Les auteurs nous préviennent dès la préface, ils ont choisi les entrées de leur dictionnaire sans rechercher à être exhaustifs, et cette liberté du choix donne la liberté du ton. La liberté, c’est de pouvoir parler pendant quatre pages de la dictature sans oublier Djibouti ni le Congo, c’est de mettre en avant Winnie Mandela plutôt que Madiba, Gide plutôt que Conrad, c’est de rappeler l’excellent et très ironique texte de Binyavanga Wainaira sur la façon « d’écrire sur l’Afrique» et de mélanger des concepts philosophiques avec des hommages littéraires, c’est aussi de parler de la vie quotidienne et d’égratigner les réalités politiques…
Voici donc un ouvrage sur l’Afrique, écrit par deux africains, s’adressant à tout lecteur libre de le prendre dans l’ordre alphabétique ou bien d’aller y piocher les informations qu’il souhaite dans l’ordre qu’il choisit.
Un dictionnaire écrit par deux écrivains, – et quels écrivains!-, nous ramène forcément à la littérature. Nous retrouvons sans surprise de belles pages sur Senghor – sur le poète, pas l’homme politique -, sur Césaire – beaucoup plus sur l’homme politique -, mais aussi sur Mongo Béti, Bernard Dadié, Ahmadou Kourouma, Assia Djebar :
« Il nous plaît de rendre hommage à cette grande plume, de faire œuvre de transmission, car sur la grande route de l’Histoire il y a des urgences à affronter, des gorges à rassasier, des récits à partager, des intrigues à dénouer, des feux de brousse à allumer, pour parler comme le poète congolais Tchicaya U Tam’si. Lire, rêvasser et écrire n’est jamais un acte totalement gratuit, surtout en Afrique.» ( p119)
Zembla a marqué l’enfance, Tintin au Congo est renvoyé à la terrible propagande colonisatrice.
Plutôt que de faire une longue énumération des auteurs africains, ce qui aurait pris de nombreuses pages, saluons les choix de Mabanckou et Waberi de s’attarder sur quelques uns et attendons la suite comme nous promet la préface:
«Nous entendons continuer notre collaboration, et celui-ci est par conséquent une invitation à ouvrir d’autres dictionnaires, à feuilleter d’autres ouvrages de fiction, de théorie, d’histoire, d’images.» ( p12)
Dictionnaire enjoué nous dit le titre, attendons-nous à sourire parfois…
Quelques entrées peuvent nous laisser penser que la lecture va y être drôle (cube Maggi, danse du ventilateur, Y a bon Banania…), ces sujets sont traités de façon sérieuse sans forcer le trait. C’est dans les thématiques abordées les plus graves que les phrases ironiques terminent souvent le sujet :
«Dans la dictature, il est interdit de compter les voix. C’est très fatiguant.» ( p 113)
«Nous aurions pu continuer la liste, mais nous n’avons pas souhaité que la dictature, qui prend déjà trop de place sur le continent, en prenne également ici.» ( p114)
«La France, au regard de ses intérêts économiques, stratégiques ou géopolitiques, traite soit avec les «rebelles» soit avec les «armées régulières», de sorte à installer aux commandes de ces nations les dirigeants avec qui elle pourra mieux «dialoguer»…» (p 183)
Enjoué n’est pas jubilatoire, l’ouvrage est sérieux et didactique. Mais on peut compter sur les auteurs pour y mettre tout leur talent d’écriture afin de manier l’autodérision nécessaire à la tâche qu’ils se sont imposée.
«...car nous ne voulions pas nous habiller en tenue de ville pour entreprendre la tâche...» ( p11)
Merci aux auteurs de nous indiquer quelques pistes à suivre sur la pensée africaine, avec les pages se rapportant à Souleymane Bachir Diagne ou à Achille Mbembé.
«La philosophie africaine de ces dernières années se résumerait-elle au concept d’Ubuntu – qui, dans les langues bantoues, désigne la fraternité, l’humanisme?» (p 300)
Dans cet «abécédaire buissonnier», nous retrouvons ce qui fait la vie quotidienne des africains, sans exotisme ni concessions: le feyman d’aujourd’hui ne s’attaque plus seulement aux grandes fortunes, le wax provient de Hollande, la SAPE «est l’antithèse de la Beauté traditionnelle africaine, celle du tissu local, de l’élégance des ancêtres.» (p 280). Mais le zemidjian rappelle la débrouillardise des africains, le quinquéliba soigne tout comme le bissap et le foufou remplit le ventre mieux que tout pain ou riz… Lecture de ce dictionnaire recommandée avant tout départ pour le continent!
Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi ont souhaité éviter les clichés «sur l’Afrique sous-développée en quête de pain ou de sauveur à la peau blanche reconnaissable à son halo hollywoodien.» (p 12). Cela n’empêche pas une analyse critique des dictatures africaines, une indignation devant la notion de développement;
«Enfin, l’aide au développement est une somptueuse arnaque. Bien loin de contribuer à atténuer les inégalités, l’argent versé par les pays riches aux pays du Sud sert d’abord à exercer une influence politique et commerciale tout en entretenant le cercle infernal de la dette?» (p 101)
Le franc CFA, les réfugiés climatiques, le coût présumé pour l’Europe de la colonisation de l’Afrique (le fardeau de l’homme blanc), les interventions militaires françaises, et même l’armement nucléaire avec l’uranium nigérien: avec ces multiples entrées politiques, nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas.
«Tu as entendu au moins une fois cette tragédie moderne, nous dis-tu. Nous ne sommes pas étonnés. C’est l’histoire de Patrice Emery Lumumba, le martyr du Congo. C’est l’histoire d’Amilcar Cabral, le héros de la Guinée-Bissau. C’est l’histoire de Thomas Sankara. C’est l’histoire qui bégaie en Afrique, ami(e)!»
Alain Mabanckou est un écrivain né au Congo-Brazzaville.
Abdourahman Waberi est un écrivain né à Djibouti..
L’un comme l’autre ont une œuvre littéraire importante.
Leur complicité dépasse l’amitié qui les lie. Dans ce dictionnaire, impossible de déceler l’écriture de l’un ou l’autre, pourtant différente… ils sont très forts! J’ai beaucoup appris en lisant ce livre, il donne au lecteur l’opportunité d’aller voir plus loin, de se faire sa propre idée des cultures africaines…
DICTIONNAIRE ENJOUE DES CULTURES AFRICAINES
Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi / Editions Fayard 2019
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