Jean-Paul Tooh-Tooh
(Ecrivain et critique littéraire)
Par la sueur de mon suaire…d’Esther Doko : mémoire d’outre-père
Introduction
Esther Doko est une jeune poétesse béninoise qui a déjà à son actif, deux recueils de poèmes. Le premier est intitulé Par la sueur de mon suaire. Le deuxième a pour titre Mémoire d’horizons. La présente étude s’intéresse au premier recueil.
Le premier poème de ce recueil semble cristalliser à lui seul toute la charge sémantique et esthétique du recueil. Il inaugure les émois les plus subtils qui agitent l’esprit de la poétesse. Les images convoquées ici transportent le lecteur dans un univers apocalyptique où l’auteure « c è d e » sous le chaos émotionnel. Le déchirement psychologique est si accru qu’il perturbe l’acte d’écrire d’où n’émane qu’un « bruissement de mots » doublé d’une « foison de doutes ». L’incertitude induit un déséquilibre psychique et rhétorique (ou encore scripturale) qui plonge la poétesse dans l’obscurité de ses angoisses. Sa « plume » ne résiste pas à « la froideur » de ses propres « chuchotements ». Cette impuissance scripturale est marquée par la disposition (ostensiblement espacée) des lettres du mot « c è d e ». Le mot sera repris dans le poème comme pour en assurer le rythme et la structure. Une structure binaire. Nous convenons avec Paul Ricœur qu’en « poésie (…), la forme ou la figure du message adhère à son sens pour former une unité semblable à celle d’une sculpture. La figure y est intrinsèque au discours : elle ne l’orne pas, elle le constitue »[1]. La disposition typographique est donc une composante de l’organisation rythmique et sémantique du poème. Les vers libres (les uns plus longs que les autres) entrecoupés de points de suspension semblent renforcer l’incapacité de la poétesse à exprimer la plénitude de ses (re)sentiments. Il se dégage de ces lignes l’esthétique de l’ineffable. Cette crise du langage rappelle les troubles psychiques de la fille de vingt et un ans (que le docteur Joseph Breuer devait soigner) dont Freud parlait dans son ouvrage intitulé Cinq leçons sur la psychanalyse[2]. En effet, en pleine psychothérapie, « la malade avait l’habitude de murmurer quelques mots qui semblaient se rapporter à des préoccupations intimes. »[3] Quelles sont les préoccupations intimes qui auraient provoqué l’acte d’écrire chez Esther Doko ?
Je propose d’analyser deux éléments importants dans la signification globale de l’œuvre : il s’agit du néologisme « Aimance » (p. 17) et du poème « P a i r » (p. 38). « Aimance ardente » est le quatrième vers du troisième poème du recueil. Le substantif « Aimance » frappe par son étrangeté. Même si l’on soupçonne son origine dérivée d’un autre substantif Aimant (oxyde de fer et de titane qui attire naturellement le fer), il s’agit bien d’un néologisme. Comment ce néologisme s’intègre-t-il à ce système de significations et de formes que constitue la poésie dokorienne. Autrement dit, quelle est la fonction du néologisme ? En effet,
« On ne peut comprendre sa fonction que si l’on reconnaît que le néologisme est la résultante d’une dérivation à partir d’une donnée initiale, au même titre que tous les mots de la phrase littéraire. Sa singularité même n’est pas due à son isolement, mais au contraire à la rigueur des séquences sémantiques et morphologiques dont il est le point d’aboutissement ou d’interférence. »[4]
Incontestablement, le néologisme « Aimance » a été forgé à partir d’Aimant. Ici, le changement de suffixe, non seulement, souligne le sens que « Aimance » emprunte à Aimant, mais il le souligne doublement puisque la variation désinentielle isole l’invariant, c’est-à-dire le radical. Ainsi, « Aimance » peut signifier attirance, une sorte de magnétisme sentimental que renforce l’adjectif « ardente ». Ce néologisme semble cristalliser à lui seul la charge érotique (ou passionnelle) présente dans l’œuvre.
Quant à « P a i r », c’est le poème le plus court du recueil. Son apparence graphique rappelle celle du mot « c è d e » dans le poème inaugural de la première partie. « P a i r » est d’ailleurs le dernier poème qui la clôture. Le nom pair désigne une personne de même condition et de même rang que soi ; il désigne également le mâle ou la femelle de certains oiseaux, et particulièrement de la tourterelle, en parlant de l’un par rapport à l’autre. Employé comme adjectif, il peut prendre le sens de semblable, pareil ; en mathématique, un nombre pair désigne un nombre dont la division par 2 donne un nombre entier naturel ; en anatomie, un organe pair est un organe qui présente une symétrie bilatérale (par exemple, le cerveau, constitué de deux hémisphères peu ou prou identiques, est un organe pair). Quel que soit l’axe sémantique du mot, il implique forcément deux éléments. Il serait donc difficile pour la poétesse de lui assigner un sens autre que celui de la dualité, la gémellité. « P a i r » désigne-t-il un amant, un être aimé envers qui l’auteur éprouve une « Aimance ardente » ? Après cette superposition sémantique, tentons une superposition phonique. Quels sont donc les mots qui se lisent de la même manière que pair ? La langue française n’offre que quatre homonymes (sérieux) du mot : père, paire, perd (s), pers. Dans cette série, perd (s) est une conjugaison du verbe perdre. Paire désigne deux choses de même espèce qui vont nécessairement ensemble. Pers est un adjectif qui désigne une couleur intermédiaire entre le bleu et le vert (surtout en parlant des yeux).
Récapitulons : sur quatre homonymes, trois évoquent l’idée de dualité ou d’une réalité double. Seul le mot père n’admet pas systématiquement la dimension double dans son champ sémantique. Il signifie le mâle ayant fécondé un ovule qui a donné naissance à un enfant. Au plan religieux, il peut prendre le sens de Dieu (Créateur) ou du Pape. La poétesse aurait-elle perdu un amant, un être cher, un père, un protecteur, une Afrique dont elle tient à réhabiliter la mémoire au détour de la poésie ou d’un « POEME… » (p. 64) ? « P a i r » veut-il désigner un père, un protecteur, une Afrique, un amant, un être cher disparu ? La douleur causée par cette disparition est-elle si grande que sa « plume c è d e » (p. 15) à la dictature de l’ineffable ? Une esthétique de l’ineffable qui se traduit peut-être aussi par la brièveté des poèmes et des constructions syntaxiques émaillées d’ellipses. Les espaces entre les lettres du poème « P a i r » semblent suggérer l’idée de distance, départ, séparation, vide ou gouffre affectif, névrose, mort, absence, « immensité du néant » (p. 59) ou encore cette « évanescence d’un rêve » (p. 65) subitement brisé.
En définitive
La poésie d’Esther Doko est une mosaïque de sentiments douloureux et de troubles névrotiques. Sa poésie est empreinte d’une revendication : celle d’un être cher, un amant, un Amour, un « P a i r », un père, une paire (d’elle-même), une Afrique, un « POEME… ». Mais la parole reste coincée dans les encoignures d’une mémoire éparpillée, écartelée entre le désir de revivre un bonheur perdu et la tristesse. Une nostalgie qui se traduit par des murmures, des séquences de bégaiements syntaxiques, des ellipses, des constructions insolites, des écarts qui provoquent chez le lecteur un sentiment d’« inquiétante étrangeté » pour reprendre l’expression célèbre de Freud qu’il développe dans son célèbre essai Unheimlich (1988). On assiste aux symptômes poétiques d’une névrose. Sous l’irrésistible (op)pression de ses doutes, la poétesse se réfugie dans un silence bruissant de « paroles drues » (p. 18) et de « mots surchauffés » (p. 37). De ce désordre verbal, jaillit une poésie truffée d’obscurité, d’incertitude et d’idées noires. Cet état psychique cache forcément un mal-être, un malaise existentiel. Chez Doko, le malaise est de l’ordre émotionnel.
L’angoisse est l’élément constant du recueil. Elle s’exprime nettement, sans détours. La poésie dokorienne met en marche les mécanismes de défenses appropriés non seulement pour protéger l’esprit des situations dangereuses mais aussi pour se remettre des drames passés. Ce recueil peut être donc perçu comme une sublimation[5]. La poésie apparaît comme un exutoire cathartique, une évacuation des troubles psychiques qui hantent l’auteur. Désespoir, chagrin, amertume, désirs se conjuguent pour donner à voir une poésie digne d’une poétesse dont la renommée est en train d’être établie. La beauté y est perceptible au moyen « des décodeurs rhétoriques »[6] dont tout lecteur averti devrait se doter dans l’appréhension sémantique de la poésie de cette jeune poétesse béninoise.
Au regard du système d’énonciation mis en œuvre dans ce recueil, il y a comme une présence masculine : « Je retourne me nicher dans tes bras » (p. 23),
« Nom d’une verge ! il me faut te boire » (p. 63).
Il y a ici la présence ardente d’un autrui, d’un « toi » souvent tapis dans l’arrière-plan des évocations sentimentales. Dans ce rapport amoureux, amical, fraternel, ou filial, surgit de temps en temps l’évidence d’une expérience érotique délicieusement vécue : « J’ai su l’amour en tes lèvres » (p. 33). Quelque chose se meut d’un partenaire à l’autre, influençant l’une, humanisant l’autre : « je nous apprends en leurs profusions » (p. 33). Une passion qui ravit le cœur de la poétesse et la soumet à « la caresse perlée du mâle » (p. 36). Un père, un amant, un être cher, une Afrique, un « POEME » ? Rien n’est sûr. Mais ce qui est sûr, c’est que « La bête s’en est allée » (p. 31). Si l’auteur fait allusion à son père, nous sommes alors en plein dans le complexe d’Electre[7] (de Carl Gustav Jung) qui serait un équivalent du complexe d’Œdipe développé par Freud.
Jean-Paul Tooh Tooh
Par la sueur de mon suaire…
Esther Doko
Editions Tamarin, 2016
[1] Paul Ricœur, La métaphore vive, cité par Brigitte Bercoff, La Poésie, p. 128.
[2] Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 1921, (traduction de l’allemand par Yves Le Ray), Edition du groupe « Ebooks libres et gratuits ».
[3] Sigmund Freud, Op. cit.,
[4] Michael Riffaterre, XXIVème Congrès de l’Association, le 24 juillet 1972, p. 59
[5] « Freud définit la sublimation pour la première fois en 1905 dans Trois essais sur la théorie sexuelle, pour rendre compte d’un type particulier d’activité humaine (la création littéraire, artistique et intellectuelle) sans rapport apparent avec la sexualité mais tirant sa force de la pulsion sexuelle en tant qu’elle se déplace vers un but non sexuel en investissant des objets socialement valorisés. Autrement dit, il s’agit du processus de transformation de l’énergie sexuelle (libido) en la faisant dériver vers d’autres domaines, notamment les activités artistiques. », Wikipédia (consulté le 08/09/2016 à 18 heures 30).
[6] Daté Atavito Barnabé-Akayi, Postface in Par la sueur de mon suaire, op. cit., p.
[7] « Le complexe d’Electre est un concept théorique de Carl Gustav Jung qui l’a nommé ainsi en référence à l’héroïne grecque qui vengea son père Agamemnon en assassinant sa propre mère, Clytemnestre. » Wikipédia (consulté le 08/09/2016 à 20 heures 00)
Bravo à la Poétesse
et mes respects à mon professeur M. Jean Paul Tooh-Tooh