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La concession - Ndeye Fatou Ndiaye (2018)
By Cecile Avougnlankou Posted in Cécile Avougnlankou, Roman, Sénégal on 13 décembre 2021 0 Comments
Laurie Pezeron, fondatrice et animatrice du club de lecture Read ! Previous Next

COMPTE RENDU DE LECTURE
Titre : LA CONCESSION  
Auteure : Ndeye Fatou NDIAYE
Edition : L’Harmattan-Sénégal 
Année de parution : 2018 Sénégal

                      « Kiné, Kiné, réveille-toi, tu vas être en retard. »
                      « Kiné !  …
                      L’idée de retourner travailler dans cet endroit ne 
                      l’enchantait guère. Comme tous les lundis matins
                      depuis plus d’un an, Kiné manifestait son dédain pour
                      la reprise du travail ». P11

Dès les premières lignes du roman, un flot de questions assaille le lecteur. Le roman s’ouvre en effet sur Kiné une belle jeune femme qui répugne à se rendre à son travail. La curiosité du lecteur est piquée à vif. Par ces temps de chômage, comment se fait-il que cette femme manifeste autant d’irritation à se rendre à son service ?

Que lui arrive-t-il ? 

Des ennuis avec son patron ? La harcèle-t-il ? Des collègues indélicats, invivables à son service ? Quelle atmosphère y prévaut-il ? Et elle-même ? Est-elle une collègue affable ? Aime-t-elle son métier ?

Toutes ces questions vous traversent l’esprit tout à coup mis en alerte.  Pendant que ces questions vous tenaillent, les yeux impatients fouillent les lignes en quête d’une réponse. Ces multiples interrogations sont un moteur de motivation à la lecture. On dévale les mots, on halète devant les réponses et on fonce à la recherche de précisions, d’explications… Et de découverte. L’auteur passant si habilement d’un sujet à un autre. 

Contrairement au style vif de l’auteur, la Kiné de ce début du roman est morne, évasive, triste… Les lignes que nous parcourons nous dévoilent sa famille : son père et sa mère, son frère Alpha qui va se marier, sa vie de jeune fille aux prises avec les soucis de son âge : travail, amour. 

On y découvre une Kiné  belle et brillante. Issue d’une famille aisée et croyante, elle est la benjamine de Moctar et Safy. A présent, une belle carrière s’offre à elle. Elle ne semble néanmoins pas épanouie dans son travail.

L’enseigne de son lieu de travail lui donnait déjà la migraine.
“ Que me réserve-t-on encore aujourd’hui ? “
pensait-elle en empruntant les escaliers. »
lit-on p. 14 

Kiné, employée adulée par ses patrons, reçoit de nombreuses promotions qui lui attirent la jalousie de ses collègues. Ces tensions au travail lui pèsent et justifient son manque de motivation. Malheureusement, le travail réussi, source d’épanouissement devînt pour elle, source d’ennui et de repli sur soi. Cependant elle hésite à quitter ce travail par devoir, elle veut continuer à soutenir ses parents bien qu’ils n’en aient pas besoin.  

Bienvenue dans la vraie vie belle Kiné !

Ajouter à ce traumatisme, Kiné se sent seule, les hommes semblent la fuir. Or elle voudrait bien s’attacher, connaître l’amour. Par analepse, l’auteur nous fait revivre la naissance d’une belle idylle entre Kiné et Ibou. Un soir, elle fit une belle rencontre qui se mua très vite en une passion amoureuse. Ibou s’avéra l’amour de sa vie. Mais l’ardeur du jeune homme commença à s’émousser avant de tourner au drame. En effet, le jour du mariage, Ibou décida de ne plus se marier et la mariée attendit en vain la belle-famille. De nouvelles interrogations, de nouveaux bonds dans la lecture.

Pendant que les enfants sont jeunes, les parents tels des gardiens veillent et éloignent tous les prétendants considérés, à cet âge, comme des oiseaux de mauvais augure. Puis l’instant d’après, anxieux, ils souhaitent de tous leurs vœux un amoureux pour leur fille ou leur garçon. Les enfants qu’on emmurait autrefois sont suppliés de sortir de leur tanière pour voir du monde, s’attacher, se marier. On les surveillait, on les convie expressément à sortir, à se laisser aller. 

Kiné est à cet âge où les parents chassent l’oiseau de la cage, où tout repli sur soi devient pour parents et amis source d’insomnie et d’angoisse. Après le coup de Ibou, Kiné sombre dans le désespoir. Sa famille aussi. C’est l’heure d’y aller, les enfants doivent construire leur nid et cela passe par la rencontre d’un partenaire, d’un mariage… 

Grâce à l’aide de sa famille, elle retrouve goût à la vie et rencontre Cheick.  

Cheick est l’aîné d’une famille de classe moyenne vivant dans le quartier populeux de Thiaroye. Tous ses frères sont  déjà mariés et vivent  dans la concession familiale ainsi que ses sœurs. Ses parents, à juste titre, s’impatientent de ce célibat qui s’éternise. La mère plus que tous car Cheikh est le plus fortuné de la fratrie et prend bien soin de toute la famille. Sa mère, vénale par-dessus bord, veut  pour son fils une femme choisie par ses soins qu’elle aura sous sa coupe. Il lui faudra une femme généreuse qui autorise l’accès à ce butin et qui ne le dilapide pas. Elle avait déjà sa petite idée de cette femme, ce trésor de bonne épouse manipulable à dessein. Seule sa nièce Fanta peut faire cette épouse prévenante et généreuse. Oui avec elle la fortune de son fils restera dans la famille. Elle continuera à y avoir accès, un accès illimité. 

Mais Cheikh tombe follement amoureux de la belle et riche Kiné. Mère Rama est aux abois. Kiné, fille de riche, risque d’engloutir la fortune tant chérie. Il faut lui barrer le chemin vers ce portefeuille fourni. 

Cependant Cheick épouse Kiné grâce aux plaidoiries de la famille. Les plans de Mame Rama sont compromis, mais cette dernière n’a pas encore joué sa dernière carte. Par moult intrigues : insultes, dénigrement, manigances, elle discrédite Kiné installée dans la concession aux yeux de son époux. Ce dernier semble très à son aise dans la concession. La promesse de déménager au lendemain des noces n’est plus d’actualité. Kiné est désorientée.  

Cheick est prêt à tout pour le bonheur de sa mère. Pour le sourire de maman, il épouse sa cousine Fanta. Kiné est ravagée, mais continue de faire bonne figure jusqu’à l’ultime incident, la cérémonie de cadeau de la nouvelle épouse à sa coépouse, qui la décide à rompre avec cette vie. Elle ne voulait plus continuer avec cette vie de simulacre et d’injures. Cette décision coïncide avec la découverte de Cheikh de la vie de débauche que mène désormais sa seconde épouse Fanta, la petite nièce avide d’argent. Il tombe des nues. Qui trop embrasse mal étreint. 

J’avoue que j’ai été surprise par la force de Kiné à vivre dans la concession et à supporter toutes ces tensions, ces intrigues dignes de Hollywood, cette haine omniprésente et le manque de soutien de son époux muré dans un silence vexant… C’est une vraie preuve d’amour et de respect. 

D’ailleurs le roman regorge de nombre de surprises. Les personnages sont pour la plupart jeunes, talentueux et occupent de grands postes, travaillent d’arrache pied, savent se faire plaisir dans les lieux les plus huppés de la ville et roulent dans de grosses voitures : des 4×4 rutilants, des Hyundai… C’est un pays d’avenir. 

Cette jeunesse très ambitieuse est aux prises avec les démons du passé que conspuaient déjà des auteurs tels que Mariama BA mais qui semblent éternels. L’ingérence à outrance des mères dans l’intimité des enfants et la forte influence qu’elles ils ont sur eux. Mère Rama dans une certaine mesure m’a rappelée le personnage de tante Nabou dans le roman Une si longue lettre de la Ssénégalaise Mariama BA. Cette rancune tenace, cette obsession à gérer les couples de leurs enfants à coups de menaces, à faire faire leur volonté, à en imposer aux autres est donc très caractéristique de ce pays ? Mère Rama dans La concession veut contrôler la fortune de son fils et n’y va pas du dos de la cuillère. C’est sa vénalité qui perdit Cheikh et son couple. Elle impose Fanta alors que Tante Nabou imposait Nabou… 

Il m’a semblé aussi que les femmes sénégalaises mariées sont quelque peu sur des braises dans leur foyer conjugal comme autrefois. Les belles-mères et les belles-sœurs attendent toujours une femme à leur service, serviable et servile, aux petits soins, respectueuse et généreuse surtout ; c’est la coutume. Un homme se mérite. Pour le garder, il faut soigner ses parents, être généreuse, satisfaire leurs caprices, s’étaler sur leur chemin.

 Les parents devraient servir de mentor aux jeunes, les aider à mieux gérer leur vie. C’est ce que semble conseiller la romancière. Ces pratiques confinées dans les quartiers populeux chez les personnes peu entrées dans la modernité devraient cesser. 

La concession est un roman tumultueux. Sa lecture m’a fait passer par de nombreux états. Au début, piquée à vif par l’indolence de Kiné, j’étais plutôt curieuse de découvrir les raisons de ce désintérêt pour son travail. Puis j’ai plané avec elle devenue amoureuse vivant sa passion de jeune fille riche et amoureuse. J’ai sombré avec elle quand Abou l’a plantée le jour du mariage pour un homme. Et à nouveau j’ai jubilé pour elle. L’amour la fait rayonner. Et toutes les souffrances, les humiliations qu’elle subit dans son couple, j’étais à fond avec elle dans ses déboires divers. J’ai détesté sa belle-mère et ses belles-sœurs qui lui menaient la vie dure. Je me suis inquiétée pour elle. Son mari Cheikh, ce toutou sans couille m’irritait au plus haut point. Quel homme ! 

Le roman est plein de rebondissements. Il vous fait passer d’un état à un autre par un aller-retour entre des situations se déroulant simultanément à divers endroits de la ville en échos à d’autres dont seule l’auteur a le secret. Tantôt nous sommes avec Kiné dans ses incertitudes, puis par des expressions telles que : « pendant ce temps, de l’autre côté de la ville sur la corniche, … » ou « De l’autre côté de la ville, une autre conversation… », l’auteur vous projette dans un autre décor du passé ou du présent, ou introduit un autre propos contradictoire ou explicatif. Les évènements savamment imbriqués les uns dans les autres, nous font passer d’un état d’hilarité à un état de dépit et de souffrance atroce. L’euphorie d’une nomination peut céder le pas à une atroce déception. Le personnage tangue d’un état à un autre et entraîne  le lecteur dans ses égarements comme dans ses élévations. C’est tout un voyage. On passe ainsi de l’amour au désespoir, du gouffre à la lumière, de la richesse à la pauvreté, des rues pavées de Dakar aux rues poussiéreuses de Thiaroye. Des personnes raffinées, aux rustres, des femmes fines aux racailles : c’était un tout magnifiquement orchestré. 

Je ne connais pas la société sénégalaise, mais je peux affirmer l’avoir redécouverte en pleine mutation sous la plume alerte et tendre de Ndeye Fatou NDIAYE. J’ai découvert l’organisation sociale des familles et le respect que les enfants continuent d’avoir pour les parents jusqu’à la compromission, la guerre subtile que se livrent les griottes selon leur habileté, les panégyriques, armes fatales pour rappeler à la descendance qui elle est et d’où elle vient… la liste est longue. 

Au cœur de cette société, des  femmes, jeunes belles, émancipées et pleines de rêve. Cette nouvelle société sénégalaise est dirigée par les femmes. Le roman tourne en effet autour des femmes avec leur intrigue. D’un côté nous avons des femmes instruites, intelligentes, brillantes, riches, indépendantes et qui ont le pouvoir de s’offrir le monde comme Kiné et Rabya. De l’autre les mères, traditionalistes comme Mère Rama, ancrées dans les valeurs ancestrales et soucieuses de leur respect, les mères rapaces, voraces qui veulent en intimer aux enfants et les soumettre afin de protéger leurs intérêts, et au milieu, nous avons les mères protectrices à mi-chemin entre tradition et modernité comme Safy qui veillent au bien-être de leurs enfants. Il y a aussi la grande masse des femmes qui n’ont ni instruction ni richesse et qui convoitent cette vie de luxe et qui usent de détours sordides pour arriver à leur fin comme Fanta qui a décidé de se prostituer pour améliorer sa condition de vie.  

C’est la société sénégalaise d’aujourd’hui, innovante, enjouée, ouverte à la modernité qui nous est donnée à voir ici. C’est une belle société ancrée  dans les valeurs qui sont les  siennes et qui tangue entre hier et aujourd’hui. Une société dans laquelle les femmes savent ce qu’elles valent et savent fixer des limites. 

J’ai aimé. 
Fémicriture, 
Passionnément lire !

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