LE COMMERCE DES ALLONGES , éd. Seuil 2022
Alain Mabanckou
« Nouvelles d’outre-tombe »
On peut rire de tout, même de la mort, semble vouloir nous dire Alain Mabanckou dans son roman « Le commerce des allongés ». Il s’en passe des choses, dans les cimetières de Pointe-Noire.
Liwa Ekimakingaï, jeune congolais ponténégrin vient de mourir, et se retrouve brutalement hors de sa tombe, dans le cimetière du Frère-Lachaise. Pas facile de s’extirper de ce « monde à l’envers », le voyage dans le temps commence par un retour dans les terres de l’enfance…
« Te voilà accoutumé à cette agréable indolence, et tu tombes peu à peu dans un profond sommeil, sans te rendre compte que tu es entré dans le rêve le plus long de ta mort… » p23
L’enfance de Liwa est marqué par une figure féminine forte, Mâ Lembé sa grand-mère qui l’a élevé seule, et c’est un véritable hommage aux femmes africaines qui s’entraident et se décarcassent pour nourrir et s’occuper des enfants. L’enfance, c’est aussi l’église pentecôtiste avec son pasteur Papa Bonheur qui s’enrichit et profite de la crédulité de ses ouailles, la sorcellerie n’est jamais bien loin…
« Dans quel monde nous sommes si même ceux qui voient Dieu se comportent comme ceux qui ne l’ont jamais vu ? » p77
Dans ce rêve, le jeune mort voit se dérouler les jours de ses propres funérailles, les quatre longs jours d’exposition du corps avec tout le voisinage et les « chanteuses-danseuses- pleureuses » qui assurent le spectacle, la grande balade du cercueil dans les rues de Pointe-Noire pour l’accompagner jusqu’à la dernière demeure. Les traditions sont respectées, la cérémonie ressemble à une grande fête.
« La foule est immense et arrive jusqu’à l’avenue de l’Indépendance. Même si la circulation est maintenant paralysée dans le quartier, les six colosses à la musculature saillante et vêtus de costumes blancs avec des chaussures vernies à bout pointu parviennent à se frayer un passage avec le cercueil sur leurs épaules. De l’intérieur, tu ressens de violentes saccades lorsque ces hommes accélèrent leur foulée en rythme afin d’esquiver les camions qui s’orientent vers le Grand-Marché pour livrer les commerçants. » p104
Ce sont les rencontres avec les autres défunts qui vont donner au jeune Liwa les clés pour cette nouvelle vie au delà de la mort. Il y a le DRH d’abord, qui a réussi en France avant de revenir au pays pour y être assassiné, le chanteur qui, pour être célèbre, avait accepté que des esprits habitent dans son corps et, que pour cela, il devienne bossu. Liwa apprend ainsi qu’au cimetière du Frère-Lachaise les morts mangent, boivent, peuvent même parfois aller faire la fête au cimetière des riches – mieux achalandé -, et ont déjà fait grève pour ne pas accepter de criminels véreux dans leur rang ! Tous le préviennent, ainsi que le lui dit la seule femme qu’il rencontre, la femme corbeau :
« À ta place, jeune homme, je ne me rendrais pas en ville pour me venger. La chose la plus noble que tu ferais c’est de te rendre dans le monde des vivants afin d’accomplir une action qui te grandirait pour l’éternité, c’est-à-dire insuffler de la vie et de l’amour à ceux qui en ont injustement été privés… » p 218
Il faudra attendre les derniers chapitres pour savoir ce qui s’est réellement passé la nuit du 15 aout à la discothèque Le Cérémonial, et le lendemain dans les beaux quartiers de la ville. Et c’est justement vers ces lieux que se dirigent les pas du jeune homme quand il quitte le cimetière…
Alain Mabanckou réussit une nouvelle fois à captiver le lecteur avec les souvenirs du Congo qui l’accompagnent depuis qu’il est « Écrivain et oiseau migrateur ». Le jeune Liwa ressemble beaucoup au petit Michel de « Demain j’aurai vingt ans » ou dans « Les Cigognes sont immortelles », et il est difficile de ne pas voir en Mâ Lembé le portrait de Maman Pauline, la mère de l’auteur. Tous les personnages ont, quand c’est leur tour d’apparaître, une densité extraordinaire, qu’ils soient pauvres ou riches. Parce que c’est ainsi qu’ils se distinguent les uns des autres : les pauvres sont ceux qui triment dur, qui sont assez crédules mais qui sont aussi solidaires, et pour eux l’auteur déploie une très grande affection, surtout pour les personnages féminins. Les riches sont en fait les puissants, ils n’ont aucun scrupule et leur pouvoir est lié à la corruption, au népotisme, au tribalisme, ils n’hésitent pas à utiliser leurs féticheurs et autres sorciers, et Mabanckou ne leur fait aucune concession et se moque bien du pouvoir, notamment du Président. L’humour devient caustique quand il s’agit de le critiquer…
« Une semaine après, dix sorciers du président furent ramenés au conseil des ministres pour détecter les ministres taxés d’être maléfiques. Ils étaient tous des sudistes, sortis de grandes écoles françaises. Il furent pendus au petit matin et remplacés par des gens du Nord, tous de l’ethnie du président. » p170
Il n’est pas nécéssaire de croire aux revenants pour apprécier avec quelle facilité de style l’auteur nous transmet les croyances des Babembés, concernant la mort et les esprits. On ne peut pas ne pas penser à son roman « Mémoires de Porc-épic » qui emportait déjà le lecteur dans les traditions africaines, « le Commerce des Allongés » est aussi un roman sur ces croyances, tendrement moqueur parfois, très cynique quand il s’agit d’égratigner les puissants.
Le lecteur y lira un roman social donc, dans lequel la lutte des classes continue après la mort, une charge contre le pouvoir politique bien assis, le féminisme africain qui ne porte pas de banderoles mais qui va nourrir les enfants, une fable dans laquelle les esprits côtoient les vivants… Il lira cette mortelle épopée d’une traite, à tombeau ouvert, parce qu’elle est écrite avec autant d’humour que de tendresse.
La dédicace lui donnera le ton :
« à Pauline Kengué, ma mère dont les fables sont peu ou prou reprises ici
à Roger Kimangou, mon père
qui aimait contredire les versions de ma mère
aux jeunes qui m’ont chaleureusement accueilli à Goma et à Bukavu (RDC)
où ce livre a été achevé »
Françoise Hervé
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