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Annie Lulu - La mer Noire dans les Grands Lacs (2021)
Mon fils, écoute-moi : où que tu ailles sur terre, dis-toi bien une chose, ce sont toujours ceux qui gouvernent par la violence à qui manque la beauté (p.142-143)
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in RDC, Roman, Sonia Le Moigne Euzenot on 28 mars 2021 3 Comments
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Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs
Paris, Julliard, 2021, 222 pages

Ce livre est un ouvrage précieux, façonné dans les entrailles du Congo. La mer Noire dans les Grands Lacs d’Annie Lulu est un premier roman ciselé dans une langue somptueuse. La réalité roumaine, celle de Iași ou de Bucarest, la réalité congolaise, celle de Kinshasa ou de Goma, est taillée comme on le ferait à partir d’un diamant brut. Les descriptions sont particulièrement belles, elles sont étonnamment suggestives alors même qu’elles sont travaillées à grands traits, comme s’il était question de ne pas polir la réalité mais plutôt d’en offrir une nouvelle intensité.

« Sache-le bien, le Congo est comme une île. On n’a besoin de rien. On a le fleuve. Le fleuve et les premières radiances de l’abondance dans ce domaine bas et foisonnant. Des essaims d’étoiles ont semé chez nous la couleur, les fruits, des centaines de rivières, les Grands Lacs, le poisson nourricier, le premier homme, les mathématiques, Dieu. » (p.139)

La main qui tient l’outil de l’orfèvre est celui d’une narratrice, Nili, née à Iași sous la dictature de Ceausescu d’une mère roumaine Eléna Abramovici, et d’un père congolais Exaucé Makasi Motembe reparti au Congo en 1990. Elle est sur le point d’accoucher et tout ce qu’elle raconte est destiné à l’enfant qui va naître. Nili a décidé de concevoir un bébé et de lui donner naissance sur la terre de son père, lui que sa mère lui a présenté comme un père absent, qui, après l’avoir reconnue, n’aurait plus jamais donné de ses nouvelles.

« Je pensais, simplement que mon père était un salaud, un abandonneur pathologique que le climat des Carpates n’avait pas réussi à séduire assez pour lui donner des couilles et de la persévérance » (p.22)

L’histoire de Nili est celle d’une mulâtre (c’est ainsi qu’on nomme les métis en Roumanie). Eléna ne se fait pas appeler maman. Elle choisit d’élever sa fille dans l’isolement le plus total : celui de sa famille roumaine, celui de tout contact humain. Seul compte pour elle son travail de professeur d’université et elle espère bien que sa fille marchera dans ses pas. Est-ce pour la préserver du racisme ambiant qu’elle bouche les oreilles de Nili lors de leurs rares escapades ? Ou bien est-ce pour dissimuler la couleur de sa peau qu’elle la couvre de plusieurs vêtements pour sortir ? Ou encore parce qu’elle a honte d’elle au point de la laver plusieurs fois par jour comme pour espérer effacer sa différence ? Eléna dit :« J’aurais dû te noyer quand t’es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique » (p. 36). En dormant couchées dos à dos chaque nuit, mère et fille, Nili est privée de toute intimité. Son visage trahit ses émotions enfouies, muselées : elle ne sourit pas. Elle parle de son enfance comme d’une « enfance de gravats » (p.91).

L’absence du père devient béance.

Lorsqu’elle se retrouve à Paris, pour venir terminer sa thèse, Nili bascule dans un monde où sa couleur de peau n’a vraiment rien d’inhabituel. Elle débarque rue Poulet, à Château-Rouge, dans le 18ème arrondissement (p.75). Dès lors malgré les efforts d’Eléna pour la garder sous emprise, Nili s’échappe délicieusement de l’univers étroit, contraint de la Roumanie, loin du « tempérament de huis clos » (p.32) de sa mère. S’ouvre à elle un monde plein : plein de rencontres de personnes qui lui ressemblent, plein de lectures dont elle se nourrit, plein des vidéos africaines dont elle se gave sur internet, plein de musiques, plein de saveurs dont elle s’amuse à comparer les goûts avec ceux de son enfance. Nili se découvre et éprouve. L’Afrique qu’elle pénètre n’est pas une Afrique imaginaire. Lorsqu’elle lit Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tam’si, « ses pères de nuit » (p.51) c’est son père qui vit en elle. Elle en est convaincue, elle est africaine. Elle doit retrouver son père.

Son opiniâtreté, l’élan qui la revivifie la transportent à Kinshasa où elle est accueillie à bras ouverts par sa famille. Tenter de résumer la suite de ce très beau roman serait une gageure : on y croise Kimpa Vita, Simon Kimbangu ou Patrice Lumumba, « la kin du sebene et de la rumba » (p.134), le fufu et les beignets, le lingala et le swahili de l’oncle Koffi, les « magnifiques kangas » (p.193). Nili témoigne aussi pour ne pas oublier Myiezi et Kimia « marié avec son peuple » (p.167) tous deux militants pacifistes de La lucha, ce mouvement né à Goma en 2012 « pour demander l’accès à l’eau potable dans la ville » (p.160). Elle fait entendre les cris des prisonniers de Muzenze, affiche l’expression de la plus profonde humanité des gens qu’elle rencontre comme celle de la « brutalité sans limite des chiens de garde du pouvoir, qui eux non plus n’ont même pas d’eau potable chez eux, mais nous tapent sur la gueule. » (p.177). Décidément la langue d’Annie Lulu martèle, cisaille et emboutit. De cette terre congolaise, elle extrait un minerai aussi lumineux que le sont les congolais eux-mêmes, « et les gens (…), leurs silhouettes détachées le long des rues formaient des arbres à lumière » (p.134). Elle parle de confiance : « J’ai confiance dans le Nyiragongo, et j’ai confiance dans le lac » (p.190), elle parle des valeurs humaines qui offrent un avenir :

« Tu sais, je préfère te le dire tout de suite, là-bas, dans le vieux monde pourri que tes frères rejoignent en dépouilles flottantes, en cervelles coulées au péril d’un silence acéphale, tout est simple et accessible, mais ici, dans la cocotte-minute explosive des frayeurs mijotées au détour de la tombée de dix-huit heures, au plus dangereux de notre promenade, tout est possible. » (p.186)

Toutes les pages de ce livre sont formulées depuis le Congo. Elles sont destinées à un enfant congolais de sorte que ce que chacune d’elles raconte comment Nili est une congolaise, parce que son père est congolais, que le père de son père l’est aussi :

« Ceux qui nous précèdent, ils attendent de nous que nous continuions quelque chose d’eux pour pouvoir revenir. Toi aussi, mon fils, quand tu auras des enfants, tu les verras comme une articulation d’étoiles au segment de la vie, tu attendras d’eux qu’ils miroitent qui tu as été. » (p.201)

La mer Noire dans les Grands lacs est un roman intense qui brille encore même après avoir tourné les dernières pages du glossaire qui le clôt.

Sonia Le Moigne-Euzenot

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  1. La narratrice coud patiemment les morceaux epars du patchwork de sa lignee, dont les couleurs contraires se completent en elle. L’attachement cotoie toujours le rejet dans ce roman qui assume d’emblee la complexite des sentiments quant a tout ce qui est suppose nous definir – une mere comme un pays natal. A la beaute de la mer Noire repond l’horreur du racisme primaire dont la petite Metisse est l’objet des sa naissance, en 1989, durant le mois de la revolution roumaine – au point que sa mere lui bouche les oreilles avec de la cire les rares fois ou elle quitte leur appartement pour faire des courses afin qu’elle n’entende pas les enfants la traiter de singe ou les adultes parler de sa mere comme d’une

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