultes : 

« Pourquoi le soleil, depuis son apparition le matin, jusqu’au soir, garde toujours la même forme, alors que la lune change de formes chaque fois ? », « J’ai vu que les feuilles du manguier qui est dans la cour de maison tombent une à une ; mais chez le cocotier, elles tombent ensemble avec la branche. Pourquoi ça ? »

Ainsi que le lecteur le constate par ses digressions à interroger le monde et les actes humains, son statut de philosophe établit dans l’intrigue une voix oraculaire comme dans les tragédies antiques, mais aussi une conscience critique du réel, à la fois lucide et désintégrée, et ses pérégrinations, un miroir d’une société désaxée. Il est un personnage hors du monde, mais qui en dit la vérité. Il n’appartient à aucun camp, ni à celui de la justice, ni à celui de la révolte. Il fonctionne comme un témoin intemporel, une sagesse venue d’ailleurs qui échappe aux codes habituels. Il est un passeur entre le réel et le symbolique, entre l’ordre et le chaos, entre le discours rationnel et celui du mythe, le moment de rupture pour l’héroïne en ce sens qu’il est celui qui déclenchera ou catalysera chez elle l’action tragique.

Angara, sa mère, qui révèle au lecteur qu’ils sont originaires du Tchad. L’indéfectible amour maternel censé habiter toute mère qu’Angara incarne est l’autre thème éloquent du roman. La folie de son fils ne l’empêche pas de le suivre dans toutes ses pérégrinations à travers l’Afrique pour le protéger. Et cet amour maternel est si intense que même privée de son fils, elle comprend l’acte de sa meurtrière (« Moi, j’ai un enfant malade, à jamais aliéné ; elle par contre est malade pour n’avoir pas enfanté ») p.35 

Et je conclus pour te dire que Confluences est un roman à thématiques culturellement riche et plurielles, une œuvre-monde où Fousséni Tanko Bana-Korodji tisse une tragédie moderne sur les ruines des traditions africaines. Par sa structure éclatée, ses archétypes universels (la mère, le fou, le juge) et sa dénonciation des injustices, le roman rejoint le canon des grandes œuvres postcoloniales, entre Sony Labou Tansi (absurde politique) et Beyrouk (condition féminine). En hybridant mythe et réalisme, Tanko offre une radiographie littéraire du Bénin, où les « confluences » sont autant de chocs entre destin et liberté.

Chrys Amègan

Akpro-Missérété (Bénin)

En écoutant « Im fed up » de Blaaz.

 

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