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L’angle mort du rêve - Nétonon Noël Ndjékéry
« Je leur expliquai mon ambition de fabriquer un attrape-rêves électronique. » (p.19)
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in Roman, Sonia Le Moigne Euzenot, Tchad on 8 septembre 2024 0 Comments
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L’angle mort du rêve,  Nétonon Noël Ndjekery 
Éditions Contre Allée, 2024

« Je leur expliquai mon ambition de fabriquer un attrape-rêves électronique. » (p.19)

On dirait bien que cette fois Nétonon Noël Ndjékéry est d’humeur facétieuse. Non pas qu’il n’ait pas déjà posé son regard souvent caustique sur les faits très douloureux que ces précédents textes ont pu documenter… Son acuité ne le prive pas du recul que le recours à la dérision peut apporter à une analyse. Mettre en récit les épisodes très éprouvants qui peuvent accompagner ses personnages n’a jamais rien de purement factuel parce qu’il nourrit toujours son écriture de lucidité, de réprobation argumentée autant que d’humanité. Cette fois, l’auteur décide d’entrainer son lecteur aux côtés de Bertrand Nef, brillant étudiant suisse, décidé à fabriquer « un attrape-rêves électronique » ! Rien que ça ! La science au service du rêve ! Le titre L’angle mort du rêve (livre paru aux éditions de la contre allée en 2024) affiche l’idée d’un vide, impossible à remplir. On pense bien sûr à la mémoire qui défaille si souvent au réveil, à ce moment si précis, mais tellement fugace, où le souvenir de notre rêve nous échappe, totalement, ou partiellement. L’angle mort est sans doute aussi une façon de visualiser la dimension inconsciente inhérente à l’acte de rêver pendant son sommeil. 

Il s’agit pourtant bien d’inventer « un piège à rêves ». On ne peut s’empêcher de penser, en lisant le projet de cet étudiant à l’école polytechnique de Lausanne, qu’il semble bien appartenir, lui aussi, au monde du rêve, à celui d’une chimère. On pourrait vite basculer dans l’univers de Carelman et de ses objets introuvables…D’ailleurs, son projet fait ricaner autour de lui… Eh bien non, ce n’est pourtant pas une idée fantaisiste, le projet est on ne peut plus sérieux.

Bon, jusque-là, tous les procédés échafaudés pour retenir nos rêves n’ont guère été couronnés de succès. Les tentatives se sont souvent heurtées à la difficulté de retranscrire leur contenu en mots, notamment. Ils ne semblent pas vraiment faciles à identifier et à rapporter, encore moins à partager : le monde du sommeil et celui de l’éveil semblent suivre des codes d’expression  éloignés l’un de l’autre. D’où, sans doute, le projet de Bertrand Nef, qui consiste à les capter pour les retenir. Les retenir pour quoi ? Il s’agit là du sujet de ce livre. 

Ce qui est certain, c’est que ce projet dévore la vie du jeune homme, il le passionne, le rend sûr de lui parce qu’il en maitrise tout le processus scientifique et technique. Lui manque le financement qui le ferait aboutir. On pense aux implications qu’on devine énormes et de portée mondiale. Est-ce aussi cela, l’angle mort du rêve ? L’angle mort du rêve de Bertrand Nef ? L’argent comme frein au rêve ? La réponse semble bien triviale, comparée à l’ambitieux projet du jeune Suisse… L’angle mort serait bien vite évité.

Bertrand Nef  est un homme rempli de certitudes immuables : il déteste ceux qu’il nomme les « cocoricos » (les Français), non pas parce qu’il a pu les rencontrer, échanger avec eux, mais parce qu’il est porteur d’une charge mentale ancestrale qui lui interdit de les fréquenter. Il les hait parce qu’au XVIIIe siècle leurs Anciens seraient coupables d’abus de pouvoir, de barbarie, envers Pius Bertrand Nef condamné à mort par Louis XVI : l’helvète a fredonné dans son rêve un chant formellement interdit « le Ranz des vaches ». Déjà, une histoire de rêve…Un rêve qui n’a pas permis à ce soldat exemplaire d’obéir aux lois royales, un « combattant hors pair » (p.12) aussitôt sanctionné par la peine capitale. Motif dérisoire ? On mesure l’héritage traumatique… 

« alors un cocorico à portée de crachat, ça déclenchait, chez nous les Nef, une poussée d’urticaire à tous les coups. Subit et impérieux, ça n’obéissait à rien de rationnel. » (p.16)

L’esprit de revanche est tenace. Puisque cet ancêtre a été bafoué, un autre Bertrand Nef doit relever l’affront et montrer au monde entier, y compris au monde politique, aux instances militaires, que le « piège à rêves » est scientifiquement, techniquement concevable, que cette invention sera utile à tous. 

La logique implacable qui détermine Bertrand se fissure pourtant dès le début du livre. Bertrand ne se mentirait-il pas à lui-même ?

Bertrand Nef a-t-il vraiment envie de se priver de ce qui fonde son jugement, son esprit de vengeance, son intolérance, sa rancœur atavique ? A-t-il vraiment envie d’admettre que ces préjugés sont bien poussiéreux ? Que cette découverte technique n’effacera pas la stupidité de son racisme ? La jolie Zoé ne se prive pas de le lui faire savoir. Dans la réalité, sa partialité lui évite de penser par lui-même et lui confère une identité privée d’un certain libre-arbitre. Le lecteur se prend à rêver (oui !) : il se dit que piéger ses rêves lui ouvrirait sans doute la porte d’autres récits, d’autres histoires, les siennes probablement, qu’il apprendrait à connaître. Il pourrait cultiver son imagination, féconder un autre présent… à condition bien-sûr que son invention ne lui échappe pas…ne lui soit pas volée…à condition aussi que ses rêves ne le déçoivent pas ou ne le trahissent pas…Et là, la faconde de Bertrand lui-même trace une autre voix narrative. Sa façon de rapporter les épisodes du récit contraste fortement, et étonnamment, avec ce qu’il affiche ostensiblement : elle dément son intransigeance ! La ruse fait sourire, le lecteur savoure le décalage qui se crée comme une invitation à refuser une lecture univoque du texte ! Ce livre est un très habile condensé d’expressions qui enfreignent la raideur affichée par ce personnage, sa langue est volubile, inventive, savoureuse. L’atmosphère s’allège, la fantaisie se libère. Parlant des deux « cocoricos » qu’il vient de rencontrer :

« Leur mère étant d’origine flamande, ils n’étaient pas des Français à part entière, mais des semi-Cocoricos. Dans une basse-cour, ils auraient représenté, à peu de duvets près, ce que le chapon est au coq. » (p.37)

Et cela tombe bien parce que tout ce récit est criblé de mensonges !

C’est Bertrand Nef lui-même, dès les premières lignes du livre, qui sape les fondements des certitudes qu’il affiche. Des récits s’enchâssent, imprimés en italiques, rapportent des mensonges, des approximations, des subterfuges qui montrent que la réalité de chaque personnage (le sien mais aussi ceux de Guy et Luc, les jumeaux français) , leurs convictions, leur sectarisme, leur fanatisme reposent sur de bien fragiles fondations. Et d’ailleurs, Bertrand, lui-même, ne se paie-t-il pas de mots pour justifier ses propres comportements ? Pour abuser Frida ? Pour accepter l’argent des jumeaux Cocoricos pour financer son projet ? Pour séduire Zoé ? Tout l’univers narratif de ce livre raconte et dément à la fois, affirme et infirme. Le sérieux devient désopilant, les certitudes prêtent à sourire. 

Comble de la facétie, Bertrand Nef sera lui-même victime de ses rêves ! Comme l’a été avant lui Pius Bertrand…Ironie du sort, pied-de-nez aux certitudes absurdes. C’est Frida, « qui n’a pas une goutte de sang suisse dans les veines » (p.96) qui révèlera que le narrateur est un manipulateur ! Elle l’a entendu parler pendant son sommeil, exprimer à voix haute qu’il déteste les gens de son espèce alors qu’il se disait prêt à l’épouser ! (p.99) Lui qui voulait piéger les rêves se retrouve piégé par les siens. 

Ce qui rend le livre de Nétonon Noël Ndékéry savoureux tient à la manière dont il distille et installe peu à peu l’idée que l’intolérance se nourrit d’abord et avant tout de mensonges. Une société qui accepterait d’ouvrir les yeux sur son hypocrisie appartient encore au domaine du rêve. L’angle mort du rêve joue de la facétie, d’une forme de pirouette narrative ; elle est jubilatoire parce que ce sujet, hautement sérieux et tellement d’actualité n’esquive pas pour autant notre besoin de rêver tout en cherchant à tourner en dérision des valeurs obsolètes. Bertrand devrait consulter la « boîte [de] l’enregistrement complet de ses aventures au pays des songes » (p.60)… Cela lui permettrait d’éviter un angle mort bien dangereux…

Sonia le Moigne-Euzenot

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