Destin Akpo, Dieu n’est pas con (Roman),
Savanes du Continent, Cotonou, 2022, 343 p.
L’œuvre de Destin Akpo, Dieu n’est pas con, s’inscrit, avec une évidence structurale et thématique, dans le vaste et ancien paradigme du roman initiatique, entendu comme le récit d’une maturation ontologique, d’un arrachement progressif à l’état d’innocence pour accéder à la sphère de la conscience critique, du savoir, de l’autonomie éthique et de la responsabilité sociale. Dans cette perspective, le parcours de Klomɛvi Nyɔnukpégo, héroïne narratrice, s’ordonne selon une architecture tripartite classique : la séparation, l’épreuve et la réintégration. Mais au-delà de cette configuration canonique, l’auteur y greffe des spécificités d’une rare densité : une lecture genrée de la violence symbolique, une articulation originale entre individu et communauté ainsi qu’une mise en abyme de l’Afrique postcoloniale à travers le motif de l’enfance violentée. L’œuvre, dès lors, se donne à lire comme une grande métaphore de la transformation – transformation intérieure, sociale, politique, linguistique – au croisement de la tradition orale et de l’écriture romanesque contemporaine.
Klomɛvi Nyɔnukpégo naît à Madrɛnviɖe, le village natal de l’auteur dans le sud du Bénin, dans un environnement profondément marqué par la pauvreté, la solidarité communautaire et la précarité des femmes. Elle est la fille d’une mère perçue comme une prostituée pour avoir été abandonnée par son mari promis à une carrière politique fulgurante. Une origine obscure dissimulée qui fait d’elle une enfant à la fois exposée à l’humiliation et portée par une espérance singulière. Son nom, qu’elle revendique fièrement – « fille de l’intérieur des genoux de ma mère » p.74 –, inscrit dès l’abord sa condition d’enfant de la marge, élevée dans le silence, mais appelée à l’éclat.
Dès ses premières années d’école, Klomɛvi subit une violence éducative brutale de la part de madame Jumbo, institutrice inflexible dont les châtiments la marquent durablement. Une violence levier d’exigence qui lui permettra de comprendre le mot d’ordre de Madame Jumbo :
« Le fils du pauvre ne cherche pas querelle. Il n’a pas le droit de faire n’importe quoi dans la vie. Soit il réussit, soit il réussit. Point. » p.23
Elle poursuit ses études avec opiniâtreté, d’abord à Madrɛnviɖe, puis à Plats-Propos où, grâce à l’appui d’un enseignant bienveillant, monsieur Pantinotikov, présenté comme un « philosophe, métaphysicien, logicien et historien » P. 120, elle intègre une famille d’accueil. Là, elle bénéficie d’un cadre propice à l’étude. Malgré des conditions difficiles, elle se distingue par sa ténacité scolaire et obtient son BEPC avec succès.
Désireuse d’atteindre un niveau d’excellence, elle refuse de s’arrêter au BEPC malgré la possibilité de travailler pour subvenir aux besoins de sa mère et choisit de poursuivre ses études en embrassant la série A2 puis, part pour la capitale où elle sera accueillie dans la famille des Pavé Gentil, grâce à l’intercession de Maky, une de ses copines et de madame Pawa Agbokpɛn, sa mentore. Elle fréquente un établissement prestigieux, y retrouve certains de ses anciens camarades et se forge un groupe d’amis brillants. Elle est identifiée comme l’une des rares « génies » de sa promotion. Son ambition se précise : elle veut devenir leader, non par orgueil, mais pour aider les autres et, en particulier, les filles de son village.
À l’université, elle se politise pleinement en s’engageant dans l’activisme aux côtés de Maky et devient coordinatrice nationale d’un réseau de jeunes. Ce militantisme attire l’attention des autorités. Lors d’une réforme constitutionnelle qui ouvre l’accès des jeunes au Parlement, Klomɛvi est élue députée étudiante, représentante légitime de la jeunesse intellectuelle et militante. Un tournant politique qui consacre une ascension méritée : issue d’un monde frappé par l’oubli, elle entre dans les sphères décisionnelles de l’État.
Dans l’épilogue du roman, une situation extraordinaire survient : en vertu des dispositions constitutionnelles, et suite au décès du président, Klomɛvi devient la première autorité de la République de la Vallée des Ossements Enchâssés.
Cette accession symbolique à la magistrature suprême marque l’accomplissement de tout son itinéraire. Partie du plus bas de l’échelle sociale, née de mère anonyme et méprisée, sans héritage ni appui familial, elle gravit les marches de l’école, de l’université, du militantisme et de l’action publique, pour, finalement, incarner l’État lui-même.
Le roman s’ouvre sur un moment de disjonction radicale, véritable blessure ontologique : Klomɛvi, alors enfant, est la cible d’une punition publique d’une brutalité inouïe, infligée par madame Jumbo, institutrice sadique dont le nom même évoque la démesure. Cette scène inaugurale n’est pas simplement un épisode scolaire mais constitue l’acte inaugural de l’initiation en cela qu’elle représente la première décorporéisation, le premier exil hors de l’innocence.
« Ce jour-là, notre maîtresse, madame Jumbo, le visage grave, avait crié de toutes ses forces : “Quatre gaillards !” […] Ils m’y dressèrent. Chacun d’eux tenait en main un de mes membres. J’étais immobilisée, maîtrisée. Madame Jumbo se saisit d’une gerbe de chicotes faite de branches de neem, puis me battit jusqu’à ce que la gerbe devînt dans sa main un assemblage de bâtonnets. » pp. 13-14
Ce passage d’une intensité dramatique unique renvoie à une symbolique de la mort rituelle. L’enfant y perd son statut d’être protégé pour entrer violemment dans la sphère du regard social, du jugement, de l’exclusion. C’est le passage obligé expressif du phénomène abiku de l’initié qui, pour renaître, doit d’abord mourir symboliquement. La scène fait donc écho aux rites d’initiation traditionnels africains où l’enfant est arraché à la cellule familiale pour être confronté, dans un espace liminal, à l’expérience du chaos.
« Je m’effondrai d’un coup. À la vérité, madame Jumbo m’avait battue jusqu’au sang. » p.14
Le corps d’enfant de l’héroïne est ainsi exproprié de lui-même par la violence institutionnelle : elle n’en est plus la maîtresse. Le corps cesse d’être un refuge et devient un lieu d’inscription du pouvoir et de la domination, un champ de bataille où s’affrontent norme sociale, autorité pédagogique et innocence enfantine, en cela que le corps doit être altéré, traversé, blessé même, pour que l’esprit s’éveille et que le sujet qu’elle constitue puisse réintégrer, plus tard, le nouveau rapport attendu à son propre être : un rapport d’autonomie, de maîtrise et de conscience. La classe ici symbolise donc, de fait, une métaphore du bois sacré.
La souffrance infligée au corps de Klomɛvi n’est pas circonstancielle ; elle est structurante. Le corps est devenu le support d’une inscription symbolique durable, la mémoire vive d’une domination intériorisée. Klomɛvi n’oubliera jamais les stigmates de sa condition subalterne :
« Jusqu’à présent, je porte encore sur mon corps les marques de mon ignorance, les stigmates de mon inscience ». p.14
Ce corps supplicié préfigure un corps socialement aliéné, genré, racisé, paupérisé. L’épreuve devient ainsi purification, passage obligé pour accéder à l’état supérieur de conscience. C’est l’étape de la « désindividualisation » où l’héroïne cesse d’être simplement elle-même pour devenir une figure paradigmatique. Mais au-delà du traumatisme, le lecteur assiste à la naissance d’un regard critique. Klomɛvi apprend à lire son monde, non avec la naïveté d’un enfant, mais avec la lucidité blessée de celle qui sait que tout apprentissage véritable passe par le choc de la perte.
Toute trajectoire initiatique digne de ce nom suppose la rencontre avec des figures de médiation, des passeurs de seuil. Dans le récit de Destin Akpo, ces figures sont plurielles, contrastées et souvent ambivalentes.
D’abord, madame Jumbo, la figure archaïque de l’initiatrice cruelle mais aussi une grande figure tutélaire dans une version violente, archaïque, presque mythologique. Elle incarne une autorité pédagogique inflexible, nourrie de sadisme et de dogmatisme. Par son enseignement brutal, elle force Klomɛvi à sortir de l’enfance naïve pour entrer dans la sphère douloureuse de la norme, du langage codifié et de la sanction publique.
La scène inaugurale évoquée supra inscrit la maîtresse dans le registre des maîtres de douleur, ceux qui enseignent par la violence ; une rigueur pédagogique qui, toutefois, sera ultérieurement réévaluée par l’héroïne dans un geste de reconnaissance paradoxale que seul un Africain ayant vécu et grandit dans un tel système peut comprendre :
« Merci pour les coups de chicotes qui faisaient tomber les feuilles de l’arbre de notre paresse. […] Merci surtout pour votre rigueur maternelle. Je ne vous oublierai jamais. » p.44
Rétrospectivement, Madame Jumbo endosse ainsi donc, bien qu’apparaissant comme agent de répression, le rôle d’initiatrice par le traumatisme : elle est l’ombre nécessaire du seuil à franchir.
Vient ensuite Monsieur Zénoumi, le faux guide et l’incarnation de la corruption morale. Présenté au départ comme un enseignant brillant et respecté, mais qui s’avère être un prédateur sexuel, notamment à l’encontre des jeunes filles de sa classe. Il incarne le passeur dévoyé ou le mentor trahissant sa fonction. Par lui, Klomɛvi et ses camarades expérimentent la désillusion, la perte d’innocence face à l’autorité masculine et intellectuelle.
« Monsieur Zénoumi que voici est un séducteur bon teint. En plus, il est un prédateur de classe exceptionnelle. On lui a demandé d’éduquer les enfants, et voilà, il engrosse coup sur coup deux d’entre elles, qui plus est, des amies. » p.69
La chute de Zénoumi dans l’intrigue n’est pas seulement celle d’un homme, mais aussi celle d’une forme de savoir corrompu, de la perversité de l’autorité qui enseigne en détruisant. C’est la chute de la négation absolue du principe de transmission éthique et dès lors, il symbolise l’anti-figure initiatique dont la fonction paradoxale est d’accélérer la prise de conscience morale de l’héroïne.
Il convient par ailleurs de mentionner les figures secondaires qui, sans incarner pleinement des rôles initiatiques, agissent néanmoins comme des relais symboliques dans le cheminement de Klomɛvi. Son père adoptif, sa mère biologique et d’autres figures féminines du village (souvent silencieuses ou effacées) représentent les horizons d’attente d’un devenir possible. Elles ne guident pas activement, mais offrent en contrepoint ce qu’il faut fuir ou dépasser, ce qu’il faut racheter ou accomplir. Klomɛvi, parlant de sa mère, exprime cette tension entre héritage et dépassement :
« Je ne voulais pas finir comme elles. C’est pourquoi […] je devais évoluer, aller le plus loin possible dans les études, pour aider mes consœurs à se prendre en charge. » p.75
Ces femmes passives dans le récit sont tout de même au cœur de la dynamique initiatique et représentent la raison intime, le moteur invisible.
Enfin, Madame Pawa Agbokpɛn, la figure lumineuse de la médiation intellectuelle et spirituelle qui, à l’opposé de Zénoumi, s’impose comme la véritable initiatrice à la fois intellectuelle, spirituelle et féministe, conjuguant parole, exemple et exigence morale. Par elle, Klomɛvi comprend que l’émancipation ne peut être que le fruit d’un effort éclairé, non d’une prière désincarnée. Pas d’attentisme. Pas de paresse caractéristique de l’Africain à la foi trop béate espérant passivement une nouvelle pluie de mannes et remettant inlassablement tout à Dieu.
« Dieu n’est pas con en nous créant libres et intelligents. Il veut être adoré par des hommes et des femmes qui prient et qui travaillent. Car, il ne faut jamais l’oublier, au commencement était le travail, et le travail est sacré. » p. 116
Madame Pawa initie Klomɛvi donc à une éthique (plus) active, fondée sur l’étude, la responsabilité et l’autonomie féminine. Elle est la figure solaire du savoir partagé, du mentorat éclairé et de la spiritualité non asservissante. En cela, elle s’implante dans la diégèse comme l’anti-Jumbo et l’anti-Zénoumi, car elle enseigne sans brutaliser, élève sans dominer et transmet sans corrompre.
De cette constellation initiatique richement typée, il s’infère que l’architecture du récit initiatique dans Dieu n’est pas con repose sur un réseau de figures de médiation aux statuts contrastés : maîtresse tyrannique, enseignant corrompu, guide éclairée, mères silencieuses. Chacune dont l’indispensabilité du rôle cristallise et concrétise la transformation intérieure de Klomɛvi. Cette diversité reflète la richesse anthropologique du roman, lequel de ce fait ne se contente pas d’un modèle univoque, mais propose une conception polyphonique de l’initiation, faite de contradictions, de ruptures et de tensions fécondes qui, in fine, établit et consolide une sorte de maxime : le savoir ne s’hérite pas sans douleur ni sans discernement ; il se conquiert à travers des figures ambivalentes à traverser, à comprendre, parfois à fuir, souvent à dépasser.
Madame Jumbo, en dépit de sa violence, se présente paradoxalement comme une initiatrice – cruelle certes, mais intransigeante sur l’exigence éducative. Son adage « Le fils du pauvre ne cherche pas querelle. Il n’a pas le droit de faire n’importe quoi dans la vie. Soit il réussit, soit il réussit. » résonne comme un mantra sacré, une loi fondatrice : « Soit il réussit, soit il réussit. Point ». Mais c’est surtout en la personne de madame Pawa Agbokpɛn que Klomɛvi trouve une guide éclairée, une sorte de Sophia africaine à la fois intellectuelle, mystique, féministe et radicalement engagée dans la pédagogie de la libération. Son enseignement sur le « réalisme de la foi » marque un tournant épistémologique et existentiel. À travers sa figure de la femme-sage se déploie une critique de l’obscurantisme, du fatalisme religieux et de la passivité politique. Sa parole est une charte existentielle : agir, penser, lutter, créer. Ce qui fait d’elle à la fois mentor, modèle et incarnation de ce que Klomɛvi aspire à devenir, mais aussi la voix évangélisatrice de l’auteur qui, il ne faut pas l’oublier, est un prêtre de l’église catholique.
Le départ du village vers la ville, l’inscription dans des structures d’éducation plus formelles, les premières victoires scolaires, tout cela participe de l’élaboration du nouveau soi de l’héroïne. L’espace urbain ici ne fonctionne pas seulement comme un lieu de déterritorialisation, mais aussi et surtout comme un creuset de reconfiguration identitaire. Klomɛvi n’y affrontera pas seulement l’adversité matérielle, mais y sera aussi confrontée aux séductions du paraître, à la superficialité des mœurs urbaines et aux pièges de l’instrumentalisation féminine. Et elle les traverse avec une rigueur morale impressionnante.
« Pour mériter la confiance et l’affection de mes tuteurs, je me tuais à la tâche. Je mettais mon honneur à briller en classe et à la maison ». p.76
Ce stoïcisme juvénile n’est pas que le fruit d’un ascétisme gratuit, mais la manifestation d’un esprit en marche vers sa propre libération. Klomɛvi lit beaucoup, comme toute personne qui veut briller et réussir. Et le motif de la lecture, omniprésent, devient l’équivalent moderne des formules initiatiques : la lecture est l’épreuve par excellence, l’épreuve de soi par le monde et du monde par soi. Car si dans les sociétés africaines précoloniales, les récits traditionnels d’initiation, les formules initiatiques étaient souvent orales, secrètes, symboliquement codées, dans Dieu n’est pas con, c’est la lecture – acte moderne, personnel, silencieux – qui remplit cette fonction transformatrice en étant le vecteur privilégié de l’accès à la connaissance, à l’autonomie et à la maîtrise de soi.
« Je serai un leader. Et quand on veut être leader, il faut lire avec beaucoup d’ardeur. » pp.119-120
Lire ici ne relève donc pas simplement d’un acte scolaire ou académique. C’est un rite quotidien, une discipline intérieure, une ascèse qui remplace les anciens rites de passage, un acte de formation de l’être qui fonde la subjectivité moderne de l’héroïne en ce sens qu’en lisant, Klomɛvi ne s’évade pas, non, elle s’affronte non seulement à elle-même, mais aussi à ses peurs, à ses limites et à son destin. Et l’auteur a défictionnalisé cela en créant PromoLitt, une initiative de promotion de la lecture dans les lycées, collèges et universités du Bénin, qu’il finance de sa poche et par des dons de livres des auteurs généreux.
L’ultime étape de l’initiation est atteinte lorsque l’initié, revenu de l’épreuve, peut non seulement se dire, mais aussi dire le monde, lui imprimer une direction. À la fin donc de l’histoire, Klomɛvi n’est plus une élève obéissante ou une fille méritante ; elle est désormais une voix, une conscience incarnée, un sujet historique et politique ; celle par qui une nouvelle narration est possible ; celle qui dit son village, son peuple, ses douleurs, ses possibles. Elle lit, écrit et enseigne même. Elle devient passeuse à son tour. En cela, elle accomplit le cycle complet de l’initiation : séparation, transformation, réintégration, avec pour produit final un sujet-femme debout, armée non d’idéologie, mais d’expérience pour assumer pleinement sa fonction de Présidente de la République après avoir été Présidente de l’Assemblée nationale.
J’en conclus donc que Dieu n’est pas con relève indiscutablement du roman initiatique, dans sa structure la plus pure comme dans ses modulations contemporaines. Mais il excède aussi ce cadre, en le réinscrivant dans une perspective politique, féministe, communautaire. Des points sur lesquels je compte revenir. De fait, le personnage Klomɛvi Nyɔnukpégo n’est plus seulement une héroïne qui grandit ; mais une allégorie de l’Afrique qui se pense, qui se reconquiert, qui se reformule à partir de ses blessures et de ses ressources propres et qui, à travers l’épreuve, le langage et le travail, a conquis sa place dans le monde en incarnant, avec une force rare, cette vérité dont témoigne le texte lui-même : la liberté ne se reçoit pas, elle se forge. Et l’initiation n’est rien d’autre que le lent et douloureux apprentissage de cette forge.
Chrys Amègan
Akpro-Missérété (Bénin)
En écoutant « Haladja » des Frères GUÉDÉHOUNGUÉ
chrys amégan destin akpo editions savanes du continent Roman
Previous Next
Commentaires récents