Le monde est à nous
Conversation avec Selim et Lila
Vous pouvez pleurer sur votre sort ou chercher votre voie.
Henri Carrubert à Redouane
Lila et Selim sont deux personnages du Mabrouckverse qui apparaissent respectivement dans Krimo, mon frère et Toutes les couleurs de mon drapeau. Lorsque j’ai commencé à écouter leurs histoires, j’ai d’abord été peiné tant elles me rappelaient ce que ma génération a vécu. J’avais la douloureuse impression que l’histoire ne faisait que se répéter.
Princes de la ville
Selim est un brillant collégien jusqu’au jour où Madame Dupin, sa prof d’histoire-géographie, expédie, faute de temps, un cours sur Algérie. Selim entend, pour la première fois, parler de la guerre d’Algérie. Resté sur sa faim, il cherche à en parler à ses parents, mais Papa et Maman sont trop occupés. Il reste Internet. La toile noie le jeune garçon sous les atrocités de la guerre d’Algérie et le laisse gérer seul le flot d’émotions qui s’ensuit. Lila est une jeune étudiante travailleuse qui fait son droit malgré les problèmes familiaux. Redouane, l’ainé de la famille est en prison pour trafic de drogue. Krimo, qui suit Redouane, semble avoir repris le business. Les parents, morts de honte, renient les deux garçons. Ils n’iront pas voir Redouane en prison. Ils laisseront Krimo mourir des suites d’une confrontation avec un dealer sans lui rendre visite à l’hôpital. Ils attendront de Lila qu’elle sauve l’honneur de la famille.
Rien de nouveau sous le soleil : ma génération n’a que trop connu ce type d’histoires. Combien d’entre nous se sont pris en pleine face les atrocités de l’esclavage, de la colonisation et du racisme ordinaire ? Combien ont pu compter sur quelqu’un pour les aider à gérer, pour leur dire que faire de la haine qui montait envers ceux qui « se sont décrétés supérieurs de par leur blanche couleur », pour leur apprendre à canaliser le fantasme de « ces rivages féeriques d’où s´élèvent à jamais les tam-tams de l´Afrique » ? Pour beaucoup, il n’y avait personne et surtout pas des parents trop occupés à filer droit, trop effrayés par la seule perspective d’avoir affaire à la police, trop concentrés à sauver leur honneur au point de laisser l’impression qu’ils préféraient la République à leurs propres enfants. On se promettait de ne pas finir comme eux, de ne jamais baisser la tête. On pensait trouver les réponses à nos crises d’identité, à nos colères, à nos manques d’amour en jouant aux princes de la ville, en se prenant pour Scarface ou Tupac. On défiait l’autorité et le monde avec des « M’en bas la race de qui tu es. Tu veux tester ? Jouer l’homme quand on est armé. Posez donc votre arme monsieur l’officier » ou des « Tu nous testes, on te tanne, tu contestes, on te canne ».
C’est cette voie que semblait prendre Selim et, dans une moindre mesure, Lila.
Sans mafia ni cigare
Les résultats scolaires de Selim se mettent à dégringoler. Il traine avec Redouane, le cancre de la classe. Son monde commence à se remodeler selon le principe d’un nous contre eux. Avec Redouane, il s’introduit en cachette au collège pour taguer la voiture de Mme Dupin aux couleurs de l’Algérie. Leur prof les attrape. De son côté, Lila plaque tout pour partir à Osaka, au Japon. Elle a dans son sac un colis non déclaré. Depuis l’aéroport, un certain Adel la suit bizarrement partout. À Osaka, un homme étrange la prend en filature. Mme Dupin n’appelle pas la police mais les parents de Selim. Lila trouve en Adel un ami et beaucoup d’affinités. L’homme étrange se révèle être Henri Carrubert, un policier qui par amitié pour Krimo a décidé de veiller sur Lila.
Me voilà rassuré de constater que Selim et Lila ne finiront pas « comme Scarface, percés de partout. Blaze dans la coke et criant “Fuck you motherfucker !” ». Pour le coup, j’ai envie de voir en eux la promesse que nos petites sœurs et nos petits frères sont plus malins que nous, qu’ils ne se laissent pas séduire par l’appel de la thug life et de la haine de l’autre. Nous, nous n’avons pas toujours su ou voulu voir les signes nous prévenant que cette voie n’était pas la bonne. Nous ne retenions que ce qui nous arrangeait. On se la jouait Black Mafioso en oubliant, opportunément, que Oxmo Puccino était arrivé « sans mafia ni cigare sur sa seconde épopée ». On accusait MC Solaar de faire de la variet’ pour les gaouris comme si on n’avait pas dodeliné de la tête sur « Bonnie and Clyde » après « Nouveau western ».
Me voilà donc rassuré : Selim et Lila se débrouillent beaucoup mieux que nous. Être princes de la ville ne leur suffit pas. Ils veulent le monde et ils savent comment l’avoir. Leur secret ? Le dialogue.
Marianne, on va t’ambiancer.
Cela n’a pas été facile pour Lila de faire le choix du dialogue. Taciturne, elle a fini par s’ouvrir à Adel. Méfiante, elle a accordé sa confiance à Henri Carrubert. Peu préparée à sortir de sa zone de confort au point d’avoir succombé au syndrome de Tokyo, elle a appris à corriger ses préjugés vis-à-vis du Japon. De même, Selim a fini par discuter avec ses parents, avec Redouane et avec Mme Dupin. Parce qu’ils ont préféré l’art de la conversation à l’attitude Thug life, Lila et Selim ont pu échapper au poids de l’histoire. Henri Carrubert a expliqué à Lila pourquoi Krimo lui a demandé d’aller répandre ses cendres à Osaka. Adel a pu lui démontrer que bien qu’il soit un petit bourgeois du VIe arrondissement, ils avaient beaucoup à s’offrir l’un l’autre. Il a même réussi à l’amener à tolérer les bizarreries du Japon et je ne doute pas qu’elle accepte de retourner dans un maid café avec lui. Quant à Selim, le retour sur l’histoire de la guerre d’Algérie a finalement été l’occasion pour lui de mieux connaitre ses parents, ses grands-parents, sa prof, Redouane et, surtout, lui-même.
Selim a, entre autres, compris le caractère artificiel des frontières et des récits des origines : « Mes ancêtres ne sont pas gaulois mais je suis français. Je suis aussi d’un peu tous les pays du monde à la fois, de toutes les cultures, et, au-delà, un peu de l’humanité tout entière ». En outre, Lila n’a pas seulement trouvé une nouvelle famille, elle s’est réconciliée avec ses parents et, dans le même mouvement, avec la vie : « Dans son carnet, Krimo racontait la griserie après son premier coup dans le box de Corbeil-Essonnes. Toutes proportions gardées, Lila a le sentiment que leurs émotions se ressemblent. Elles sont nées du refus de la frilosité qu’on leur a inculquée. Lila ose pour la première fois. »
Ma génération aussi, a encore le temps d’oser, d’oser ambiancer Marianne, d’oser célébrer la vie, d’oser empêcher l’histoire de se répéter. Hum ! Ce sont les petits frères et petites sœurs qui nous donnent des leçons de vie maintenant. « Truc de fou, de dingue ! ».
Univers principaux du Mabrouckverse
Le Poids d’une âme, Jean-Claude Lattès, 2006
Éloge du miséreux : De l’art de bien vivre avec rien du tout, Michalon, 2007
Le petit Malik, Jean-Claude Lattès, 2008
La petite Malika, Jean-Claude Lattès, 2010 (univers co-créé avec Habiba Mahany)
Tous les hommes sont des causes perdues, L’âge d’homme, 2015
Toutes les couleurs de mon drapeau, L’école des loisirs, 2018
Krimo, mon frère, L’école des loisirs, 2019
Classe à part, L’école des loisirs, 2021
Playlist
Passi, feat. Akhenaton, « Le monde est à moi ».
https://www.youtube.com/watch?v=dvwSVCnLF1Q
113, « Les princes de la ville ».
https://www.youtube.com/watch?v=EdyzIh0to1c
IAM, « Tam-tam de l’Afrique ».
https://www.youtube.com/watch?v=9EIXKpLMgjY
KDD, « Qui tu es ¿ ».
https://www.youtube.com/watch?v=Ir-RnccMX90
Passi, feat. Akhenaton, « Le monde est à moi ».
https://www.youtube.com/watch?v=dvwSVCnLF1Q
Oxmo Puccino, « Quand j’arrive ».
https://www.youtube.com/watch?v=qZ9O9B_8VA0
Oxmo Puccino, feat. Booba, « Pucc’Fiction ».
https://www.youtube.com/watch?v=YAl3lckALe8
Oxmo Puccino, « Black Mafioso ».
https://www.youtube.com/watch?v=KTBIiI6juNU
Oxmo Puccino, « Quand j’arrive ».
https://www.youtube.com/watch?v=qZ9O9B_8VA0
Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot, « Bonnie and Clyde ».
https://www.youtube.com/watch?v=Wa7wjr1NwhA
MC Solaar, « Nouveau western ».
https://www.youtube.com/watch?v=JSG2qHBm7WM
Black M., « Je suis chez moi ».
https://www.youtube.com/watch?v=hsOqEhMumaw
113, feat. Doudou Masta, « Truc de fou »
https://www.youtube.com/watch?v=pGupF66T6J0
Couleurs de mon drapeau Honneur identité Krimo mon frère Mabrouck Rachedi
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