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Le continent du Tout et du presque Rien - Sami Tchak (2021)

Une critique de l'écrivaine Ananda Devi

Une critique de l'écrivaine Ananda Devi

Le continent du Tout ou du Presque Rien, Sami Tchak
Editions JC Lattes, 2021

Est-il encore besoin de dire que l’univers de Sami Tchak est singulier, troublant, lancinant, et que, dès lors que l’on s’y aventure, il ne consent plus à nous libérer ? A chaque livre, on pénètre dans les eaux troubles d’une humanité belle et perverse, aux corps entrechoqués, aux effluves sanglants, avant de comprendre que tout est le fait de notre propre ambiguïté. Ses derniers livres mêlent divers genres avec une égale maîtrise : fables et aphorismes, contes philosophiques, poésie, romans, et on en vient alors à comprendre que, davantage que la singularité, toute son œuvre est en réalité une minutieuse exploration de la complexité. 

Le continent du Tout et du presque Rien, son dernier roman paru chez J. C. Lattès, est un texte qui exige : notre attention constante et ininterrompue, une remise en question des certitudes, une interrogation de l’histoire, du regard que l’on porte sur l’Autre, et surtout des truismes faciles qui guident la pensée moderne. J’étais de plus en plus frappé par un fait : les discours simplistes sont dans une telle concurrence, tous les camps ayant de ces femmes et de ces hommes qui martèlent les mêmes idées, les mêmes slogans, et il se dessine clairement une vérité, à savoir la mort de la pensée complexe, même et surtout chez ceux qui se targuent d’avoir la pensée comme principale activité, dit le narrateur, Maurice Boyer (c’est moi qui souligne). C’est dire que ce roman est en prise directe avec le monde actuel, avec le verbe souvent dévoyé des discours, avec des visions de plus en plus étriquées véhiculées par les réseaux sociaux, voire par des philosophes séduits par une médiatisation facile. Il est en fait un éloge de la pensée complexe, et démontre en plus de trois cents pages combien cette complexité est nécessaire pour déjouer les pièges du racisme sous toutes ses formes et pour nous amener à nous livrer à une réflexion susceptible d’aboutir à des ébauches de réponse par rapport à notre civilisation en perdition (parce qu’il n’y en a plus qu’une, celle fondée sur le capitalisme et la vision occidentale d’un mode de vie auquel tous aspirent).

Le roman est construit comme un jeu de miroirs : dans la première partie, Maurice Boyer, un ethnologue français (et blanc), nourri et inspiré par Georges Balandier, s’en va observer un village du Togo, Tèdi, armé de toutes ses lectures et de tous ses à priori, lequel village noir à son tour l’observe et le manipule sans qu’il s’en rende compte (comme l’ont toujours fait les sujets d’études ethnologiques depuis les débuts de cette discipline). Deux personnages en particulier le fascinent : le chef du village, un homme intelligent, habile, truculent, et un Imam originaire du Sénégal, lumineux, mystérieux et tout aussi fascinant pour l’ethnologue que le chef du village. 

Au cours de cette expérience, ils vont se transformer mutuellement. Dans une scène particulièrement marquante, le chef, ayant surpris un bouc mangeant de jeunes pousses de maïs, réunit tout le village et arrache les dents du bouc avec une tenaille. Maurice, horrifié par cet acte, pense malgré tout que sa recherche, qui semblait jusque-là s’être enlisée, a été relancée par cet événement. Ce qui était en réalité le but du chef afin de retenir Maurice au village. L’acte du chef est rendu encore plus atroce par sa fausseté, comme si la seule présence de l’observateur avait révélé le monstre en lui. Les villageois, eux, ne sont pas dupes. Ils comprennent mieux les jeux de pouvoir que Maurice lui-même. 

Peu à peu, les oeillères du Blanc vont se dissiper. En comprenant que les motivations de ces êtres qu’il jugeait, comme nombre de ses collègues, primitifs dans leur mode de vie mais également dans leur pensée, peuvent être aussi complexes que celles des peuples « évolués », il s’humanise profondément, et finit par reconnaître en eux des égaux, des hommes, des femmes, la sagesse et la stupidité, la violence et la générosité. Les traditions sont des apparats qui recouvrent et déguisent l’humanité, et au fin fond de ce village où son héritage livresque ne sert plus à grand chose, il finit par comprendre cela, cette chose simple et folle, cette vérité si difficile à dire et à saisir: nous sommes semblables, ils sont ses pareils, il a autant à apprendre et à prendre qu’à donner, et le chef et l’Imam sont ses deux moitiés, part de folie, part de sagesse, homme et dieu et diable.

A partir de ce moment, Maurice devient comme le Magistrat d’En attendant les barbares, le magnifique roman de l’écrivain sud-africain J. M. Coetzee : il est imprégné de cette humanité qui fait de lui un observateur, non plus depuis le sommet de sa verticalité, mais depuis la chair des choses et des êtres. Tout l’a mené vers ce basculement des hiérarchies imposées. Il comprend l’amour qui sous-tend les relations entre les villageois, mais aussi leur ambiguïté. L’ethnologue que j’aspirais alors à devenir ne s’était point aventuré vers de telles sociétés parce qu’elles seraient idéales pour le bonheur humain, non, mais parce qu’elles offraient la possibilité de revenir aux invariants de l’homme par des voies assez exotiques. Leur grande différence résidait dans le spectacle, dans les expressions truculentes de leur comédie. La comédie humaine, en d’autres mots.JC 

Dans la deuxième partie du livre, miroir de la première, ce sont, quarante ans après, les Africains qui deviennent les ethnologues d’eux-mêmes dans un monde blanc, qui cherchent à analyser, à décoder, à comprendre leur place toujours incertaine, toujours interrogée, toujours condamnée à être interlope. Mais aux yeux de Maurice, ils se révèlent pour beaucoup avoir les mêmes à priori, ils ont eux aussi été nourris de lectures et de discours fabriqués qui finissent par scléroser la pensée plutôt que de l’éclairer, bâtis sur des jargons qui vident leurs propos de sens. Il y a encore en eux une véritable aptitude à nous vénérer, déclare, cynique, un éminent professeur blanc au sujet des étudiants noirs. Pourtant, Maurice se rend compte qu’en eux s’éveillent des éclairs de conscience de ce qu’ils sont, hors de la verticalité imposée, hors de ce que Maurice qualifie de « schizophrénie », c’est-à-dire la blessure profonde du moi individuel et collectif des peuples noirs, qui (…) deviendrait, après des décennies de tragédies, la plus féconde, sur le plan spirituel et matériel, de toutes les blessures issues de l’Histoire. Même lorsque leurs réflexions semblent s’opposer, ou plutôt, surtout lorsque leurs réflexions s’opposent, ils commencent peu à peu à se situer dans cette schizophrénie léguée et assimilée. Ils expriment une volonté de se définir autrement qu’à travers le regard du Blanc, surtout les femmes, semble-t-il. C’est par le beau personnage de Safiatou Kouyaté, dont Maurice dirige d’abord la thèse, puis devient l’admirateur et l’amant, que l’on saisit cette énergie furibonde qui refuse le paternalisme ambiant, qui, malgré ses excès, ou grâce à eux, se défait du poids de la culpabilité et de la honte, les syndromes de la pathologie capitaliste. Elle semble indiquer que les chemins de la violence et de l’humiliation qui ont mené jusqu’à notre époque, cette pathologie, cette fermentation, ce parasitisme, voire ce vampirisme du système occidental, mais aussi des chefs d’état qui ont bradé leurs propres pays, qui ont rendu les peuples du continent exsangues, finiront peut-être par les transformer et les rendre plus forts et qu’ils finiront ainsi par s’ouvrir de nouvelles voies : Nous n’inventerons pas un nouveau monde, écrit-elle, c’est dans celui, cruel, qui existe déjà, celui qui a été reconfiguré par les dominants, que nous avons l’obligation de prendre notre place, pas de la quémander. A travers une série de portraits de personnages fictifs ou réels (comme celui de l’écrivain Gauz), Sami Tchak élabore des hypothèses, évoque des options de résistance, s’engage, bref, dans une exploration des possibles qui pourraient émerger entre l’image de tragédies insurmontables et l’expression d’utopies irréalisables, à condition que les voix contraires parviennent à se réunir autour d’un rire, d’une complicité ou d’un amour partagé. Il écrit que les artistes produisent de la beauté, et que cette beauté est une forme de lumière qui permet de dissiper, ne fut-ce qu’éphémèrement, les ténèbres où nous sommes plongés.

Maurice Boyer, l’Observateur, est un personnage attachant, dont la fragilité se révèle dans sa vieillesse, dans le couple qu’il forme avec son épouse Aurélie, dans son admiration pour Safiatou, dans l’opposition du corps vieillissant de l’homme et de la vigueur physique et intellectuelle de la jeune femme. La fin du roman baigne dans une lumière crépusculaire – une douceur – cette nostalgie, peut-être, qu’évoque le personnage de Zakari – qui semble accompagner la déroute de la civilisation, la fin d’un monde, la fin des mondes.

Le tour de force de l’auteur est de saisir la complexité du monde en confrontant chaque vérité énoncée par un personnage à une autre vérité, parfois contraire, évoquée par un autre personnage : parce que chacun porte en lui une part de la vérité, qui n’est jamais unilatérale, qui n’est autre qu’ambiguïté, qui contiendra toujours sa part contraire, sa part de fausseté, sa part d’imaginaire, et c’est cela que dit le livre, finalement, tout homme est vrai mais cette vérité ne peut que s’enrichir de celle des autres, alors même que nous vivons dans un monde où la Vérité devient une forteresse et les ouvertures se rétrécissent pour devenir meurtrières dans les deux sens du terme. Plus de place pour l’ambivalence, pour la contradiction assumée, pour la complexité: place aux slogans qui tuent.

On termine la lecture, heureux et subjugué, reconnaissant et étourdi de l’ampleur de la réflexion qui démarre, à peine le livre refermé.

 

Ananda Devi

 

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