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Noces de coton - Edem Awumey (2022)
Le retour de Kunta Kinté
By Ahmed Bah Posted in Ahmed Bah, Roman, Togo on 15 novembre 2023 0 Comments
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Noces de coton
De Edem Awumey
Les Éditions du Boréal, Montréal, 2022, 256 pages.

Je me rappelle encore de l’instant où l’histoire de l’esclavage transatlantique a fait effraction dans mon cerveau. C’était bien avant de l’étudier à l’école. Une soirée ordinaire dirais-je, devant le petit écran du salon familial, je devais avoir entre neuf et dix ans. A la télé passait la série Racines, une adaptation cinématographique du roman Roots d’Alex Haley. Le personnage principal nommé Kunta Kinté courrait comme un demeuré pour échapper à des chasseurs d’esclaves. La suite, on la connaît puisqu’il finira par être capturé et déporté sur le continent américain, où il travaillera dans des champs de coton et sera rebaptisé par la force Toby. 

Cette image m’est revenu, nette, avec des accents sépia à la lecture du roman de Edem Awumey – Noces de coton. L’image est d’autant plus importante ici car le roman lui-même s’ouvre par une photo offerte au narrateur par un vieillard quelque part dans un bourg paumé du Libéria. Sur cette photo, on peut observer « le corps grêle, souffreteux et le dos meurtri de Samuel Brown. Samuel fouetté à mort par le Sieur James Hoogan, contremaître discipliné, un matin de l’année 1850, par un beau soleil dans un champ de coton de l’Alabama ». La scène de fouettage est décrite plus loin avec la présence de la femme de Samuel Brown, Winnie et de leur fils Abraham, en larmes et serré contre la robe de sa mère. Le vieillard avait alors dit au narrateur en lui offrant ce cliché de malheur :

« Mon petit, la terre et le corps noirs ont été et demeurent le lieu, le terrain, l’arène d’actes de violence et de mort… »

Il est important de s’attarder sur cette scène inaugurale du roman de Edem Awumey. La photo, la terre et les corps noirs forment un corpus indissociable et offrent une vue panoramique de l’Histoire.

LA POSSESSION DU CORPS NOIR 

L’histoire se répète encore. Celle d’hier revient avec force dans le monde contemporain, pour ne pas dire qu’elle en est une continuité. A la lecture des paroles du vieillard offrant cette photo au narrateur dans ce roman, il m’est apparu qu’au même titre que  James Baldwin et Ta-Néhisi Coates, Edem Awumey nous fait entrer dans la possession forcée et violente du corps de l’autre. Celle ici de l’esclave et spécifiquement du planteur de coton. Possession de son corps. Possession de sa terre. Possession de son temps. Possession du fruit de son travail. Possession de sa progéniture. Possession de son âme. 

La colère noire et la prochaine fois, le feu sont deux essais qui se complètent. Comme deux manuscrits d’un père et de son fils. C’est d’ailleurs là que l’essai de Ta-Néhisi devient intéressant, dans le sens où il continue ou rallonge la lettre que Baldwin adressait à son neveu sur les démons de l’Amérique. Cette fois-ci, lui, l’enfant de Baltimore s’adresse à son fils. Baldwin tout comme Ta-Néhisi traite des questions du racisme, des violences policières, de l’esclavage et des corps noirs.  La question du corps est d’autant plus saillante chez Ta-Néhisi par sa méthodologie à expliquer les arrestations et violences policières, les règles de la rue et de l’école. 

Edem Awumey par cette notion d’esclavage, de possession du corps noir, va traiter de la résurgence de l’esclavage historique dans notre monde contemporain. Ces petites mains enfantines qui triment dans des usines textiles aux quatre coins du monde.

NOCES DE COTON, CHANSON DOUCE

Edem Awumey transporte le lecteur dans un huis clos étouffant. Il est 12h10 et le narrateur a les pieds et mains liés. Mais comment s’est-il retrouvé dans cette situation ? 

Ouyi Hoffer journaliste Berlinois s’est rendu à l’inauguration du tout nouveau musée de la révolution verte dans un pays entre le sahel et la cote atlantique sur l’invitation de son ami Ed Kaba, directeur du musée. 

Alors qu’en privilégié, il découvre les photos de l’exposition, où le photographe avait refait à sa manière le Bruegel, La Danse des paysans (l’huile sur bois montrant des paysans festoyant dans un décor de rue et de place de village sous un ciel illuminé) ; il est pris en otage par l’agent de sécurité Toby Kunta. 

Toby Kunta ancien bibliothécaire, devenu planteur de coton puis agent de sécurité réclame la somme de 200 millions de francs pour un groupe de paysans ruinés par la Firme et son coton transgénique. Toby Kunta menace de brûler les œuvres et son otage si sa demande n’est pas satisfaite. 

MUSÉE DE LA FARCE

Le roman d’Edem Awumey aborde ici cette question de construction d’un musée de la révolution verte. Cette œuvre caritative est financée par La Firme, une entreprise qui produit du coton transgénique et des engrais nocifs répandus sur des cultures aux risques et périls des paysans. L’objectif sous-jacent est ici de laver son image aux yeux du monde, comme il en devient presque une coutume des multinationales. La Firme dans son projet fumeux s’est entaché des services d’un baroudeur breton :

« C’est un baroudeur breton qui a affirmé avoir l’Afrique et sa négraille souffreteuse dans la peau et l’œil, et il a été , me confiait Ed, grassement payé par La Firme pour sillonner les campagnes du pays pendant une petite et dérisoire semaine, armé de sa folie, de costumes et de coiffes d’un autre siècles , avec lesquels il allait déguiser certains de ses modèles, de cette injonction à l’adresse de ces derniers, Souriez, souriez, qu’est-ce que vous êtes gauches ! de babioles de trucs en carton pour le décor ». 

Cette ruse de sape culturelle nous renvoie forcément à l’ethnologie, fille de la colonisation. On ne peut que penser au roman de Sami Tchak – Le continent du Tout et du presque Rien, dans lequel on peut lire :

« en vérité, l’ethnologie faisait partie des barbelés spirituels que nous avions dressés autour des peuples dominés, nous les avions enfermés à l’intérieur de nos systèmes des savoirs qui portent l’ombre de notre vision positiviste et hiérarchisée des civilisations. L’ethnologie est la forme élégante de notre domination intellectuelle sur les autres »

Le sujet est ici traité par Edem Awumey, qui met en exergue cette manipulation culturelle et cette volonté de repentance des multinationales par l’orchestration frauduleuse d’un musée douteux.

 Dans Sans capote ni kalachnikov, Blaise Ndala dressait déjà le portrait d’un monde obsédé par la marchandisation de la misère et les guerres d’exploitation des richesses. Le portrait du personnage de la Montréalaise Véronique Quesnel était glaçant. Et permet de faire un rapprochement direct avec le fameux baroudeur breton. 

Le cynisme ici est poussé encore plus loin par l’écrivain Edem Awumey en introduisant le personnage d’ Ed Kaba, Directeur de musée et complice de la manigance :

« Bruegel ressuscité dans l’Ouest africain, il faut dire que la thématique centrale de ces photos était le bonheur paysan, épiphanie naïve et grotesque de la terre verte, de ses hommes et fruits. Un projet farfelu, m’avait prévenu Ed Kaba »

Le terme musée de la révolution verte pousse à sourire (pour ma part j’ai eu un véritable éclat de rire), quand on sait que la source du malheur (sécheresse, suicide, maladies) de ces planteurs de coton est le coton transgénique, vendu par la Firme et par son suppôt commercial : Zak Bolton. La terre qui était verte a pris une teinte grise comme des cendres.

SOLITUDE, RÉVOLTE

Le personnage de Toby Kunta est plus complexe qu’il n’y paraît. Derrière cet acte suicidaire dont il est l’auteur, à savoir la prise d’otage et sa volonté de brûler les œuvres exposées dans le musée de la révolution verte. Il y’a un profond malaise et une profonde révolte. Toby Kunta n’est autre qu’un dépossédé. Dépossédé de la terre. Dépossédé du fruit du travail. Dépossédé de l’âme. La question de la possession fil conducteur du roman revient encore ici avec une violence plus subtile.

Ce pauvre quidam est issu d’une famille de paysans de l’Ouest africain dont le père, débarqué du nord de la colonie en 1956, a longtemps travaillé pour un riche exploitant auvergnat du nom d’Antonin Martian, ce qui relie l’histoire paternelle à la duperie de la Firme. Tous ces paysans sont ruinés par le coton transgénique, comme son père, lui aussi exploité par Monsieur Antonin Martian. Le résultat ne peut être que la colère et la volonté de se venger de l’histoire. Le lecteur comprendra que derrière le simple fait de vouloir brûler les œuvres, Toby cache en réalité une entreprise plus exaltante.

AMOURS, RACINES

Deux éléments relient fortement Toby Kunta et Ouyi Hoffer. Les deux sont amoureux. Toby pense inlassablement à Ruth, jeune rousse qu’il a rencontrée à Savannah quelque part dans l’État de Géorgie. Et Ouyi Hoffer quant à lui pense à la belle Ouzbek prénommée Oumy qu’il avait rencontré lors de ses voyages autour du monde à étudier les peuples. Mais l’élément qui m’a le plus marqué réside dans le fait qu’Edem Awumey relie ces deux femmes au sujet fort intéressant qui est la recherche des racines. On se rappelle de cette scène forte (page 166) où Toby, accompagné de Ruth et d’Ola, consulte une prêtresse. Dans son rituel, la prêtresse avait donné des visages d’esclaves à Ruth et Ola que ces derniers dessinaient sur des arbres plantés dans la ville. Rituel permettant de se rappeler que le vieux Sud est aussi né du sang versé des esclaves dans les champs. Les passants au petit matin pouvaient voir ces arbres esprits, arbres esclaves, debout à côté des plaques de cuivre ou des statues en l’honneur de combattants ou mythiques héros du sud esclavagistes. Toby s’était alors posé la question de savoir de quelles influences auraient ces visages d’esclaves gravés sur les arbres. Le dialogue qui s’en est suivi est terrible de vérité : 

« De retour dans la Ford, Ruth lui avait pris la main qu’elle avait serrée fortement. Elle lui avait confié, Pour Ola, ce rituel, ce moment, c’est comme un retour aux pays de ses ancêtres, et Toby avait voulu répondre, Ruth, ce la fait longtemps que les ancêtres d’Ola l’ont oublié, et puis tout retour est une farce parce qu’on ne retrouve jamais le même lieu, et si des fois Ola revient à Onitsha, c’est peut-être juste pour tenter de retrouver de vieilles amours… ».

La même question des racines est retrouvée dans le personnage de Oumy, dont je laisse au lecteur le plaisir de découvrir ce secret. 

COTON, CACAO, HUILE DE PALME ; BONNETS BLANCS – BLANCS BONNETS

Le roman d’Edem Awumey nous transporte sur quatre continents (Afrique, Europe, Asie et Amérique) et aborde sans concession le diktat des multinationales. La force de sa plume et l’acuité avec laquelle il dépeint comme un peintre la vie de ces petites gens peut se transposer sur l’exploitation d’autres matières premières du continent africain. La même chose est valable et lisible pour le cacao ivoirien, le cacao camerounais, le coltan congolais, le café brésilien, l’huile de palme du Cameroun et de l’Indonésie, le textile du Bangladesh. 

C’est une traversée sur quatre continents qui montre que si l’esclavage a été abolie dans sa forme ancienne, le capitalisme a enfanté de nouvelles formes d’exploitation et des terres entières sont prises en otage par des multinationales. De l’Oural, en passant par Dacca, Savannah, le Sahel. Gauz en évoquant l’exploitation du cacao et le cocoland pris dans les tenailles de l’industrie du chocolat disait :

« N’usons pas nos terres pour une plante qui ne se mange pas et qui ne soigne rien… Un lopin aujourd’hui, un coteau demain, une vallée après-demain et dans quelques générations, ce sera tout notre pays. Il ne faut pas ». 

Le roman de Edem Awumey est une pure merveille. Et pour tout lecteur son œuvre entière mérite un fort intérêt. C’est l’œuvre d’un auteur assez original, exigeant et stylistiquement impressionnant. Tout se tient dans son œuvre et sans redites on retrouve les thèmes  : la violence humaine, la photographie, l’exil, l’errance et le déracinement.

Ahmed BAH

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