Ayant lu avec grand plaisir et admiration pour Kamel Daoud son roman Meursault, contre-enquête (2013) qui avait obtenu le Prix Goncourt du premier roman en 2015, mais n’ayant malheureusement pas eu l’occasion de lire ni La fable du nain (2002), ni Minotaure 504 (2011) du même auteur algérien, Kamel Daoud, je me suis lancée avec enthousiasme dans Zabor ou les psaumes.
Toutes celles et ceux qui me connaissant savent qu’un titre qui inclut un thème, une expression, même un seul mot renvoyant à la religion (quelle qu’elle soit) ou, dans ce cas précis, le titre même qui renvoie à un livre sacré, a très peu de force attrayante sur moi. Qu’est-ce qui a pu me faire changer d’avis et m’«obliger» en quelque sorte d’acheter le roman, de l’ouvrir et de commencer ma lecture? D’un côté le style de Daoud que j’avais pu admirer dans Meursault, contre-enquête, l’érudition de l’auteur, l’intertextualité poussée, enfin tout ce qui avait fait de Meursault, contre-enquête, un chef-d’oeuvre, voilà ce que je voulais retrouver ici. Et … je n’ai pas du tout été déçue.
La couverture explique qu’il s’agit dans Zabor ou les psaumes d’une fable, parabole, confession d’un jeune enfant, orphelin de mère, renvoyé par son père pour aller vivre avec son grand-père Hadj Hbib, vieux et malade, et sa tante Hadjer, célibataire et amatrice de films indiens. Cet enfant, nommé Zabor, lit énormément et essaie de comprendre le monde de cette façon, ainsi que par l’écriture. Zabor se raconte à la première personne du singulier, il donne à lire également des extraits de ce qu’il scribouille dans ses 5436 cahiers. Chaque cahier porte un titre de roman qui l’a marqué. Les titres de ces cahiers voyagent beaucoup: Le Quai aux fleurs ne répond plus, les Chemins qui montent, Lumière d’août, Saison de la migration vers le nord… Très tôt on découvre que Zabor a un don magnifique: garder en vie des personnes mourantes en racontant leur vie, en écrivant leur vie. L’écriture – Ecrire est la seule ruse contre la mort (p. 10) – devient alors la manière de rallonger la vie, de raviver les mourants, de repousser la mort. Dans le petit village d’Aboukir, aux portes du désert, après avoir tenté les médicaments, les prières et les versets en boucle, les villageois font appel à Zabor. Pour le remercier et continuer à nourrir son don miraculeux, on lui offre des revues, de vieilles pages de l’époque des colons, des notices de machines ou des romans fabuleux. Zabor visite alors les moribonds à la tombée de la nuit (il n’écrit que la nuit), faisant augmenter de façon exponentielle le nombre de centenaires dans le village.
Jusqu’au jour où sa belle-mère, haineuse et hystérique, et son demi-frère lui demandent d’en faire de même pour son père Hadj Brahim : comment garder en vie une personne qui s’est montrée méchante, pleine de haine envers vous? Qui vous a accusé d’avoir tué votre autre demi-frère? Tiraillé entre deux positions (l’amour et la vengeance), menacé par sa belle-famille, le jeune narrateur Zabor, âgé de 14 ans, se trouve face au dilemme personnel et moral et tisse les fils d’une vie algérienne. La fin de l’histoire est que Hadj Ibrahim meurt au bout de trois nuits. Le don de Zabor qui a sauvé jusqu’ici plusieurs personnes, a échoué cette fois, malgré lui.
Dans son roman, l’auteur fait référence à plusieurs grands textes sacrés (le Coran) et profanes, de la littérature mondiale (Robinson Crusoe, Les mille et une nuits, Les révoltés du Bounty, Les anneaux du seigneur), en général, mais surtout de la littérature française. A la page 68, on apprend pourquoi l’écriture, le texte littéraire, la lecture sont importantes aux yeux du narrateur: « le véritable sens du monde était dans les livres ».
Dans la vie réelle, Daoud a été attaqué plusieurs fois: en 2014 par un imam salafiste qui l’a frappé d’une fatwa, en 2017 par un collectif d’anthropologues, sociologues, journalistes et historiens qui l’ont accusé de recycler « les clichés orientalistes les plus éculés » et d’« alimenter les fantasmes islamophobes d’une partie croissante du public européen, sous le prétexte de refuser tout angélisme ». Daoud fait dire à son narrateur Zabor (on pourrait lire le roman comme une forme d’auto-fiction fantasmée, d’un imaginaire poussé avec Zabor comme pseudonyme de Kamel Daoud, jeune enfant/homme surtout lorsqu’on lit dans le roman que le protagoniste Zabor est aussi appelé Ismaël et Sayidna Daoud) les mots suivants: « … je ressens une immense pitié pour la sort des miens. Par vagues montantes, jusqu’à la marée haute de la miséricorde. De la colère contre ce Dieu qui engraisse les habitants par cycles, leur fait croire aux délices, puis les écrase par la maladie et la mort. Je me pose alors en intermédiaire, en défenseur, ce genre d’homme que le sens de la dignité et de la force pousse à provoquer des duels avec des seigneurs coupeurs de routes, juste pour détourner la colère sur lui-même, gagner du temps et éviter aux plus faibles leur sort » (p. 87). Ce va-et-vient entre fiction et réalité se trouve dans le texte (sorte de référence intratextuelle) encore lorsque le narrateur note: « Zabor est un livre de recensement fabuleux et indispensable et je dois raconter l’histoire de mon naufrage » (p. 94).
Il me reste maintenant à trouver La fable du nain, Minotaure 504, et le dernier roman, à ce jour, de Kamel Daoud, publié en 2018, Le peintre dévorant la femme, afin de savourer l’écriture de cet auteur, journaliste, chroniqueur et éditorialiste raffiné. Dans Le peintre dévorant la femme, l’auteur, au prétexte d’une nuit passée au musée Picasso au milieu de ses peintures érotiques, lançant ses vues sur la séduction, l’émoi amoureux et désirant, l’étreinte, fait la passerelle entre l’Occident et le monde arabe à propos de la sexualité, de l’art, de la mémoire, la place qui leur échoit dans chacune de ces ères civilisationnelles. Ce genre de roman qui rappelle à ses lecteurs l’importance de l’histoire, de l’interculturel, de l’échange entre civilisations, d’intercompréhension et de respect des autres mais aussi la place de la femme dans la société algérienne, la religion et l’impact des traumatismes, me plaît et sa lecture me semble essentielle pour tout un chacun qui se dit libre-penseur et qui se pose les questions suivantes: la littérature peut-elle nous aider à vivre ? la littérature peut-elle sauver l’humanité ? à quoi servent les arts sinon à rendre la vie plus acceptable ?
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