Arpenter la nuit, de Leila Mottley,
traduit par Pauline Loquin, chez Albin Michel
Je suis en train de lire Arpenter la nuit, de Leila Mottley. J’en suis à la moitié mais je sais déjà que j’en pense le plus grand bien, c’est bon, c’est très bon.
Peu de gens pensent à ce que ressent le lecteur quand il vient de finir un très mauvais livre, là je viens d’en finir un, très mauvais, je suis traumatisé, un mauvais livre me pose mille questions, et j’aimerais avoir l’avis d’autres personnes pour me rassurer sur ce que je pense, le dernier était tellement mauvais que je suis étonné de lire quelque chose de bon ensuite, un mauvais livre me fait perdre momentanément la foi que j’ai en la littérature, le mauvais livre me fait douter, et si tout ça n’était qu’un fatras hypocrite ?
Non. j’avais un peu entendu parler du livre de Leila Mottley, jeunesse à Oakland, prostitution, j’y allais avec une certaine méfiance, à peine sorti du précédent traumatisme, j’imaginais le mauvais livre qui va essayer de me choquer avec du cul et de la drogue à toutes les pages, pas du tout, dès les premières lignes on voit que c’est bon, très bon, elle est très jeune, mais il y a une voix, un ton, c’est unique et on y est, avec elles et eux, la galère à Oakland vue à hauteur de galère, à hauteur de rue, elle n’en fait pas trop, elle connaît ce dont elle parle, ça nous change, il n’y a pas de nervosité surjouée parce qu’il n’y a pas de nervosité, les nerfs sont d’acier depuis l’enfance, il n’y a que des crises, des effondrements, c’est assez rare une littérature qui soit près de la rue à ce point.
Et puis oui il y a quelque chose d’universel dans ce livre, je reconnais la rue, c’est la même rue partout, à quelques petites touches près, Leila Mottley nous emporte avec les cas sociaux de sa famille, le père, la mère, le frère, comment vous dire, en général, si vous me parlez de votre frère, de votre père, de votre mère, ça m’emmerde au plus haut point, sauf si je me retrouve en eux, sauf si je m’y vois, et là j’y suis, je les connais, elles et ils sont vrais, Leila Mottley est un grand écrivain, une jeune Tolstoï, j’en suis sûr, venez me demander, pourquoi t’en es sur, qu’est-ce que tu sais toi, tu as un super pouvoir caché ? Je ne sais pas, j’en suis sûr c’est tout, j’aime beaucoup ce livre, ça ne me donne pas le pouvoir de prédire l’avenir de l’auteur, je ne lui ai pas lu les lignes de la main, ce livre est très très bon point, la traduction aussi n’est pas mal du tout, très peu de trous d’air, en revanche le titre, Arpenter la nuit, ne me paraît pas terrible, le titre original Nightcrawling est quand même bien meilleur.
J’y retourne, on va voir si mon avis évolue et ce que j’ai d’autre à en dire.
J’ai d’autre à en dire qu’il semble qu’il y a un léger problème avec la police d’Oakland, mais ils doivent être au courant, mine de rien elle balance, la petite, mais je n’ai toujours pas fini, j’en suis quand les super poulets commencent une enquête sur les pratiques sexuelles de la police locale.
Bien sûr il y a toujours un problème de légitimité en littérature, Leila Mottley est-elle légitime à parler de la galère des cas sociaux ? Et moi suis-je légitime à juger la légitimité de Leila ? Oui et oui.
Je vous explique, quand on vit à côté des cas sociaux, des pauvres, ou des très pauvres, on voit très bien comment elles et ils se réchauffent, organisent les dons et contre-dons pour se tenir chaud, se tenir chaud c’est croire qu’on est aimé, croire que quelqu’un nous aime et va venir nous aider, créer des liens de survie, le ou la très pauvre n’a plus les moyens de négocier depuis longtemps, alors il ou elle négocie avec lui ou elle-même, dans sa tête, elle ou il tisse des raisons d’avoir chaud, vous ne voyez pas encore où je veux en venir, si vous vivez à côté de riches parisiens, vous constaterez chez la plupart exactement la même chose, ça se tient chaud tout seul dans sa tête, le malheur de la solitude c’est de se tenir tête à soi-même, c’est une forme de folie puisque ça quitte la réalité, ça s’auto-chauffe et, fatalement, ça se ment beaucoup à soi-même, tous les cons que vous voyez sur BFM ou lci sont des clochards, clochards de l’amour et de la lumière qui peuvent se mentir sur tous les sujets, beaucoup de gens croient être aimés, beaucoup de gens ont besoin d’être aimé, jusqu’à la folie, riches ou pauvres, en général, vous croyez qu’être aimé va profondément arranger vos affaires.
La prostitution, au contraire, va imposer une atroce lucidité sur les clients, les hommes, des porcs et encore des porcs jusqu’à voir toute l’humanité comme des porcs ou des singes, parce qu’on a trop attendu qu’on nous aime, l’amour n’est pas venu, riche ou pauvre, quand personne ne vous a jamais voulu du bien, n’a jamais demandé à dieu de vous porter. Cette affreuse lucidité est fausse, aussi fausse que la gloriole du consultant BFM, le consultant, c’est le client, si vous en voyez trop vous allez avoir une mauvaise et fausse image de l’humanité.
Donc comme dit l’autre, prothèse, patathèse, où ce que ça cloche ce truc là ? c’est en fait assez simple, la question à la base c’est pourquoi on ne rencontre que des cons, pourquoi on ne rencontre que des porcs ? la face de l’humanité que nous touchons ou que nous ne touchons pas, notez, au passage, que ne pas se toucher a quelque chose de très spirituel.
Donc vous pourrez déduire de ce qui précède que Leila Mottley et moi savons de quoi nous parlons et aussi que les riches sont autant emmerdants que les pauvres, autant emmerdants à cause de leurs illusions, positives ou négatives, la chaudière des uns ou des autres n’est pas exactement du même ordre, le riche, pour se tenir chaud a des fonds, des complices, mais les uns comme les autres bricolent des trucs qui les rassurent, qui les rassurent de quoi ? De leur athéisme ou de leur cortazarisme, rassurés d’être balayés de ce bas monde, à la base c’est une peur de mourir, mourir rend fou, mourir sans avoir été aimé, c’est insupportable, ça donnerait presque envie de vivre, d’attendre quelque chose d’immédiat, c’est tout de suite, ça va venir tout de suite, c’est déjà presque là.
Les enfants violentés meurent, les femmes violées meurent, les hommes violés meurent, ils sortent de leur corps jusqu’où tout leur est égal, elles et ils vont si loin jusqu’à une zone où il y a peut-être encore un espoir, c’est mourir que de quitter ce corps et ce monde, elles et ils sont déjà morts mais il y a encore une flamme, si quelqu’un soufflait dessus, ou dieu, c’est ça toucher le fond, c’est mourir, toucher le fond c’est la fin du monde, la fin d’un monde, dans la prostitution l’humanité meurt à chaque passe, mais en fait c’est pas grave de mourir, ce qui importe c’est d’être touché·e par la lumière et, en passant, ma réponse à la question d’Hamlet, être ou ne pas être, ma réponse est ne pas être, c’est mieux, plus classe, plus chic, être est, comment dire, terriblement salissant, être un arlequin, une arlequinade, être nous est ridicule parce que ça ne s’accommode pas du ne pas être, tandis que le ne pas être s’accommode très bien de l’être, le sommet, contrairement à ce que vous pensez, est peut-être de laisser le moins de traces possible.
J’ai employé la formule cas sociaux, on parle de social sans trop savoir ce que ça couvre, à quel moment le social prolonge l’oppression, je ne connais pas les services sociaux à Oakland, ça vaudrait le coup d’aller voir, les services sociaux en tant qu’institutions sont toujours du côté du manche, l’institution a du mal à être aux côtés de l’allocataire, mais bon passons, au delà des services sociaux qui sont du côté du manche ou du côté des usagers, il y a un gigantesque problème d’égalité que beaucoup feignent de ne pas voir, je vous explique, il y a un gosse qui n’a pas de parents, à la rue ou à la poubelle, il y a un gosse qui a un seul parent, il y a un gosse qui a des parents incapables de lui apprendre à prendre soin de lui, un gosse qui a des parents qui n’arrivent pas à lui donner à bouffer, il y a un gosse qui a un jardin, il y a un gosse qui hérite de cent mille euros, un autre qui hérite d’un million d’euros, et tous ceux-là sont égaux ? Ben merde, tous ces gamins vont rapper ou faire de la musique chacun de leur côté, certains avec des cent mille euros de papa, ou les trente mille euros de maman, d’autres vont essayer de rapper parce que papa est en prison et maman vole dans les magasins, tout ce monde égal, certains à la télé, d’autres à la morgue, c’est ce gâchis dans les classes très pauvres qui est insupportable, les enfants très pauvres tissent des liens de solidarité extraordinaires, des bandes, de l’amour, de la communication vraie, comme si on était au paradis, sauf qu’on est en enfer, ces liens meurent, se suicident, sont en taule, sont blessés, morts et toute la solidarité se casse la gueule en permanence, l’égalité est un mensonge d’une institution hypocrite.
Bon je vais le finir avant de boucler ce compte rendu, il me reste quelques dizaines de pages, mais le livre est très bon, tout le temps, constant, comme tout ce qui compte dans ce monde où les hauts-parleurs beuglent leurs vérités formatées, où les hauts-parleurs pensent fabriquer l’opinion, au milieu de cette prétention fracassante, ce livre est vrai, juste.
Je ne l’ai pas encore tout à fait fini, il me reste vingt pages, mais je trouve que ce compte-rendu ne donne pas assez envie de le lire, la jeune héroïne prend le relai d’une voisine qui part en vrille et garde son fils de neuf ans, très jolie relation entre la jeune vieille pute et le gamin, c’est magnifiquement écrit, et traduit, quand la dame de la protection de l’enfance vient chercher le gamin, la scène est anthologique, vous pouvez dès à présent la faire étudier dans vos écoles, la relation avec la mère aussi est magnifique, avec un dénouement que je ne vous raconte pas, la mère même épave offre à sa fille le secret de nager, sous un pont près d’une voie rapide, c’est magnifique, vous ne serez pas déçu·e.
Comme dit plus haut je n’ai pas lu l’avenir dans les lignes de la main de Leila Mottley, mais je dis grand, très grand écrivain, ce n’est pas le moment que je vous fatigue trop avec mes histoires de pauvreté ni de faire le procès des services sociaux, enfant abandonné signifie proie dans vos langues, victimes, choses, viviers à toutes les concupiscences du monde, l’aide à l’enfance est un échec complet de nos sociétés, comme l’aide aux vieux, comme l’aide aux personnes porteuses de handicap, mais en pire, les enfants sont les réceptacles de toutes les violences secrètes, pire même que les femmes, la première victime de nos sociétés sont nos enfants, battus, abusés ou violés, maltraités, ce sont partout des millions d’enfants qui n’ont pas le sourire alors qu’il serait si facile, si simple, de le leur redonner, sur cette base, je vais essayer de conclure en vous souhaitant de joyeuses fêtes, j’y retourne une dernière fois.
Avant de conclure brillamment je ne sais pas trop comment et au risque de vous lasser je vais en rajouter une louche sur nos sociétés, on entend parler de valeurs toute la journée, nos société sont basées sur la prédation, on apprend aux enfants à devenir des prédateurs, la culture du viol est une conséquence d’une culture de la prédation, une culture de la prédation ça veut dire que nous prostituons les enfants, oui oui, alors vous comprenez ce que nous, les putes, les enfants et moi pensons de votre morale, de vos religions, vous prostituez les enfants, on apprend dès l’enfance à fondre sur le plus faible, fondre comme on a fondu sur nous, sur le podium des victimes de nos société, 1, les enfants, 2 les femmes, 3 les personnes porteuses de handicap, 4 les vieux, 5 les malades, n’importe quel abruti en bonne santé va se sentir autorisé à fondre sur ces catégories, les plus forts piétinent allègrement les plus faibles, du raisin, du jus d’enfants, pour voir un ogre, allumez la télé.
Ai-je aimé la fin ? Comment finir un tel livre ? elle veut laisser passer la lumière, je ne vais pas vous raconter la fin, l’amour sauve tout, que dois-je vous dire ? quelqu’une ou quelqu’un viendra qui vous enveloppera dans ses bras, ou ne viendra pas, si vous avez encore la petite flamme de l’amour qui vacille en vous alors quelqu’un viendra et soufflera sur vous pour transformer la nuit en une plage au soleil, nuit lucide puis lumière aveuglante, ne laissez jamais personne vous éteindre, lisez Arpenter la nuit, de Leila Mottley, traduit par Pauline Loquin, éditions Albin Michel, c’est une grande.
Le Pangolin
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