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L'Appelé, Guillaume Viry (2024)
« comment éclairer l’énigme de l’homme qui s’est fissuré »  (p.90)
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in France, Roman, Sonia Le Moigne Euzenot on 6 août 2025 0 Comments
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L’Appelé, Guillaume Viry
Les Éditions du Canoé

Un homme, Jean, doit partir faire son service militaire en Algérie. Nous sommes en 1960 et c’est la loi en France pour tous les hommes du contingent. Celui-ci débarque à Alger en décembre 1960, il sera affecté à Berrouaghia. Il y reste trois mois, seulement trois mois dira son père, trois mois qui le marqueront à vie, trois mois qui le briseront, le broieront. Trois mois qui bouleverseront la vie de sa famille, de sa mère, de son père, de son frère, tous impuissants à l’aider à survivre. Trois mois d’une guerre qui ne veut même pas dire son nom !

Guillaume Viry choisit l’écriture fragmentaire. Au début de L’Appelé, le livre raconte ce que Jean a vu, ce qu’il éprouve physiquement, il partage ce qu’il ressent. Il s’ouvre sur un lit d’hôpital psychiatrique où Jean est soigné. Il n’est pas fou pourtant. Les phrases morcelées, sans ponctuation, découpées sur l’espace de la feuille de papier dégagent des respirations, rapides, courtes, les inflexions de la voix du patient. Le malade qui va être soigné par électro-chocs est docile, comme peut l’être quelqu’un qui sait bien que la conduite de sa vie ne lui appartient pas.

L’Appelé est un livre très court (123 pages). Il est soigneusement construit parce qu’il place en écho le récit de ce que fut la guerre d’Algérie, en Algérie, les exactions atroces ordonnées par des autorités militaires racistes et imbéciles (Jean les nomme Grand Con et Grand Mou), celles des soldats « appelés » (ceux qui faisaient leur service militaire, non pas des militaires de carrière) incités à torturer, à violer, à tuer, et, en France, le récit de Jean, lui aussi détruit à jamais par ces mois de service.

À la gégène utilisée en Algérie sur ce jeune homme sans patronyme, dépouillé de ses vêtements, humilié, répondent les électro-chocs qu’on placera sur les tempes de Jean, à son retour, sur l’un pour le faire « parler », sur l’autre pour le « soigner ». 

« Grand Con fait signe que le spectacle peut commencer 

un des deux petits gradés pose deux électrodes sur le
jeune homme nu la première sur un orteil la deuxième
sur son sexe
le deuxième petit gradé met en marche une turbine
électrique
le jeune nu se gondole
Grand Mou et Grand Con questionnent en chœur
le jeune homme nu ne parle pas
le deuxième petit gradé actionne la turbine électrique plus fort
le jeune homme nu se tord
le jeune nu hurle
à mes côtés les deux appelés sortent leurs yeux de leur
orbite
le deuxième petit gradé accélère la turbine
le jeune homme nu ne hurle plus
n’a plus la force de hurler
Grand Mou fait un signe au deuxième petit gradé le
Deuxième petit gradé arrête la turbine » (p.64)

Jean est traumatisé par cette scène insupportable. Il est incapable de reprendre le cours de sa vie :

« des mois blancs
plus appelé à rien plus bon à rien-
bon qu’à rien
Marseille Dijon Metz les villes allongées
Les chambres sans mémoire
ne suis que le cri
le cri informe
de l’homme allongé
le cri rouge sang de l’appelé » (p.69)

Toute guerre est atroce. Le livre rapporte (plus qu’il ne raconte) sa violence inouïe en Algérie et le silence qui s’ensuit. Le retour en France est une nouvelle épreuve. Voilà une guerre dont on ne parle pas, qu’il faut même taire si possible. Les souffrances des appelés sont invisibilisées. Les faits de torture perpétrées en Algérie sont cachés, les victimes niées. C’est ce silence cynique qui recouvre cette guerre dont le livre s’empare pour le refuser. Les personnages, des proches de Jean, vont s’acharner à reconstituer les faits, cinquante ans après. La même écriture fragmentaire occupe tout le livre. Elle donne à chacun d’entre eux une respiration qui lui est propre. Jean peut dire « je », Julien le petit-fils de son frère peut dire « tu » ou « il », leurs présences s’incarnent dans le refus d’oublier ce que personne ne devrait oublier :

« le soleil apparaît
éclaire une jeune femme
elle sort de sa cachette
elle est apeurée
servez-vous dit Grand Con
la France se sert » (p.46)

Les Éditions du Canoé écrivent en quatrième de couverture : «  Dans ce premier roman, l’auteur bouleverse et cristallise l’ampleur d’une tragédie. » 

Merci Colette Lambrichs de m’avoir suggéré la lecture de ce beau texte extrait de votre catalogue.

Sonia Le Moigne-Euzenot

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