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Kipiala ou la rage d’être soi - Bill Kouélany (2021)
« Je n’écris pas mes mémoires. Je ne livre pas l’intime. » (p.247)
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in Congo, Roman, Sonia Le Moigne Euzenot on 14 novembre 2021 0 Comments
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Kipiala, Bill Kouelany

 

     Bill Kouélany est l’auteure de Kipiala ou la rage d’être soi publié en 2021 aux éditions Les Avrils. Bill Kouélany est aussi le personnage principal, celui à partir duquel l’histoire que nous lisons est racontée. Le livre s’ouvre sur deux cartes géographiques : celle de la République du Congo, celle de Brazzaville. Suit une dédicace à plusieurs personnes, les mêmes personnes que nous retrouverons dans le cours du récit. Bref, la porosité entre réel et fiction est posée. Elle nourrit toutes les pages de cet ouvrage.

     Au point, finalement, de se demander si ce personnage de jeune femme « rebelle, sauvage » (p. 37) va pouvoir, à lui seul constituer le sujet du livre. Fictionnaliser une « kipiala » est-il suffisamment intéressant pour devenir le point focal par lequel un écrivain ou une écrivaine peut décider de raconter une histoire ? Quand bien même, à l’évidence, il s’agirait de raconter sa propre histoire ? On suit en effet les épisodes qui marquent la vie de Bill, femme exigeante et secrète, sincère et brutale, généreuse et égoïste.

Alors “Chienne ! Bordel ! Kipiala !”oui, tant qu’à faire, pourquoi pas ?
Kipiala veut dire “ déborder” “sortir du cadre conventionnel”. Sortir de la photo de famille.
Kipiala veut dire “ ne pas être politiquement correct ”, “en faire trop”, “ se donner en spectacle” quelque part “ faire la pute”.
Kipiala, c’est une personne sans barrières, imprévisible, libre dans sa parole et dans ses actes. Capable de tout (p. 122)

     Bill raconte ses rencontres amoureuses, ses expériences sexuelles, n’esquive pas l’homosexualité, dévoile sa sensualité, sans tabou. Les mots sont crus mais sans la moindre vulgarité. Bill raconte sa rencontre avec Louis, la naissance de ses enfants, sa relation difficile avec sa mère, son amour pour son père. Qu’elle n’agisse jamais comme on attend qu’elle agisse, que son non-conformisme la distingue de ses amis, de ses amies, en fait certes un personnage singulier mais on sent bien que ce livre ne peut se réduire à ce parcours féminin.

     La narratrice elle-même est consciente que son propos ne peut se réduire à ce seul fil narratif. Le récit est régulièrement jalonné d’expressions comme « et la guerre de commencer » (p.38 notamment) ou «  mais pas trop vite… » (p.47 notamment) ou encore « flux blancs et rouges » (p.11 puis avec des variantes très proches). Ces suspensions, ses échos sont autant de jalons qui inscrivent l’histoire de la Kipiala au cœur de la ville de Brazzaville, au cœur du quartier de Bacongo, au cœur de questionnements féminins. Bill est une femme avec un corps qui se manifeste, un corps dont elle se refuse à cacher les menstrues par exemple. Elle vit au milieu d’une famille constituée d’oncles, de tantes, d’enfants, d’aînés qui l’observent, la sermonnent, la façonnent aussi : elle est Bill parce qu’elle est la fille de cette famille qui ressemble à tant d’autres familles, bruyantes, envahissantes selon cette rebelle. Sa mère la croit sorcière ! (p.212). Sa rébellion est celle d’une femme qui veut échapper à des contraintes sociales datées, à des préjugés sexistes.

     Bill est congolaise. Brazzaville est aussi le personnage de ce livre. L’écriture de Bill Kouélany, souvent factuelle, se colore quand elle parle de Bacongo. On pressent l’artiste qu’elle est en train de devenir. On respire le quartier, on partage ses rencontres avec des  artistes, des intellectuels. Elle lit beaucoup : les écrivains d’Afrique, du Congo, les écrivains français, russes…

     Répondant à sa sœur Sissi qui s’insurge contre le projet de ce livre, elle dit :

« Il y a plusieurs façons d’écrire, tentai-je d’expliquer. Mon texte ne vise ni à vous faire du mal, ni à vous faire plaisir. Il s’agit de saisir un corps dans son ensemble, dans son contexte social, politique. » (p. 247)

     Lors des guerres qui ravageront le Congo, elle gardera précieusement ses notes, ses brouillons, qu’elle appelle ses « Extraits d’actes de naissance » (p.278) : s’agit-il de ceux de ses personnages ? Comme autant de pièces pour qu’elle constitue ce qu’elle nomme « être soi » ?

     Lorsque les guerres surviennent, atroces, 1993, 1997, 1998, le style de la narratrice gagne en profondeur pour raconter ce que subissent les populations civiles, ce que subit sa famille. Sa langue est moins banale. Et cette fois le leitmotiv narratif est : « Comment écrire cette guerre… » (p.279 notamment) surtout puisque cette guerre n’intéresse personne !

« C’est à peine si la République du Congo existait, le Pool encore moins ! Rien sur les bombardements continuels, sur les corps déchiquetés, les membres arrachés par un éclat d’obus que des parents essayaient de recoudre à vif, rien sur la chair pourrissant sur les routes, rien sur la malnutrition. » (p. 278)

     Bill, si souvent déconcertante, si souvent réfractaire, insubordonnée, puise dans son tempérament la force, la rage de prendre les risques qui conduiront sa famille  à surmonter tous les obstacles et revenir sains et saufs à Bacongo. Ce que raconte Bill, ici, est poignant. On peut y trouver un intérêt documentaire particulièrement précieux mais il s’agit surtout de donner corps à toutes ces victimes de l’absurde. La dramaturge brazzavilloise Sylvie Dyclo-Pomos a, elle aussi, rendu hommage aux victimes du Pool dans sa pièce : La folie de Janus (1).

     Le personnage de Bill Kouélany est certes rebelle, agaçant parfois, mais il ne passe pas toutes ces pages à ne parler que de lui parce qu’il est façonné par sa famille, par Brazzaville, par l’Histoire du Congo, par ses figures politiques, littéraires et artistiques. La porosité entre réel et fiction est l’occasion de mettre en lumière le quotidien des gens de Brazzaville. Elle offre l’opportunité de raconter Brazzaville aujourd’hui, entre passé et présent. Bill en a été témoin. Bill en est témoin. C’est particulièrement intéressant !

     Retour au réel, mais l’a-t-on jamais quitté ? Bill Kouélany parle très peu dans ce livre des Ateliers Sahm qu’elle a ouverts en 2012 à Brazzaville. Ils sont l’expression de cette « personne sans barrières, imprévisible, libre dans sa parole et dans ses actes. Capable de tout. ». La très belle revue des arts et des écritures contemporaines (N° Spécial, hors-série, Africa 2020) qui vient de paraître aux Solitaires Intempestifs est précisément consacrée à ces ateliers : « Les ateliers Sahm à Marseille ». Bill Kouélany ouvre la revue :

« L’idée c’était d’inviter les artistes que j’avais rencontrés ailleurs à venir partager leur pratique avec les jeunes artistes. Je voulais apporter une touche contemporaine qui manquait au Congo. » (p. 5) 

     Magnifique projet !

Les solitaires intempestifs, revue d'art contemporain

Sonia Le Moigne-Euzenot

Bill Kouelany, Kipiala ou la rage d’être soi
Editions Les Avrils, première parution en 2021

(1) Le texte est publié dans le recueil Écritures d’Afrique, France Éditions, 2007

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