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By Patrice Nganang Posted in Cameroun, Patrice Nganang, Tribune on 30 janvier 2022 One Comment
3ème et dernier volet de la tribune de l’écrivain camerounais Patrice Nganang sur le Nou et les autres formes narratives du discours en pays Bamiléké.
L’écriture est parole qui implique le silence. La définition du livre telle que formulée par Njoya dans le Saa’ngam, c’est ce qui ‘parle sans qu’on entende.’ Définition paradoxale qui a le mérite de respecter la disposition fondamentale du ‘nou’. Mais le livre n’est qu’une, et d’ailleurs pas des plus anciennes, utilisations de l’écriture. Comme nous dit Roger Chartier du Collège de France dans son cours ‘Qu’est-ce qu’un livre ?’ d’octobre-novembre 2009, il est dans sa disposition actuelle, une nouvelle chose qui ne date que du XVIIIè siècle, autour d’un débat soulevé par Immanuel Kant, et a autant à voir avec l’art du relieur, l’invention du manuscrit, qu’avec la constitution préliminaire de l’œuvre et de l’auteur qui toutes les deux ne datent pas de si longtemps elles non plus – Chartier cite le folio, et 1619 pour cet auteur nommé ‘Shakespeare’. Plus important que le livre, je pense, il faut plutôt insister sur l’instrument qui le compose, l’écriture, parce qu’il est plus ancien. Mais c’est aussi qu’il faut encore spécifier dans ses manifestations, la dynamique qui lui est propre, le caractère agissant, disruptif et créatif donc, de la raison qui avec le ‘nou’, occupe le salon de la maison, et se manifeste dans l’écriture. La relation entre le livre et l’écriture peut nous aider ici, car la transformation de l’écriture en livre est bien une action. Après tout, cette action, cette manufacture du livre par l’écriture, n’est rien d’autre que la permutation infinie de lettres de l’alphabet que mettent en jeu Levin et Kitty dans Anna Karenina, ou alors, pour demeurer dans l’Ouest du Cameroun qui me concerne, des 510 signes de l’alphabet lewa, inventé par Njoya de 1895-96, des 437 signes de l’alphabet mbima développés entre 1899 et 1900, des 381 signes de l’alphabet nyi nyi nfa nfw, développé par lui entre 1900 et 1902, des 287 signes de l’alphabet Rii nyi mfa mfw, développée en 1907, de l’alphabet a ka u ku de 1910 et encore utilisé, ou lerewa niet, plus élégant, nous dit Idelette Dugast qui les a conservés, mais non utilisé aujourd’hui autrement que pour des ornements. De même il suffirait de permuter les signes de l’alphabet mfemfe developpé en 1918, comme cela se fait encore aujourd’hui à Foumban pour écrire, restaurant une écriture dont l’utilisation et l’enseignement avaient été interdits en 1921 par l’administration coloniale française.
Pour en revenir aux Bamiléké, il aurait suffi de permuter les lettres de l’alphabet bagam, si celui-ci n’avait eu cette histoire extraordinaire que nous raconte Konrad Tuchscherer : ‘En 1917 un jeune officier de l’Artillerie Royale attaché au Régiment du Nigéria de la Force Frontalière d’Afrique de l’Ouest fit une découverte ‘curieuse’ dans la région des grassfield du Cameroun, et en soumit les détails pour publication au Journal of the African Society. Alors qu’il était stationné dans la ville de Bagam, la ville principale des Eghap, Malcolm remarqua que les Bagam utilisaient une écriture syllabique pour écrire en leur langue. Cette écriture qui fut fournie à Malcolm par un suivant du chef Bagam, consistait en une centaine de signes. Le suivant dit à Malcolm que l’écriture des Bamum voisins avait été utilisée par les Bagam comme base de départ pour leur propre écriture, et que des caractères bamum étaient empruntés pour compléter l’écriture Bagam. Le chef Bagam mentionna le fait que les deux écritures n’étaient pas les mêmes, et Malcolm ajouta dans son récit que ‘ceci peut facilement être constaté en les comparant.’
Pour le plus long du siècle dernier, cette histoire s’arrêta là. Aucun signe de cet alphabet ne fut jamais publié. Bien que Malcolm envoya des reproductions de cet alphabet au Journal of the African Society, l’éditeur du journal, Sir Harry H. Johnston, choisit de ne pas les publier. Ajoutant une note en forme de préface à l’article de Malcolm, Johnston cita des raisons financières pour expliquer le fait qu’il n’ait pas publié les signes de l’alphabet Bagam. Il apparaît cependant que ses raisons étaient différentes. Johnson appela les caractères Bagam ‘arbitraires’, ajoutant qu’‘il est suffisant de dire qu’ils sont, pour la plupart, des imitations perverses de lettres latines, ou alors des marques écrites sur des produits vendus par des Européens… [ils sont] des copies de symboles de l’homme blanc.’ Ceci n’étaient pas les premières déclarations perverses de Johnston sur des écritures inventées par des Africains. En 1906 il avait tout aussi appelé les signes de l’écriture Vai ‘des adaptations maladroites de lettres latines ou de signes conventionnels d’Européens’, ajoutant que le syllabaire Vai avait ‘peu de logique’, et il appela d’ailleurs le gouvernement libérien de cette période afin de lui demander de ‘combattre ce mouvement.’ Plus tard, Johnston montrera son mépris pour l’écriture Bagam une fois de plus, par écrit : ‘Les signes sont de bancales ou des adaptations fantastiques des lettres majuscules latines’.’ Et Konrad Tuchscherer de continuer: ‘C’est malheureux que Johnston était incapable de reconnaître l’originalité de l’écriture Bagam et d’attacher quelconque valeur à la documentation des signes de cet alphabet dans son journal. Peut-être les éditeurs pensaient-ils que les Africains manquaient l’intelligence et la créativité nécessaires pour composer leur propre système d’écriture, avec toute la logique et l’ingénuité que tel travail présuppose ?’
Cette activité éditoriale de censure qui a lieu à Londres en 1917 dans les bureaux d’un journal scientifique d’autorité, est parallèle à l’interdiction de Carde, l’administrateur colonial français qui dans le cœur du pays Bamum en 1921, condamna les milliers de pages que toute cette activité intellectuelle avait déjà produit, au silence. Et nous parlons ici d’un ars erotica, le Lerewa Nuu Nguet, seul livre érotique d’Afrique au sud du Sahara, d’un livre d’histoire, le Saa’ngam, traduit en 1950, mais demeuré confidentiel, d’un livre de foi, de médecine, documents tous condamnés avant qu’un Léopold Sédar Senghor, n’écrive son premier poème, silenciés par la critique africaniste qui depuis le fameux congrès de Yaoundé, ville dans laquelle Njoya, l’écrivain de ces textes, inventeur des alphabets Bamum, est pourtant mort en exil en 1933, s’est mise sous les ordres du ‘toli’. Nous parlons donc de choix d’auteurs, de constitution d’un canon fondateur de la littérature africaine, de violence institutrice de littérature, car jusqu’aujourd’hui, les textes, que Njoya aura achevé de composer avec ses scribes Nji Mama et Nji Ibrahim, quand le triumvirat de la négritude apprenait encore à écrire le français, les œuvres qu’il aura composées, tout comme celle que de ses scribes, dont la toute première bande dessinée africaine de notre temps par Nji Ibrahim, seront restées inconnus, et lui-même invisible comme auteur, alors que dans nos lycées, collèges, universités et académies, Senghor est célébré. Quand donc dans son recueil de poèmes, Ethiopiques, le président de la république du Sénégal lance : ‘Je dis bien : je suis Dyâli’, et c’est-à-dire ‘griot’, quand Djibril Tamsir Niane publie le fameux Soundiata ou l’épopée mandingue, et Ahmadou Hampaté Bâ formule le célèbre ‘un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle’ qui jette des centaines de chercheurs financés par le CNRS plusieurs fois, avec microphone dans les brousses d’Afrique pour enregistrer l’histoire africaine dite par les vieillards, quand un radical comme Sembène Ousmane se dit griot, tous parlent de l’intérieur du paradigme du ‘toli.’ Le donsomana de Kourouma ne vient que transformer en roman ce paradigme qui se satisfait de l’invention violente de l’Africain comme être de bavardages – comme ngachou’, diraient les Bangangté ici, au détriment du nganou, être d’histoires. Il se satisfait de l’invention de l’Africain comme Autre de l’Occident nous dirait Mubimbe. Transformation bien sanglante aujourd’hui, pour nous qui avons vu le donso sémer la terreur à Abidjan, mais aussi dans les guerres civiles du Sierra Leone et du Libéria, où il était appelé kamajor. Comment des critiques qui sont censés être porteurs d’intelligence peuvent-ils sérieusement encore fêter le donso après ce que nous avons vu en Côte d’ivoire de 2002 à 2011 ? Si le critique africain autant que l’écrivain africain ont à ce point cessé de lire les journaux comme nous recommandait Hegel, comment peuvent-ils prétendre faire œuvre historique ? C’est simple : chez Kourouma il n’y a pas d’innovation paradigmatique, mais suite du ‘toli’ de Senghor et d’Hampaté Bâ. Or la manufacture du silence scriptural précolonial africain à Londres et à Foumban montre à quel prix cette imposition collective du tolicentrisme a été acquise pour l’histoire et pour l’écriture africaines ! La violence du ‘toli’ était idéelle avant de se dramatiser avec le kamajor et le donso en des milliers de cadavres.
Sierra Léone, Kamajors lors de la guerre civile, 1992
L’écriture ne produit pas que des livres. Tout écrivain le sait qui devant un témoignage se fait plusieurs fois dire : ‘seulement, n’écris pas ça.’ Tout historien le sait, qui doit vivre avec des archives qui ne sont publiables qu’après une limite de temps bien définie – ainsi par exemple, les archives militaires françaises qui couvrent la guerre qui eut lieu en pays Bamiléké de 1960 à 1970 sont-elles encore fermées au public. Tout journaliste le sait qui plusieurs fois reçoit ses témoignages les plus valeureux off the record, et dont les sources les plus significatives le plus souvent demandent le silence. Les wistle blowers sont bien une culture aux Etats-Unis, et que seraient les affaires Bradley Manning et Wikileaks, ou d’ailleurs Richard Nixon sans eux ! En d’autres mots, le silence est autant constitutif de l’écriture que la parole. Et cela est une évidence sur laquelle le ‘nou’ oblige à réfléchir. Cela est une évidence qui devrait inspirer toute écriture de l’histoire – comme récit et comme vécu. Devant l’histoire, devant le ‘nou’, la première activité du sujet qui est préemption, est voyance, et son instrument c’est l’écriture sur le sol : géomancie. La distinction du livre devant l’art du géomancien est moins dans l’utilisation, que dans la matière sur laquelle l’écriture se fait. La révolution égyptienne du papyrus tout comme celle du folio, et donc du relieur, aura transformé l’activité dans sa forme, mais pas dans sa nature. Or l’art du géomancien qui est de prédire le futur, condamne son écriture sur le sable à l’immédiat, à l’éphémère du temps qui passe. Ce temps qui est instant, diffère de celui qui est vie, et que le tatouage ou les scarifications imposent au corps qui le porte, tout comme de celui qui est archive qui mobilise des institutions. Car les scarifications, cette écriture des plus douloureuses, que les Bangangté ont pratiqué à l’aide d’un couteau appelé ngwat jusqu’à ce qu’ils soient aussi interdit par la colonisation française, dont l’histoire plonge dans les temps mythiques et embrasse le commerce triangulaire, sont une écriture bien singulière en ce que celle-ci finit avec le corps devenu poussière au vent. Cette finition de l’écriture est tout aussi celle des fractales qui sont tresses de cheveux, ornement de tissu, décoration de maison, de bâtiment, sculpture sur bois, tracé de terrain, cadastre.
La pérennité que l’écriture donne à l’histoire est donc elle-même historique, et cette histoire est celle de la matière sur laquelle l’écriture a été faite. Les poèmes de Senghor n’ont aucune éternité en dehors de celle que les institutions leur donnent ; les romans de Kourouma n’ont aucune pérennité en dehors de celle que la Francophonie leur donne. Le sable ou un parchemin, le corps ou le tableau d’un ordinateur, le mur d’une maison ou le digital ont chacun leur propre durée. Elle n’a donc rien à voir avec l’activité d’écriture qui n’est qu’une permutation des lettres de l’alphabet, et dont la seule distinction peut-être, comme nous enseigne le grand philosophe tunisien Ibn Khaldun dans son Muqqhadimah, est qu’elle est ‘un art noble, car c’est une des qualités spéciales à l’homme grâce à laquelle il se distingue des animaux.’ Vaincre le silence pour raconter le ‘nou’, pour raconter l’histoire, est tout l’enjeu de l’histoire de l’écriture, et a toujours été tout l’enjeu de l’écrivain. Car il faut bien se le dire : l’écrivain n’a pas toujours écrit pour l’éternité, l’éternité étant d’ailleurs invention augustinienne, comme nous disent les Confessions de cet ultime auteur africain. Heureux sommes nous écrivains si nous permutons pour une librairie, pour une bibliothèque, ou mieux, pour une archive, nos quelques lettres de l’alphabet. Mais encore plus, heureux suis-je, moi Tanou, qui peux sur mon MacBook Air me servir de tous les caractères des écritures autant de Njoya que Bagam, grâce au travail extraordinaire de restauration et d’analyse de l’universitaire américain Konrad Tuchscherer de St. John University à New York, grâce au travail de l’informaticien, aussi américain, Jason Gleary qui a constitué en police les écritures Bamum en partant d’un modèle japonais, tout comme du physicien ukrainien Andrij Rovenchak de l’université de Lviv, qui a fait un travail similaire pour l’écriture Bagam. Telle histoire qui frappe à ma porte ne saurait laisser l’écrivain que je suis indifférent, car cela signifierait continuer au fond d’écrire comme le veut la tradition, et donc, sous la violente dictée du ‘toli.’ Après tout, le ‘nou’ me raconte une toute autre histoire.
Concluons. Le ‘toli’ et le ‘nou’ ont eu une confrontation historique au Cameroun – prélude de l’histoire que j’espère écrire. C’était le 3 septembre 1953 – oui, un autre 3 septembre ! – dans la Salle des fêtes de Douala. Léopold Sédar Senghor, député du Sénégal, et déjà auteur de ses œuvres les plus célébrées, venait au Cameroun apporter son soutien au projet alors formulé à Paris d’Union africaine. Les écrivains francophones, il faut le dire, n’ont pas encore cessé de faire ce genre de voyage à travers l’Afrique, pour dans les Instituts français vanter les mérites de la langue française qu’ils utilisent, et cela de plus en plus en marchant sur des cadavres. Pour Senghor, il s’agissait aussi de délégitimer les revendications indépendantistes qui alors secouaient le Cameroun. Son argument était, et comment puis-je l’oublier ?, qu’‘actuellement aucun pays au monde ne peut se prétendre indépendant.’ Celui qui de l’audience dans la salle lui apporta la contradiction, c’était le directeur de l’école de New Bell-Kassalafam, Ernest Ouandié, alors vice-président de l’UPC. Senghor pronostiquait en effet en 1953 à mon pays un délai de vingt ans – sans blague ! – pour accéder à l’autonomie interne. Pas encore à l’indépendance, s’entend, car selon sa chronologie, je serai né indigène ! Il reviendra au Cameroun, le poète de la négritude, pour inaugurer le colloque de la Société africaine de culture de 1973 aux côtés d’Ahmadou Ahidjo qui lui aussi était contre l’indépendance avant qu’elle ne lui soit imposée par le soulèvement upéciste. Il reviendra inaugurer la première assemblée des critiques littéraires africains qui installera le ‘toli’ comme paradigme fondateur des lettres africaines. Ernest Ouandié quant à lui, avait été exécuté sur la place publique deux ans plus tôt à Bafoussam, au cœur du pays Bamiléké après un procès à la Staline. Le silence de l’Ouest du Cameroun qui a inventé une dizaine d’alphabets, produit des milliers de pages de livres, mais fut frappé de mutisme pendant si longtemps au point d’avoir besoin de la publication en 1972 par Mongo Beti de Main basse sur le Cameroun, livre lui aussi longtemps interdit tant en France qu’au Cameroun, pour voir un pan de ce qui lui arrivait être dit en français, est un enjeu gigantesque qu’il est difficile pour l’écrivain que je suis d’approcher à travers la violente omniscience du ‘toli’. L’humilité de l’Africain qui écoute, qui sonde, qui recherche, qui fouille, qui lit comme Léon Tolstoï des centaines de livres avant d’écrire un roman qui parle pourtant de son propre pays, qui travaille dans les archives à travers la terre, et les fait sortir de leur silence, qui écoute les chercheurs Chinois, Français, Américains pour pouvoir encore mieux dire l’Afrique, est de mise aujourd’hui. Il était temps ! Parce que la position de ma génération par rapport à l’histoire africaine est d’extériorité, le ‘nou’ annonce une vision nouvelle dans la littérature africaine. Ecrire la complexité de ce continent par delà les stéréotypes demeure l’enjeu primordial, mais la tâche la plus urgence c’est enchanter le passé pour le rendre historique.
Chefferie Bamiléké, 1951.
Cinq des huit femmes du chef altier sont encore stupéfaites
par l’histoire que la photo ne montre pas – et tout Bamiléké le reconnaît à la main sur la joue.
Patrice Nganang
Photo Wadi Issa
(3) Konrad Tuchscherer: ‘The Lost Script of the Bagam’, dans: African Affairs, 1999, No. 98, p.57-58.
(4) Société Africaine de Culture: Le critique africain et son people comme producteur de civilization, Colloque fondateur de paradigme du griot, organisé à Yaoundé du 16 au 20 avril 1973, inauguré par Léopold Sédar Senghor.
(5) Léopold Sédar Senghor: ‘L’absente’, dans: Ethiopiques, Oeuvre poétique, p.110.
(6) Cette histoire matérielle de l’idée est racontée avec plus de details par le philosophe allemand Friedrich Kittler.
(7) Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa: Kamerun! Une guerre cache aux origines de la Françafrique, Paris, La Découverte, 2011, p.124.
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