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Les orphelins - Bessora (2021)
L’organisation qui s’était occupée de son adoption était pronazie. Elle voulait réussir en Afrique ce que les nazis avaient raté en Allemagne. (p.182)
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in Gabon, Roman, Sonia Le Moigne Euzenot on 7 mai 2021 0 Comments
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Sandrine Bessora
Les orphelins, JC Lattès, mars 2021.
 
Wolfgang et Barbara sont jumeaux. Wolf et Barbie sont jumeaux devrait-on plutôt dire car à 8 ans, on donne encore des petits noms aux enfants et, ces enfants-là sont encore bien petits. Ils sont allemands, blonds aux yeux bleus, ils sont aryens et orphelins : « pas une goutte de sang juif, de sang polonais, russe ou anglais » (p.22). Ils vivent en Allemagne. Ils sont nés en 1940 et doivent quitter l’orphelinat pour rejoindre l’Afrique du Sud. Plus tard, leur mère adoptive Michèle Schultz, afrikaner, laissera échapper à leur sujet : « ces enfants achet…adoptés » (p.163) …
J’avais aimé parcourir l’univers labyrinthique de Et si Dieu me demande, dites-Lui que je dors, roman que Sandrine Bessora publie en 2008. Ce nouvel opus, Les orphelins, engage, lui aussi, le lecteur dans les dédales tortueux d’un récit dont la trame est pourtant simple. Persuadés qu’ils sont en danger, les descendants des Boers (p. 29) veulent peupler l’Afrique du Sud de blancs, qu’ils veulent de « race pure » pour juguler par leur nombre le risque d’être envahis par les noirs. La « loi sur la population » (p.94) leur permet déjà de classer les gens comme « personne blanche » « de couleur ou autochtone ». Comme ils n’ont que mépris pour les populations noires, ils les exploitent effrontément. Les orphelins aryens qu’ils adoptent sans vergogne vont les aider à conserver démographiquement leur statut prédominant. Cet épisode mal connu de la folie nazie est glaçant. Lorsque Wolfgang annoncera à sa mère adoptive la naissance de sa fille Rosie, elle lui écrira :
« Dieu m’a entendue, et nous a exaucés par la naissance de cette petite fille. Nous la devions à nos pères, nos pionniers, nos héros sacrifiés, tous ceux qui, comme Hendrick Verwoerd, sont morts pour nous.» (p. 209)
Hendrick Verwoerd, à l’origine de l’apartheid. Sandrine Bessora choisit de donner la parole à Wolf. Comment parcourir la mémoire d’une vie ? Surtout lorsque cette mémoire vous échappe en grande partie parce qu’elle vous a été volée, amputée ? Cette thématique travaillait déjà Et si Dieu me demande, dites-Lui que je dors, où le personnage de Rosie Parks cherchait à retrouver les mots qu’on lui avait volés au point de vouloir qu’un chirurgien explore son cerveau. Ici, on dirait bien que l’autrice emprunte encore les méandres d’un cerveau modelé par des vides, des impasses, des voies sans issues. Wolf devenu adulte raconte, se raconte, mais il raconte aussi, et souvent en même temps, à un « tu » qui est celui de sa jumelle. Pour le lecteur, il y a de quoi s’y perdre d’autant que des ellipses temporelles, des va-et-vient bousculent régulièrement le fil conducteur du récit : Wolf ne peut oublier ses huit ans, qu’il est allemand, que son identité n’est pas seulement celle d’être l’héritier de l’immense domaine de Jacob, ce raciste qui paie ses employés noirs avec des litres d’eau de vie. Passé et présent s’entremêlent, certains souvenirs, récurrents, surgissent hors de tout contexte comme celui de cette blessure à la tête.
On comprend très vite que Sandrine Bessora refuse absolument la linéarité d’un récit documentaire pour préférer révéler la violence du traumatisme subi par les deux enfants, celle subie aussi par le jeune Thando, frappé à l’envi par Jacob puisqu’il est noir. Wolfgang en est révolté.
S’ensuit un « roman » énigmatique dont la structure ne peut qu’être bousculée, la lecture désorientée au point que parfois, le narrateur s’interroge lui-même sur sa propre capacité à raconter, à rapporter les faits tels qu’ils se sont déroulés ! La mémoire de Wolgang peut aussi parfois paraître alourdie par celle des Afrikaners avec qui il vit désormais. Mongezi, le zulu guérisseur sait comment conduire Wolgang sur le chemin de ces souvenirs familiaux, ceux qui le ramènent en Allemagne à l’époque de la seconde guerre mondiale mais quand son frère Wilhem tentera la même expérience, ce sont des faits historiques africains qui remonteront à la surface :
« Un jeune homme retranché derrière des chariots regroupés en cercle esquive des lances. La sentinelle du chariot à bœufs, prononce Wilhem dans son endormissement, tout chamboulé de reconnaître la grande bataille de la rivière ensanglantée. Il en a souvent été question à l’école…Mais ici c’est en technicolor : des Boers en costume d’époque se battent contre des Zulus, et ce jeune homme héroïque évite des flèches. » (p.157)
Sans doute Wolfgang mène-t-il lui aussi une quête identitaire prise en étau entre ce qu’il se refuse d’être et ce qu’il ne sait pas qu’il a été. Wilhelm, de son côté, fils biologique de Michèle ne peut espérer passer l’épreuve du peigne. Ses cheveux sont crépus. Wilhelm devrait donc être exclu de sa famille afrikaner et être rangé comme « personne de couleur ».
La quatrième de couverture précise que Sandrine Bessora a rencontré Peter, l’un de ces orphelins, que la photo de la couverture est celle de Peter. Ce récit est poignant, le destin atroce de Thando est poignant. Ce témoignage dénonce l’ignominie de ce racisme en nommant des coupables, en fustigeant la mauvaise foi de tous ceux qui s’insurgent bien tardivement contre l’apartheid, notamment. Ce livre est incisif, pugnace et le parcours labyrinthique de Wolfgang dans sa propre mémoire n’a rien de confortable ou d’apaisé mais il me semble que ce livre est aussi à lire comme un parcours littéraire dans l’œuvre de S. Bessora. On y retrouve la même ténacité à fouiller, à explorer ce thème de la mémoire volée qui lui est cher au point que dans Les orphelins, des personnages en rappellent d’autres présents dans d’autres de ses romans : ils portent le même prénom, boivent même dans les mêmes tasses de porcelaine fleurie, par exemple.
« Je me perds dans des pensées trop sombres pour être racontées » (p.194) dit Wolfgang de retour en Allemagne.
Ce sont ces coupes sombres que Sandrine Bessora cherche à éclairer en proposant à son lecteur de la suivre sur les chemins sinueux qu’elle trace obstinément.
Sonia Le Moigne-Euzenot
1 Tidiane N’Diaye a su raconter cette bataille dans L’Appel de la lune, paru en 2016 chez Gallimard, notamment p.30 où il fait parler Caspar, le boer.
Copyright photo Jean Hugues Barrou
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