menu Menu

Tanou, une définition de l'écrivain

Volet n°2 de la tribune de l'universitaire camerounais Patrice Nganang

Volet n°2 de la tribune de l'universitaire camerounais Patrice Nganang

Volet n°2 de la tribune de l’écrivain et universitaire camerounais Patrice Nganang sur la notion du Nou. Une analyse sur les différentes structures narratives dans le contexte Bangangté, à l’ouest du Cameroun. Approche qu’on retrouve dans ses romans. Dans ce volet, il développe la figure de l’écrivain. Chroniques littéraires africaines.

2.

   La raison est historique, et l’agent de cette raison historique c’est le tanou. Tanou c’est le père de l’histoire, celui qui raconte le ‘nou.’ La désignation propre c’est tanou nke’ qui est donc, le père de la petite histoire, de l’historiette, tandis que le diminutif c’est tanou, qui est le père de l’histoire. Voilà la figure qui apparaît comme responsable de l’histoire dans sa double dimension de vécu et de raconté, celui qui raconte l’histoire pour enseigner, qui domestique littéralement parlant les irruptions du ‘nou’, parce qu’il en est le père. C’est que le langage medumba, des Bangangté donc, ne spécifie pas s’il s’agit d’un nga tchoup nou, d’un donc qui raconterait l’histoire, ou d’un nga nghe nou, d’un qui serait le faiseur d’histoire, mais bien au contraire, définit le tanou comme le père, ta, de l’histoire, du ‘nou’ donc. Que ce nom soit une fonction sociale, veut qu’il ait survécu et soit utilisé aujourd’hui comme éloge. Comme acteur, père de l’histoire, il est entendu, mais n’oublions pas que l’histoire est comprise ici comme récit et comme vécu, mais aussi comme ce futur qui arrive et comme compagnon de vie – histoire qui non maitrisée se porte sur la tête, et ainsi devient ‘ndou.’ Mis au croisement de ces quatre potentialités de l’histoire, le tanou ne peut pas seulement être historien – un homme de la parole, et dans la société Bangangté dans laquelle il reçoit cette fonction de sa mère, il est masculin – ta. Il n’y a pas de manou, mais une njanou, qui est justement la mère du tanou. La commune mesure veut que le tanou soit un fauteur de troubles, un créateur de problèmes, mais cette définition n’insiste que sur sa relation à l’histoire comme vécu. Mis devant le choix historique qu’impose le ‘nou’, le tanou se donne donc la liberté de différer l’histoire, de lui donner un autre cours que celui du commun, de faire problème – de problématiser. Cette action préemptive de la catastrophe fonde sa particularité, et le pose comme individualité historique, et c’est-à-dire comme position philosophique. On ne choisit pas d’être tanou, c’est une fonction que l’on reçoit de sa mère, car c’est un ndap.

   Tanou est mon nom, mon nom d’éloge. Chez les Bangangté, le ndap est plus important que le nom du père, ‘Nganang’, et beaucoup plus d’ailleurs qu’Alain Patrice, qui sont mes prénoms. Je suis né un 17 mars, et ça dit tout. Le seul effort de mon père aura été de regarder le calendrier. Mon nom propre, c’est Tanou. Les noms d’éloge, les ndaps donc, ne sont pas des titres de noblesse, mais des positions sociales bien définies dans un agencement de la communauté. Bref, tous les Bangangté savent que je m’appelle Tanou, et se fichent de tous mes autres noms. Ces noms d’éloge perdent leur signification dès l’instant où l’individu reçoit un titre de noblesse. Comme fonction, le tanou a donc une responsabilité sociale devant le ‘nou’ – devant l’histoire. Sa vision historique, son nzhenou, est ainsi la seule arme de son salut, le seul instrument qui fait qu’il ne soit pas livré de manière béate devant l’histoire, frappé de ‘ndou’ et porte l’histoire sur la tête, mais au contraire qu’il soit un acteur de celle-ci et puisse l’écrire. C’est qu’il y a deux manières d’être dans l’histoire. On dit : ‘nou tchoun am’, ce qui veut dire : ‘quelque chose m’est arrivé’, et tanou, évidemment, qui est le père de l’histoire, le fondateur donc, de celle-ci. Il y a ainsi d’une part l’agi, et d’autre part l’agissant. Ces deux dimensions sont de potentialité, de mouvement extatique du moi, comme réceptacle du courant de l’histoire qui frappe à la porte, et enlève le sujet depuis sa fondation, tchun, ou comme fondateur de l’histoire justement, comme père de celle-ci. Conscience agie ou conscience agissante, voilà bien deux dispositions de l’être dans l’histoire, de l’ouverture à l’histoire, au ‘nou.’ C’est là que la volonté se distingue comme intelligence, comme jugement, comme choix. Car en effet, il y a une différence qualitative entre ne lode nou, et ne yen nou, qui arrive dans l’expression : wa’ yen nou – tu en verras de toutes les couleurs. Au fond d’ailleurs, l’expression ne lode nou, qui aurait signifié ‘regarder l’histoire’, est une impossibilité. Or, l’on regarde un enfant, lode men, on regarde de la nourriture au feu, bref, ‘lode’ est un verbe bien usité pour signifier l’activité de l’œil qui regarde mais n’intervient pas dans la composition de ce qui est regardé. Seulement, devant l’histoire, ‘ne lode’ ne marche pas, car celle-ci est d’une dimension autre que l’enfant, et exige une attitude différente de l’œil. ‘Yen’, voir, est plus indiqué ici. Voir a cette distinction qu’il met en œuvre l’intelligence justement, la perception, l’œil de la raison, qui dissèque la chose regardée. Cet œil qui perçoit, qui pense, est une fenêtre sur la raison, sur le nzhe’. L’œil est donc distinctif d’une raison particulière, d’une intelligence singulière. L’œil fonde une possibilité négative, lode, et positive, yen, de chacun devant l’histoire, mais le ‘nou’ définit la perception comme chemin à suivre par le jugement.

   L’œil est ouverture, tout comme l’oreille. Les deux cependant ne sont pas de la même dimension, ni de même direction dans leur relation avec l’histoire, même s’ils remplissent des fonctions différentes. L’œil comme outil de vision est premier, l’oreille est second, et la raison est troisième. Cette classification de la relation de la conscience à l’histoire indique le chemin de sa disposition. D’abord la perception, ensuite l’entendement, et enfin le jugement raisonné qui dissèque. L’histoire, cette chose qui est pesanteur, qui arrive et s’installe dans le cœur de la maison, mais qui est aussi fondée par un acteur qui la chevauche à sa volonté, l’histoire interpelle la raison de plusieurs manières. Quelle est donc cette maison dans laquelle l’histoire entre – nou tchou nda gi ? Cette maison, évidemment, c’est le présent. Car seul le présent rend le passé historique. Comme disait le philosophe italien Benedetto Croce, il n’est d’histoire que contemporaine. Il n’est d’histoire donc, que mise en jugement par le sujet, comme acteur et comme agi, dans le présent justement. La relation de l’histoire au présent est ainsi spécifiée de manière définitive, car l’histoire n’existe pas sans présent. Peut-être se ballade-t-elle au loin dans la forêt, multiplie ses cadavres, ou fait des achats tout simplement, mais son intérêt pour nous ne devient évident que lorsqu’elle se confronte à une conscience qui est œil, oreille et raison, quand donc elle se confronte à une intelligence extatique – dans la maison. Le présent qui est attente, la conscience qui est extatique, voilà une relation de chacun à l’histoire qui est fondatrice de sens, mais aussi, qui explicite la relation qui existe entre le présent et l’histoire. Voilà pourquoi pour les Bangangté, il n’y a pas de conception véritable du passé qui serait passé, ‘nou za tok-la’, qui serait donc d’une certaine manière, indépendant de la conscience historique et de la vision de celle-ci. Le passé, parce qu’il est historique, est toujours en relation au présent. Le passé ne devient ‘nou’ que lorsqu’il sort de sa cachette lointaine – nou tchoum chounda. Il est dynamique, et dans cette mesure, se présente toujours.

   Le ‘nou’ est concept, parce que justement c’est lui qui implique sa dynamique tant au passé qu’au présent. L’allemand a le mot weilen pour cette dimension du passé dynamique, mot qui apparaît dans de nombreux composés du temps – langweilen, verweilen, etc. La relation du ‘nou’ au temps, au ‘nguelang’ est abstraction, mais comme présence, elle est actualisation : arrivée de l’histoireet vécu de celle-ci. ‘Nou’ qui arrive ; ‘nou’ qui entre dans une maison ; ‘nou’ qui s’asseoit au milieu du salon ; ‘nou’ qui est là – quand libéré de sa dimension métaphorique, le langage, compris de manière physique, révèle le ‘nou’ comme indicateur de la profonde densité du présent. Le ‘nou’ est concret. Il se voit – ne yen nou. C’est parce qu’il est concret qu’il peut être manipulé par une intelligence, ne jou’ nou. Et c’est parce qu’il peut être manipulé par une conscience qu’il interpelle une intelligence – nzhe nou. C’est que le ‘nou’ est là dans une maison dans son immédiateté qui frappe de silence, mais il est contemporain aussi, et dans cette mesure seulement il est indicateur du présent propre. La densité du présent est une donnée évidente, car c’est à partir d’elle que la rationalité entre en jeu, et que le jugement peut confronter le ‘nou.’ Trois dimensions qui révèlent la concrétion du ‘nou’ comme trace de l’histoire. Le ‘nou’ qui est patrimoine, le ‘nou’ qui est archive, et le ‘nou’ qui est trace. Devant une telle concrétion du ‘nou’, l’activité de la raison est elle aussi distinctive. Car celle-ci, quand elle confronte le ‘nou’, le fait de plusieurs manières, selon plusieurs fonctions. Selon l’œil et l’ouïe, nous avons dit, mais à travers ceux-ci, à travers les sens donc, selon l’entendement, et au final selon le jugement. La densité du présent qui accueille le ‘nou’, le fait donc selon des modalités qui sont celles de l’immédiateté, de la contemporanéité et de la longueur. Il serait très facile de dire ici que devant l’histoire, quand elles se servent de l’écriture, telles modalités correspondent à celles distinctives du journaliste, de l’historien et de l’écrivain. Pour prendre une métaphore illustrative dans le domaine du sport, le journaliste serait-il le sprinteur que l’historien serait le coureur de fond, et l’écrivain le marathonien. La longueur de la relation de l’écrivain avec l’histoire est liée au fait qu’il fasse commerce avec le nzhe, parce que justement il est fonctionnaire de l’écrit – manipulateur en premier de l’histoire. La raison est le cœur de la maison, et il en est l’instrument – nzhe’nou.

   C’est le voyant qui a la capacité de dire ceci : ‘woua’ yen nou.’ Parole maléfique qui est menace de jeter l’histoire sur la tête du sujet tel un tsunami, de faire l’histoire entrer dans la maison. C’est que le tanou est aussi un fauteur de troubles. Ce caractère qui lui est particulier, est lié d’une part à la définition du ‘nou’ qui en fait une histoire dans le sens de ‘trouble’, et d’autre part au fait que la raison est toujours double, et donc positive et négative. La négativité de la raison est ce qui en fait un habitacle du trouble, dont le tanou est le porteur. La relation entre ‘nou’ et trouble n’est pas seulement de langage. Ainsi la Guerre civile qui a secoué le pays Bamiléké de 1960 à 1970, dans la traduction française de son référent, est toujours nommée ‘troubles.’ Jamais ‘guerre’, et d’ailleurs jamais guerre civile, qui déjà est une spécification technique de sa nature. Comme trouble cependant, elle est ‘nou’, et c’est en tant que ‘nou’ qu’elle entre dans le domaine du tanou. Il n’est pas le ta ma’ntchou, mais celui qui de part sa maitrise de l’histoire, en est le père. Il n’est pas le lieutenant Leclerc qui fit le Cameroun entrer dans la bataille pour la libération de la France en aout 1940 en atterrissant en pirogue à Douala. Le porteur de trouble qu’il est n’est donc pas celui qui cause les hostilités de la guerre elle-même, car cette fonction guerrière n’est pas sienne. Il est celui qui cause des problèmes, qui dérange, il est le Paris qui fait l’histoire entrer dans la maison et s’installer au cœur d’Athènes, et l’Homère qui la raconte. Il est le géniteur de l’histoire, le tanou. Que la relation entre raison et trouble soit une modalité particulière de l’usage de l’intelligence critique dans la manufacture de l’histoire, nous montre la longue tradition des intellectuels – ces fauteurs de troubles justement, telle que nous apprend l’histoire. Pas seulement en tant que porteur de nzhenou, mais aussi en tant que fauteur de trouble, le tanou c’est l’intellectuel. Mais ceci n’est pas seulement une question d’attitude, car l’histoire dont il est le géniteur, c’est elle qui justement frappe de stupéfaction la communauté, le salon de la maison. Elle fraie la famille, fabrique une rupture, bouscule les habitudes, détruit la cohésion, transforme le tcho, le bavardage, en silence, suspend le ‘toli’, et en tant que tel, elle instaure un ordre nouveau de la parole – celui du ‘nou’. De négative, cette raison devient ainsi positive. C’est de cette manière qu’elle accouche l’histoire, et que tanou en devient le père. 

   ‘Nou’ et ‘toli’ ne sont pas compatibles, comme le tanou et le griot sont antithétiques. Le tanou, lui, nzhe nou, voit l’histoire, et ainsi, la parturition de l’histoire devient sa fonction. Ne ghe nou, faire des choses extraordinaires, manipuler l’histoire, manipuler les traces, voilà ses attributs. Le tanou, le père de l’histoire se trouve ainsi avec entre ses mains l’histoire, le ‘nou’, mais comment donc ? C’est que l’écriture est utilisation raisonnée de l’alphabet. Or tanou c’est celui qui yen nou, qui voit l’histoire, et qui jou’ nou, qui entend l’histoire. Mais c’est tout aussi celui qui possède, et c’est-à-dire, fait l’histoire : ne ghe nou. C’est parce qu’elle est raisonnée que cette possession de l’histoire est intelligente, et mesure de l’intelligence d’ailleurs. Mais l’écrivain, comme possesseur du zhe, de l’œil, et donc de la raison, fonde son activité dans la vision. Il est impossible d’écrire l’histoire sans vision historique. Déjà parce que la vision est perception, yen, entendement, jou’, avant d’être jugement, zhe, elle mobilise de multiples dimensions de l’intelligence. Insistance multiple, mais à trois niveaux différents, qui soulignent cependant le caractère visionnaire de l’écriture, et son orientation téléologique sur un faire : ne ghe. Faire l’histoire ; sur une possession : ne ghe. Posséder l’histoire. En Bangangté, posséder et faire, sont signifiés par le même verbe, ne ghe. L’écriture de l’histoire telle que pratiquée par celui qui a la vision historique, par le tanou donc, ne peut pas être le récit simple de ce qui s’est passé, la narration rectiligne des événements. Tel travail serait celui de l’historien, ou pire : du journaliste. Le travail de l’écrivain est pensée agissante, et sa devise c’est : actons ! Son acte est une écriture qui prend en compte la longueur de l’histoire, en même temps que sa contemporaneité et son immédiateté, qui donc reconnaît la densité du présent comme étant historique. Le tanou est après tout le père de l’histoire. Il n’est pas emporté par l’histoire, dans le sens du nou tchoun am, mais il manipule celle-ci, il la re-écrit. Si l’histoire lui arrive, il n’en est pas un sinistré, au contraire – il a, avec l’alphabet, l’instrument nécessaire pour donner à l’histoire comme longueur, et c’est-à-dire comme récit, mais aussi comme vécu, un autre cours. Son activité est préemption. La force destructrice de l’histoire, du ‘nou’, oblige en effet de l’approcher avec l’arme de protection ultime qu’est l’intelligence, mais aussi avec prudence, avec patience, et avec des instruments de raisonnement, pour pouvoir au besoin la divertir. Il faut en effet guetter l’histoire, la saisir, comme si elle était un Grand animal, se battre avec elle, pour pouvoir de manière efficace, la chevaucher, la déposer en plein salon, te nou si, et bien évidemment la dire – ne tchoup nou. L’écriture est un de ces instruments-là. Et l’insistance sur son caractère actif est sans doute la marque la plus immédiate de ses potentialités par rapport à l’histoire. Elle prend l’histoire à corps. Elle ne subit pas l’histoire, mais la possède. Arrachée du silence qui a frappé le monde alentour après la catastrophe, et de l’obscure longueur de l’événement qui est fondée dans la raison qu’on ne dit pas, la parole de l’écrivain est nou.

   Voilà pourquoi en somme, tanou c’est un écrivain. 

Des scribes du sultan Njoya
Scribes du sultan Njoya, 1919.

Patrice Nganang

Visit Us
Follow Me
20
Whatsapp
Tumblr

Bangangté Cameroun écrivain Tanou


Previous Next

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Cancel Laisser un commentaire

keyboard_arrow_up