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Lettres du Bangwe (2020)
« Ouvrir la voix » des femmes comoriennes
By Karen Ferreira-Meyers Posted in Karen Ferreira-Meyers, Les Comores, Nouvelles on 8 juin 2021 0 Comments
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Lettres du Bangwe (Editions Bora, Paris, 2020) ou « ouvrir la voix » des femmes comoriennes

Qu’est-ce que « Bangwe » ? Où se trouve « Bangwe » ? Qui est « Bangwe » ? Voilà les premières questions qui me viennent à l’esprit lorsque j’ouvre (enfin, j’affiche sur mon écran d’ordinateur) cet ouvrage. J’ai de la chance. Dans l’avant-propos je trouve quelques renseignements : Bangwe est la place publique. Idéalement donc un lieu où les gens se rencontrent, se parlent, s’écoutent, partagent des informations et des sentiments. Mais les auteures du recueil expliquent dans l’avant-propos que le sens du mot est aujourd’hui restreint : place publique, oui, mais place où il n’y a qu’une certaine partie de la population qui a le droit de s’y trouver, de participer à la conversation, à savoir les hommes comoriens ayant fait le Grand Mariage (Anda).

En réaction à cette restriction d’ordre sexiste, un groupe de femmes a décidé d’ouvrir une page sur Facebook (Bangwe la Wandru Washe – la place publique des femmes) où est née l’idée de ce recueil de donner la parole aux femmes, à toutes les femmes qui adhèrent à « une charte qui se veut inclusive et qui prône la bienveillance » (p. 8). Cette page Bangwe n’est pas ouverte aux hommes. Et il y a eu une suite agréable à l’ouverture de la page Facebook, le présent ouvrage en est la preuve : Biheri (auteure de l’avant-propos et fondatrice du groupe Facebook) a voulu « ouvrir la voix » à ces compatriotes comoriennes, de la diaspora ou non, comme l’avait fait avant elle Amandine Gay grâce au documentaire sur le vécu des femmes noires en France. Voilà comment elle décrit son objectif : « ouvrir la voix » « en invitant les femmes de ma communauté à écrire une lettre sur les thèmes Amour, Corps, Souvenirs ou Douleur. Voici leurs histoires racontées dans les quatre temps d’une journée : l’Aube, le Jour, le Crépuscule, la Nuit » (p. 9).

Dans la préface du recueil, Amandine Gay souligne clairement combien il reste difficile et controversé de prendre la parole publiquement lorsqu’on est femme, africaine, comorienne, jeune ou plus âgée, en 2021. Il s’agit d’un acte de transgression où langage poétique et écriture engagée se mélangent.

Les lettres publiées dans cette collection sont ancrées dans la réalité, les femmes partagent leurs expériences, leurs vécus ainsi que les imaginaires. Récits polyphoniques, intergénérationnels, autobiographiques, autofictionnels, dont les thèmes sont divers, qu’il s’agisse de l’amour, du corps (« corps torturé » mais aussi « corps désiré », p. 143) et de la santé, de la mémoire, des souvenirs, des retrouvailles, des émotions, de la migration, du métissage, de l’hybridité, de la religion musulmane, de la violence du genre et sexuelle, ou encore du trauma, de l’inceste, de l’avortement, du colonialisme, du patriarcat, de la polygamie, de l’umbiza (mariage religieux), de la négrophobie, de l’oppression, du déracinement. Les auteures décrivent divers types d’amour, à savoir l’amour familial, amical, hétérosexuel, homosexuel, l’amour de soi :

Je t’aime parce que tu retraces mon histoire,
Je t’aime pour tout ce que j’ai pu donner à travers toi,
Et je t’aime pour tout ce que j’ai pu retenir par amour pour moi (p. 134).

Elles notent des variétés d’oppression : par la société ou par les membres de la famille, comme par exemple celle de la mère :

Aujourd’hui, tu t’es faite porte-parole et gardienne des valeurs de la société comorienne qui veut que je reste à ma place : ne pas hausser le ton, ne pas rire trop fort, ne pas pisser trop fort (on ne doit pas m’entendre), ne pas critiquer de manière virulente, ne pas sortir le soir car indécent, ne pas fréquenter un.e tel.le car de mauvaise vie ou marié.e ou ostracisé.e par la société, ne pas me maquiller car non mariée, ne pas sortir seule car cela donne une mauvaise image (pp. 113-114).am

Mais, en tout, la leçon est positive : « Existons, exigeons, incarnons… nous y avons droit » (p. 46) et « S’aimer à en crever, vivre et nous noyer en nous-mêmes pour renaître en nous-mêmes. Bref, être libres » (p. 222).

Chaque partie du recueil commence par une citation : à l’aube, il y a Tchicaya U Tam’si, au jour, il y a Warsan Shire, au crépuscule, il y a Djalâl-od-Dîn Rûmî et, enfin, à la nuit, il y a Abdelwahab Youssef dit Latinos. L’aube contient 11 lettres, le jour 14 lettres, le crépuscule 11 lettres et la nuit 12 lettres. Certaines lettres sont écrites par des auteures anonymes alors que d’autres portent des pseudonymes (la garçonne imparfaite ou Angela Davis) ou des noms. Ne connaissant pas assez la littérature comorienne d’expression française (et n’ayant rien trouvé en ligne), je ne peux pas dire s’il s’agit des noms d’auteurs, des noms de citoyennes « ordinaires » ou encore des noms inventés. Peu importe, en vérité, car toutes les lettres nous parlent, à nous, les femmes du monde. Les lettres – des récits de quelques à plusieurs pages ou des poèmes brefs mais pleins de sensualité – sont adressées à elles-mêmes, à leurs mères, à leurs amies, à d’autres femmes, aux membres de famille (frères et sœurs, enfants, bébés, par exemple), mais aussi à la mort et au mystère. Quelques auteures ont rédigé deux ou trois textes.

Les éditrices/auteures des récits partagés à travers ce recueil ont décidé d’inclure des notes socio-culturelles (langues, musique et danse, nourriture, vêtements, architecture) afin d’ouvrir les textes à des lecteurs/lectrices venu(e)s de partout, et non pas uniquement des îles comoriennes. Il y a, par exemple, des références au kofia, un bonnet traditionnel comorien orné de broderies et au leso, un châle porté traditionnellement par les Comoriennes, mais aussi à des aspects météorologiques comme le kasi ou le khusi (vent tropical de la saison chaude et humide ou de la saison froide et sèche ; p. 201). Ou encore, Ufahari wa Komori  qui signifie « pour la dignité des Comores » ; il s’agit d’un collectif de militantes comoriennes pour les droits de l’homme et la démocratie (p. 28).  Au niveau des langues utilisées, ce qui m’a surpris un peu, d’un côté, c’est la présence de mots, expressions et phrases en anglais. Parmi les multiples exemples, citons « elles me donnent l’opportunité de montrer que oui j’ai des skills qui servent » (p. 29). « skills » signifie compétences, un mot tout à fait correct et compréhensible en français. Et à la page 76 : « Je reste admirative et respectueuse devant mes amazones, mes wonder women, mes femmes aux milles punchlines ». Je m’attendais à lire plus d’arabe vu la situation socio-linguistique des Comores. Ou bien est-ce un signe que l’anglais est encore plus universel qu’on le soupçonne ? Peut-être, dans le langage des jeunes ? Il y a aussi des traces de la langue comorienne (shikomori), ici et là des expressions comme « Kuhantsi ze ndrongowo za rohoni ba iyo nde maana utso ndjiya mowo », ce qui signifie « Arrête de tout prendre à cœur, c’est pour ça que tu ne prends pas de chair » (p. 59) ou « ndizo mgu yandzao » (« c’est la volonté divine », p. 256). De l’autre côté, il y a des mots qui ne sont pas expliquées (par exemple, « en m’adressant à la Chaïmat », p. 34), mais pour lesquels le lecteur lambda, comme moi, aimerait quelques informations supplémentaires.

De temps en temps il y a des petites erreurs typographiques, quelques coquilles comme, par exemple, un –s marqueur du pluriel à « prof » qui manque dans « Les prof’ qui m’ont marquée dans ma scolarité sont des femmes » (p. 28) ou encore une virgule mal placée (p. 53 : « Que la raison pour laquelle, tu nous fais tout oublier ») qui pourraient agacer les lecteurs. Mais, pour le plaisir des lecteurs, les auteures ont créé des néologismes et des jeux de mots comme « kurissant » qui, selon la note de bas de page, est un « jeu de mot entre le verbe ukurisa, être repu, et le mot nourrissant » (p. 55).

Le recueil de lettres est un plaisir mignon à lire. En plus, il a une valeur éducationnelle claire : montrer à d’autres jeunes qu’en parlant de soi, en décrivant les bonheurs et les malheurs des filles et des femmes on peut ouvrir le débat sociétal autour de sujets ayant un impact certain sur la vie de tous les jours. Je pense utiliser plusieurs de ces textes-témoignages dans mes cours dans le but de faire parler, de faire réfléchir, de faire écrire mes étudiant(e)s.

Karen Ferreira-Meyers

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