Evocation d’un mémorial à Venise, Khalid Lyamlahy
Editions Présence Africaine, 2023
En 2017, j’ai lu Le roman étranger de l’écrivain marocain Khalid Lyamlahy, un texte publié aux éditions Présence Africaine. Un livre très exigeant, très fin sur la question de l’identité, du titre de séjour d’un étranger, l’écriture sur un sujet ardu. Cette année, c’est avec Evocation d’un mémorial à Venise qu’il revient sur la scène littéraire, toujours chez Présence Africaine, une fois de plus sur le thème de l’immigration.
Khalid Lyamlahy n’a pas choisi la facilité en abordant la mort à Venise de Pateh, un immigrant gambien, qui se noya en janvier 2017 dans les eaux très froides du Grand Canal, devant un vaporetto chargé de touristes. Nous sommes plusieurs à avoir entendu parler de ce fait divers, pire à avoir contemplé la noyade du jeune subsaharien en différé sur les réseaux sociaux, l’événement ayant été filmé par le biais de smartphones d’anonymes. À l’époque, il y a eu plusieurs réactions. D’abord, en temps réel, la sidération des personnes présentes spectatrices de cette mort. Il y a eu aussi ces cris incompréhensibles rappelant l’origine africaine exprimés par certaines personnes, des rires, et une assistance trop tardive. Et la question que personnellement je me suis posée, à l’époque, était : « Si Pateh était blanc, est-ce que le public présent l’aurait laissé se noyer ? ». Pour être très honnête, au moment des faits, je ne suis pas allé plus loin. Je ne me suis pas posé la question de savoir si cela serait un suicide. Je ne me suis pas demandé s’il aurait été poussé d’un bateau. Je ne me suis pas demandé pourquoi un migrant ayant réussi à traverser la Méditerranée déciderait de mettre fin à ses jours dans des conditions aussi spectaculaires. Pourquoi ne me suis-je pas posé toutes ces questions ?
En écrivant ce roman, Khalid Lyamlahy convoque tous ces points et il va même au-delà puisqu’il questionne le fait d’écrire sur un tel sujet : comment écrire ? quelle forme donner à un tel récit ? C’est une réflexion profonde qu’il nous offre, en empêchant le phénomène de superposition puis d’effacement des événements relayés sur les réseaux sociaux. Un « cold case » est déterré et il peut être finement analysé grâce à un témoin d’Amérique. Pas juste pour le plaisir du lecteur, mais aussi pour réellement construire un mémorial à Pateh. Nous sommes dans le rôle de l’écrivain. Prendre du recul. Loin de l’agitation et du buzz. Pour cela Khalid découpe son roman en trois phases différentes. Cependant, je ne m’attarderai pas sur la forme de la narration. J’ai vraiment envie de parler de ce que ce texte a suscité en moi.
Un manque.
Le roman est construit à partir de nombreuses bribes d’informations collectées sur les réseaux sociaux, sur certains médias mainstream ou des témoignages de migrants. Le romancier se refuse à dire le pourquoi du geste de Pateh. Il y a de ce point de vue une non narration alors que la focale se fait à partir de cet acte malheureux. Un homme saute d’un pont dans les eaux glacées d’un canal d’une des villes les plus touristiques du monde. On pourrait dire que ce n’est que la noyade de plus d’un migrant africain. Le problème c’est le lieu de la noyade. En Méditerranée c’est commun. Récemment dans la Manche, la mort de 27 migrants tentant de rejoindre la Grande Bretagne (Nov. 2021) a suscité une importante mobilisation des médias. Dans l’article de BFM, il est relaté l’action d’un collectif de trois familles kurdes irakiennes et éthiopiennes ayant perdu demandant une indemnisation pour inaction fautive des services de secours français. Mourir de cette façon à Venise a peut-être être plus de sens qu’il n’y paraît. Une mort à Venise répond aux codes d’une société du spectacle. L’arrêt sur image est donc vital. Il manque des clés de lecture pour accéder à la vérité de Pateh. Aurait-il pu être secouru ? Je ne sais pas. Aurait-il dû être secouru ? Certainement. Venise est une ville musée. Le manque est voulu. Le manque sur Pateh. Le roman veut poser des questions sur les réactions immédiates, sur la mauvaise foi de certains grands journaux qui ignorent à dessein les raisons profondes de ce mouvement de population du sud vers le nord. Des rapports complexes… En même temps, parmi les témoignages de migrants, on a le cas d’un homme qui a pris le chemin de l’exil après avoir été recalé sur une dot !
Le lecteur s’imprègne de Venise, de son histoire, de son architecture, de son rapport à l’art. Le narrateur est présent aussi. On suit ses recherches sur ce triste événement, son désir de comprendre les réactions des différents acteurs jusqu’au fait de venir lui-même à Venise sur les traces de Pateh. Sa démarche surprend. L’évocation d’un mémorial à Venise, c’est le refus de laisser un tel événement s’enferrer dans l’indifférence et la banalité. Quelques soient les motivations qui auraient poussé ce jeune gambien à mettre fin à ses jours, l’indignation doit être de mise face à l’inhumanité des ricanements. En cela, ce roman est un refus de l’immédiateté, de la légèreté du traitement de l’information que nous imposent les réseaux sociaux. Ce roman me parle, c’est l’essentiel.
Gangoueus
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