250 pages, Prix Goncourt 1921
J’ai entrepris la lecture de Batouala dans la foulée de celle de son roman Un homme pareil aux autres. Je voulais avoir un autre regard sur le travail du romancier guyanais, fils d’administrateur colonial, lui-même administrateur colonial en Oubangui-Chari.
En cherchant, on se rend compte que la bibliographie de René Maran est énorme, avec des textes publiés entre 1912 et 1958, deux ans avant sa mort. Entre Batouala son premier roman et Un homme pareil aux hommes, il y a un quart de siècle. Il y a deux éléments communs dans à ces deux romans : le sens de la description qui une marque de fabrique chez Maran et le territoire d’observation, l’Oubangui-Chari.
De la description du contexte naturel et des hommes
René Maran raconte l’histoire d’un chef coutumier Banda, le principal groupe de populations dans l’est de la Centrafrique. Batouala est un homme fort, singulier, qui d’une certaine manière pourrait ressembler au sauvage aux antipodes des valeurs de la civilisation occidentale. Du moins, c’est la première impression que donne Maran quand il le décrit comme un homme qui rythme sa vie différemment de ce qui est attendu. Il pète, il se gratte, il rote, il baille, il a son rythme, il a neuf femmes.
« Il se leva en se grattant, après s’être frotté les yeux du revers de la main et mouché des doigts. Il se gratta sous les aisselles. Il gratta les cuisses, la tête, les fesses, le dos, les bras. » (p.29).
Ces gestes, je les ai vus. Mais restons avec Batouala et René Maran. La science de l’écrivain est de continuer sa description et donner du sens à ce qu’il voit là où d’autres auraient « essentialisé » un geste.
« Se gratter est un exercice excellent. Il active la circulation du sang. C’est aussi un plaisir et un indice d’une valeur indéniable. Il n’est pas un être animé, quand on regarde autour de soi, qui ne se gratte, au sortir du sommeil. Donc, exemple bon à suivre, puisque naturel. Est mal réveillé qui ne se gratte point » (p.29).
Cette séquence explicative résume la démarche de Maran. En retrait. Portant très peu de jugement, ses descriptions apportent de la profondeur aux gestes des hommes et des femmes sous son regard, à leurs coutumes, à la nature environnante, aux oppresseurs. Il est important de dire que l’écrivain n’est présent que par cette voix omnisciente qui explique. Il y a de l’humour ou de l’amusement, même si cela est discret.
« Mais si se gratter est bien, bailler vaut mieux. Bailler est une façon de chasser le sommeil par la bouche et par les narines » (p.29)
Batouala prépare une très grande fête traditionnelle : « Ga’nza », une pratique de la circoncision et de l’excision sur un groupe de jeunes dans un mouvement collectif disons très surréaliste. Cette cérémonie dans sa phase paroxystique ne manquera pas de vous marquer. D’ailleurs, je ne dois pas en dire plus. On voit les influences du monde de l’Afrique de l’est, avec l’importation de pratiques venant des « somalés » auxquels on peut associer l’excision. Mais, la force de René Maran est de décrire tout cela avec une forme d’érudition étonnante. On imagine que l’administrateur colonial qu’il était, a pris énormément de temps à échanger avec les chefs Banda pour comprendre
L’observation à rebours du système colonial
Une petite recherche sur internet sur la famille Maran m’a permis de réaliser que sa grand mère a été affranchi en 1848. Je soupçonne René Maran d’avoir deviné le regard de ses administrés sur le pouvoir colonial. Batouala est très critique à l’égard des hommes blancs qui incarnent ce pouvoir. Certains sombrent dans l’alcoolisme et dans la violence. Je me dis sur certaines séquences, les descriptions de Maran sont de véritables actes militants contre le fait colonial dont il est pourtant. Si les chefs banda sont conscients du pouvoir injuste qui s’abat sur eux avec tous les mécanismes du travail forcé, de l’imposition des administrés, une résignation est une attitude « sage » pour certains d’entre eux. L’exploitation des divisions des européens en guerre n’est pas un sujet pour ces chefs locaux, parce que les divisions entre populations de l’Oubangui-Chari sont trop anciennes et profondes pour entrevoir une action commune.
Batouala ou Okonkwo ?
On ne peut pas lire Batouala sans penser au roman Thing falls apart de Chinua Achebe. Très honnêtement, je me suis demandé si Batouala n’a pas été traduit en anglais. Parce que ces deux romans ont des structures semblables avec une volonté de montrer l’organisation des sociétés africaines. Dans Batouala, la colonisation est en phase d’achèvement. Dans le premier roman d’Achebe, nous sommes encore dans la phase d’approche. Mais on retrouve de grandes cérémonies structurant le groupe décrit et des hommes forts qui luttent pour garder ou saisir le leadership. Le vieux chasseur doit faire face à l’audace d’un jeune homme qui tourne de sa première femme. Déjà dans Batouala, il y a une faillite d’un certain type de mâle pour une remplacement par des figures plus complexes, pensant moins pour le groupe, prêts à composer avec les « Bondjous ». Bissibi’ngui incarne cet homme-là.
René Maran et les animaux
Je pense que Batouala a été beaucoup lu. Son regard sur les animaux est très intéressant. Son regard à partir de Djouma, le chien de Batouala ou au travers de Youmba la Mangouste est très intéressant pour construire un discours sur les dominés. Ce procédé est saisissant et dans le fond très drôle. Parce que les animaux sont détendus. L’attitude de Djouma vis-à-vis de Batouala est particulièrement instructive sur les postures et les impostures pour que les masques ne soient pas ôtés et que chacun garde ses libertés et ses avantages liés à sa condition. J’ai reconnu des animaux par leur nom comme le cibissi qui renvoie au Congo aux grands rongeurs de la brousse. D’autres termes empruntent au lingala comme sanduku par exemple. Je ne peux m’empêcher de penser que Maran a pris beaucoup de temps à comprendre ces mammifères et tout ce qui lui était dit sur la faune de la région.
Conclusion
Je préfère largement la lecture de Batouala à Un homme pareil aux autres. Même si les descriptions peuvent être saoûlantes. Je pense que cela correspond à l’époque. Faulkner peut comme Maran avoir 5/6 pages d’affilée de description. Ce travail est moins présent dans la littérature africaine contemporaine. Roman nègre ? Oui, totalement. Batouala est un bon nègre, même si ce mot n’a naturellement aucun sens pour lui. Il n’est ni bon, ni mauvais. Et c’est toute la force de ce roman engagé
20
Batouala
Centrafrique
Colonialisme
Editions Albin Michel
Oubangui-Chari
René Maran
Très bel article sur René Maran. De la pertinence dans la gestion de l’espace discursif et une conclusion qui vient apporter de la lumière sur la comparaison d’époques dans l’appréciation du style de l’auteur.
Merci cher Albien.