Gbétchédi Esckil Agbo, L’Alphabet du Vodun (Théâtre), Béninlivres, 2024, 77 pages.
Un grand prêtre du Vodun, du nom de Sossa Adan, nom évoquant Sossa Adanyro Guédéhoungué, grand dignitaire du Vodun ici au Bénin et initiateur du 10 janvier, fête des religions endogènes devenues le Vodun Days, est accusé par l’église des Enfants Parfaits de Dieu sans péché, de s’être rendu coupable de charlatanisme, de pratiques occultes, en envoyant, de façon mystique, des abeilles aux fidèles de ladite église pendant que ceux-ci étaient en pleine adoration de leur Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Les abeilles, selon le procureur de la République, fidèle de la même église, auraient fait des dizaines de victimes, à commencer « par l’église elle-même » qui « n’a plus ouvert ses portes depuis la malheureuse visite des insectes, le Pasteur, forcé à un chômage technique et les fidèles privés de leurs différents cultes ». Et pire, certains fidèles auraient « perdu la vue » et deux en seraient décédés.
Voilà le prétexte que Gbétchédi Esckil Agbo a trouvé pour écrire cette pièce dont l’objectif, il le clame, est de dédiaboliser le vodun. « Partager les messages de la Bible ou du Coran sans porter des injures sur le Vodun », écrit-il dans une interview sur l’ouvrage accordée à CIDI-Livres.
La faiblesse de l’œuvre, si on peut lui en trouver une sur le plan thématique, se trouve probablement là, dans cet objectif noble excellemment atteint. La pièce se fout de l’intelligence du lecteur. Elle ne lui reconnait pas disposer de la jugeote nécessaire pour analyser un fait et trancher lui-même ; son auteur étant peut-être déjà convaincu de l’infestation avancée des cerveaux aux préjugés négatifs sur le Vodun, des cerveaux si atteints qu’ils seraient incapables de démêler l’écheveau infect des stigmates d’infamie dont est couvert le Vodun. Des cerveaux donc à épurer, à décoloniser à l’aune d’un abstersif informationnel sur l’entité Vodun. Aussi l’argumentaire du Pasteur, principal protagoniste dans l’affaire, est-il naturellement affaibli au profit de celui de l’accusé qui, lui, devant la cour, se fait professeur attitré du Vodun, transformant la cour en sa classe remplie de magistrats-apprenants. Professeur attitré du Vodun, on peut dire que l’accusé l’est véritablement, surtout quand on connaît la vie de Sossa Guédéhoungué, l’homme-vodun dont l’auteur s’est inspiré, à titre d’hommage, pour construire ce personnage.
En effet, ce ne sont pas les arguments justifiant cette diabolisation du Vodun qui manquent. Aussi farfelus ou légers qu’ils puissent paraître, à l’égard de l’épistémologie du Vodun, on aurait aimé les lire de la bouche du Pasteur ; lesquels justifieraient ou feraient comprendre cette perception négative que certaines personnes ont d’Orisha. Pourquoi prennent-elles Lègba, « le porteur de message » dans le panthéon Vodun, pour Lucifer, Satan ? Pourquoi le confondent-elles à la sorcellerie noire ? La haine du Vodun ne se ressource-t-elle pas dans les actes diaboliques que posent certains fidèles du Vodun ? Il y a une grosse méprise sur le Vodun, certes. Mais comme chez les islamistes qui tuent barbarement au nom d’Allah, va-t-on occulter que des gens ne tuent pas leurs semblables au nom du Vodun ? Les grands prêtres vodouisants sont-ils tous saints ? Ne sont-ils pas d’abord des humains avant d’être dignitaires d’une entité sacrée ? S’ils guérissent, soignent et sauvent des vies au nom du Vodun, ne nuisent-ils pas à leurs semblables, n’enfreignent-ils pas les lois Vodun avec la puissance que le Vodun leur a conférée ? Autant de pistes argumentatives qu’on aurait aimé lire provenir du Pasteur plaignant pour davantage donner du poids au discours et équilibrer la dialectique. Le lecteur pourrait ainsi prononcer « son verdict ». Mais peut-être sommes-nous un peu trop pressé, l’auteur ayant signifié lors de sa présentation officielle que L’Alphabet du Vodun n’est que le premier d’une série de livres à venir pour sanctifier le Vodun.
Comme le Pasteur dont l’avocat, à l’entame de la pièce, s’était désisté au motif de la vacuité du dossier, Sossa Adan, l’accusé, n’a pas non plus d’avocat. Il propose à la cour de le laisser se défendre. Ses avocats, s’il en a, sont ses ancêtres qu’il prie avant et pendant le procès. L’auteur, à travers lui, met en scène toute l’érudition des prêtres du Vodun. S’ils maîtrisent la science du Fa, du Bo improprement appelé grigri et les sciences occultes en général, ils sont aussi de grands écologistes qui détiennent le langage de la faune et de la flore. On voit Sossa Adan, face à la cour, en entomologiste apidologue. Et le lecteur découvre l’origine de l’invasion des abeilles. Cela n’avait rien d’occulte, mais relevait d’un phénomène naturel et normal que la science explique aisément et qui intervient quand on provoque ces insectes, ainsi qu’on le lit de la bouche de l’accusé : « Les abeilles sont attirées par l’humidité. Leur lieu de culte n’est pas une église vraiment construite. Le sol n’est pas cimenté, c’est de la terre nue et rouge. Après chaque culte, c’est un sol chargé d’eau qui s’installe. (…) Il y a certains arbres et même certaines fleurs qui, par leurs odeurs, appellent les abeilles. D’autres sont producteurs du nectar et/ou du pollen, les nourritures prisées de ces insectes. L’acacia, le robinier, encore connu sous le nom de faux acacia, et la cordeline, célèbre arbre (…), sont quelques-uns de ces végétaux qui attirent les abeilles. » pp. 41-42.
Cette topographie du lieu de culte des plaignants a une éloquence double : d’abord, elle établit l’indigence notoire de la congrégation, notoire dans la mesure où l’église est implantée depuis cinq ans – « Ces enfants parfaits de Dieu depuis un quinquennat qu’ils ont érigé leur maison de prière… » p.34 – et en cinq ans, l’accusé souligne qu’« il n’y a pas de murs montés, » que « c’est un hangar qui leur sert d’église. » Probablement une volonté de Gbétchédi Esckil Agbo, qui clame l’ignorance légendaire de toutes ces églises quant au Vodun – « Un ignorant est un danger pour la société. », fait-il dire à l’accusé à la page 28 –, d’indexer également la misère des contempteurs du Vodun, la misère de leur Dieu, si pauvre qu’en cinq ans, ils n’ont pu faire de leur église un digne endroit humain. À noter qu’il y a des pasteurs milliardaires prêchant dans des édifices luxueux à côté desquels, souvent ou parfois, la misère danse et où la Connaissance, allégorie de l’école, se meurt. Ce qui, in fine, confirme la misère intellectuelle ou développementaliste à combattre.
Ensuite, cet état des lieux expose excellemment l’ignorance des plaignants dont la cervelle, comme on le constate chez la plupart des fidèles des églises adangbolègba, est opacifiée par des préconceptions ou schèmes psychotiques entendus d’origine mystique dont les pasteurs, pour les contrôler, travaillent à installer dans leur esprit, de sorte qu’il leur est impossible de postuler une explication rationnelle même aux phénomènes normaux se produisant dans leur environnement. Une libellule est-elle sortie la nuit, attirée par la lumière, ils invoqueront le nom de Jésus. Un gecko gobe-t-il des proies dans leur chambre, ils le tueront en clamant le sang de Jésus. Un serpent a-t-il mordu un fidèle, ils préfèreront prier que de l’emmener immédiatement à l’hôpital. Aussi n’ont-ils pas cherché la cause de l’attaque des abeilles. C’était évident que cela ne pouvait qu’être l’œuvre de ce prêtre du Vodun qui, trois jours plus tôt, était venu quémander un peu de silence tant ils faisaient tellement de bruit ; leur lieu de culte étant érigé juste derrière sa maison. « Monsieur le Président, je suis ici devant cette cour pour être jugé parce que je suis un prêtre vodun qui a osé réclamer du calme autour de lui. Je ne sais si c’est leur dieu qui leur exige le vacarme ! Je ne sais pas si c’est un dieu sourd qu’ils adorent, et qu’il leur faille tempêter avant que leurs supplications ne l’atteignent. », se plaint l’accusé, à la page 35 de la pièce.
Le narrataire aurait voulu que l’auteur, par l’accusé, pousse plus loin sa haine viscérale pour ces églises blasphématrices du Vodun en interrogeant la puissance de leur Dieu. Si, en effet, Sossa Adan est suffisamment puissant pour leur envoyer des abeilles mystiquement, où était donc leur Sauveur, leur Tout-Puissant, censé les protéger et les sauver de tout ? Mais Gbétchédi est à saluer sur ce plan. La sagesse dont il a investi Sossa Adan n’autorise pas cette répartie au risque de se rendre coupable lui-même de ce qu’il reproche précisément aux autres. Il a beau faire passer le Pasteur pour un ignorant qui vit dans le reniement de soi et, à travers lui, toutes les églises adangbolègba par ricochet, il présente néanmoins un accusé respectueux de Dieu, dont les propos, très mesurés, ne contrastent guère avec les vertus de bienséance et de paix prônées que sont censés incarner tous les prêtres vodun. Il sait, l’auteur à travers l’accusé, contrairement au Pasteur, que « nous sommes tous des enfants de Dieu », qu’« un babalao ou bokɔnon, prêtre de Fa ne fait jamais ses consultations sans implorer le Dieu suprême, Mahou Sègbo Lissa. » p.63.
« La tolérance, l’acception d’autrui et l’amour sont au centre du Vodun », dixit Daagbo Hounon. En effet, qui vit en milieu vodun où pullulent des milliers d’églises peut trouver que le Vodun est un fou au dos large qui se fout des quolibets ou autres calomnies qu’il reçoit en passant dans la rue. On pourrait lui reconnaître son silence face aux gratuites diffamations et même inférer qu’il n’y répond que par un pacifisme (qu’on pourrait qualifier de béat) qui surpasse la tolérance voltairienne. Et cette pièce de Gbétchédi l’exprime bien.
D’abord, par la manifestation d’une ingratitude éclatante. L’homme qu’on accuse est en effet le donateur du domaine où le plaignant et ses fidèles ont implanté leur lieu de culte. « Est-ce que le procureur sait que le domaine sur lequel est implantée l’église de ses plaignants est un don que j’ai fait à leur communauté ? Est-ce qu’il sait que depuis que cette église a ouvert ses portes, le compteur électrique qui alimente leur réseau est le mien, et que c’est moi qui paie la facture ? (…) L’eau qu’ils utilisent, c’est de mon puits qu’ils la puisent. », lit-on aux pages 34-35 de l’œuvre. Et la question est celle-ci : qui voit un pasteur offrir un domaine à un prêtre vodun pour l’érection d’un couvent ou pour une manifestation vodun ?
Ensuite, par la liberté religieuse dont jouissent les membres de la famille de l’accusé-prêtre-vodun. S’il pratique le Vodun, il ne l’impose guère à sa famille, ainsi qu’on le lit à la page 41 de la pièce. « L’une de mes petites filles qui, souvent, prend part à leurs divers cultes m’a d’ailleurs confié qu’il y a un culte spécial appelé lavage de péché… ». Nous savons qu’un pasteur est capable de renier son enfant qui décide de devenir vodunsi, qu’il y en a qui n’acceptent jamais que leur fille ou fils soit d’une congrégation autre que la leur et ce, qu’on y adore le même Christ Jésus ou pas. De même que les musulmans qui ne tolèrent aucun mariage entre leurs enfants et un non-musulman, des pasteurs refusent de valider l’union d’un chrétien catholique avec leur progéniture. Des vodunsi ou pratiquants de Vodun par contre, eux, accueillent bienveillamment, chez eux, tout chrétien dans sa mission d’évangélisation. L’inverse est généralement perçu comme une déclaration de guerre. Et des exemples de la tolérance manifeste du vodun en terre béninoise foisonnent ; le plus éloquent évoqué souvent étant la basilique Immaculée Conception trônant en face du temple de python à Ouidah.
Si les livres comme La naissance de Fa, l’enfant qui parle dans le ventre de sa mère de Mahougnon Kakpo et Les appels du vodou d’Olympe Bhêly-Quenum fictionnalisent le fonctionnement du Vodun, L’Alphabet du Vodun, quoi que conçu comme une pièce théâtrale, emprunte des aspects épistémologiques d’un essai à travers le personnage de Sossa Adan qui porte (un peu à l’excès) la thèse ennoblissante du Vodun face aux indignités dont il est victime dans l’opinion chrétienne. Presque à l’entame donc de sa prise de parole, le lecteur voit Sossa Adan, avant même d’arriver au vodun, dans une posture gnoséologique quant aux termes appartenant au réseau lexical de l’entité. L’accusé, face au juge, enseigne à la cour le distinguo important à observer entre les concepts « Vodun » et « fétiche », « charlatan », « féticheur », « prêtre vodun », « Lègba » et « Satan », « Gris-gris » et « Bo » ; des termes que l’opinion a l’habitude d’amalgamer dans l’usage. Puis, à mesure que le procès évolue, il en vient au Vodun, en expose les origines, développe son essence, le géolocalise et situe la cour sur les premières heures de la légalisation de sa diabolisation. « Le plan apocalyptique contre le Vodun ne date pas d’aujourd’hui. Cela a commencé avec la bulle papale de 1454 que vient corroborer plus tard le code noir. ». « Le Vodun a sa souche au Nigéria bien que le premier ancêtre noir remonte au royaume de Koush au sud de l’actuelle Égypte. ».
Nous avons donc un personnage savant, maîtrisant la genèse de son art, face à Pasteur ingrat qui se fait appeler David Michel, en lieu et place de son désignatif originel, Fadonougbo Dansi, nom à résonances fortement vodun, en cela que le patronyme Fadonougbo, dans les langues du continuum gbé, signifie « Le fa dit toujours la vérité. » Et Dansi, littéralement, épouse de la divinité Dan ; nom porté par les fidèles de cette divinité symbolique de l’élément Air. Pas si étrange donc finalement que ce « Saul persécuteur du Vodun », suite à une brève prière faite par l’accusé, à la stupéfaction générale de la cour, entre en transe et épouse son discours encenseur d’Orisha. Une retrouvaille avec son « lui » authentique qui, de fait, clôt le procès en un non-lieu.
Par ailleurs, s’il faut féliciter cette défense et illustration éloquente du Vodun, la question que le lecteur se pose est celle-ci : si le Bo tel qu’il est défini par la pièce, – moyen trouvé par nos ancêtres pour se protéger de l’ennemi –, où était ce Bo chez nos ancêtres pendant quatre siècles d’esclavagisation ? Mais en attendant que l’auteur, ainsi qu’il l’a promis, commette une autre pièce pour nous éclairer sur le sujet, on peut lire Le Vodun présenté à ma fille, ouvrage pédagogique du professeur Dodji Amouzouvi.
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