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Le chant de la petite horloge - Jérôme Tossavi (2019)
Métaphore d'une société psychotique
By Chrys Amegan Posted in Bénin, Chrys Amegan, Non classé, Théâtre on 30 mars 2025 0 Comments
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Le chant de la petite horloge de Jérôme Tossavi, Théâtre,
Savanes du Continent, 2019,
Grand Prix Littéraire du Bénin 2020, catégorie théâtre.

 

LE CHANT DE LA PETITE HORLOGE OU LA MÉTAPHORE D’UNE SOCIÉTÉ PSYCHOTIQUE

Cette pièce est une promenade dans le pandémonium psychologique des rescapés des traumatismes violents ou extrêmes. Le prétexte d’un attentat à la bombe ici est bien trouvé, puisqu’il colle à la réalité du Mal devenu gourmand en Afrique de l’Ouest depuis la chute de Kadhafi. La plume de Jérôme Tossavi est psychiatrique. Elle interroge et explore l’âme, mais aussi le psyché de ceux qui survivent quand d’autres sont morts. Mort inopinée, mort administrée par un camion ou par un arbre déraciné qui vient vous limer dans votre lit en faisant de vous une viande maladroitement hachée. Mort inespérée comme celle de La Nouvelle-Orléans, qui vient vous faucher dans une rue bondée parce qu’un décérébré en a ainsi décidé en fonçant sur vous avec une voiture. Mort à la Charlie Hebdo ou mort à la Bataclan, quand un malade ouvre le feu sur un groupement humain en pleine réunion ou en liesse. Ou simplement, comme le campe Jérôme Tossavi, mort à la bombe, peut-être la plus traumatisante, quand tout explose pour faire pleuvoir une pluie de viandes irrécupérables. Comment vit-on après quand on survit à ces morts ; quand, dans un espace clos, une bombe explose et qu’on survit à cela alors que tous les collègues sont morts désintégrés ? Comment vit-on après une telle expérience ? 

Un univers paranoïaque

Les personnages souffrent d’un trouble interprétatif de la réalité. Et cela se justifie par le fait qu’ils avaient subi un « ébouillantage » violent, par l’explosion de la petite horloge qui a fait d’eux des chats échaudés, lesquels, naturellement, ont développé une hydrophobie voire une cryophobie. Mais il s’agit ici pour les personnages de cette pièce, plus précisément d’une explosophobie, en eux et chez eux tacitement développée, à leur insu, jusqu’au jour où arriva l’élément déclencheur : l’émission intermittente d’un son émanant d’un truc qui tictaquait dans un sac inconnu abandonné. La schizophrénie induite par leur paranoïa où la réalité est travestie, le cerveau corrompu, interprétant mal les signaux sensuels qui lui sont envoyés, a fait en sorte qu’ils n’entendent plus ce qui devait être entendu et ne voient plus ce qu’ils devaient voir. Sinon, le lecteur comme le spectateur se fait embarquer dans les dédales de leurs conjectures, dans l’épiphanie de leur psychose, sur les sentiers de leur doute, pas cartésien, mais craintif quant au fait d’approcher simplement un sac. Là, l’écriture du dramaturge se fait intimiste, corsaire écumant les hautes mers des troubles traumatiques des miraculés des attentats terroristes. Mers agitées, en proie à la peur. On palpe la densité de leur angoisse dans leurs interrogations, si intenses qu’elles sont incipitaires pour la pièce :

« le sac ! le sac ? le sac ! vous l’avez vu ? il est posé où ? il est posé comment ? depuis quand il est posé là ? qui l’a posé là ? une main invisible ? peut-être pas ? peut-être quelqu’un qui nous connait » pp.17-18.

Le texte se veut donc porteur d’une vérité : la Mal du siècle ne sème pas que des morts. Il zombifie également l’humanité en accouchant des hommes qui, psychiatriquement et psychologiquement, ne sont plus hommes. Car quand une simple « horloge gâtée », un objet insignifiant, l’un des plus insoupçonnés, explose et décime des vies, « comment se dire que plus rien n’explosera ? ». La psychose s’installe donc, créant un univers de parano car même, désormais, même une aiguille peut exploser. Même son voisin de table dans la mesure où « les choses explosent, les hommes et les femmes aussi ». Une inférence fataliste que la pièce assène au lecteur quand on réalise l’hydre immense que constitue le terrorisme. 

Une réaction tartuffe ? 

L’une des questions fondamentales que la pièce pose est celle-ci : combat-on vraiment le terrorisme, où l’on feint de le combattre ? La question a peut-être besoin d’être géographiquement située. Mais c’est une œuvre littéraire ouest-africaine qui la pose. Peut-être le combat-on vraiment ailleurs. Mais qu’en est-il de l’espace subsaharien ? La question, possiblement, paraitra ridicule pour les natifs propriétaires naturels de cet espace, mais il est à interroger la sincérité de ceux qui ont ouvert la boîte de pandore, des pyromanes qui jouent aux pompiers avec un air d’altruisme désintéressé. Et la question ne semble pas aller seulement à eux, mais à tout le monde in fine, car elle invite à une réanalyse, à une refonte, sinon à une redéfinition des stratégies de combat jusque-là mises en exécution face à l’hydre. C’est donc à juste titre qu’on lit à la page 25 : « agir est un mot vague, un mot lâche, un mot débile si on ne fait rien ». Les personnages, face au Mal, pour agir, décideront donc d’appeler le 118. Mais on sait que le 118, sous nos cieux ici, n’agira pas, ou n’agira qu’en mode de « médecin après la mort », après que le drame a été consommé. Aucun agissement à la fin. Puisque le vrai agissement, la vraie réaction, semble dire la pièce, est celle empreinte de proactivité et qui neutralise le Mal dans l’œuf avant même qu’il n’éclose. 

La pièce expose donc la banalisation de la vie sous nos cieux, – excusable peut-être chez nos personnages vu leur dimension victimaire – qui se traduit par notre inaction collective ou, plus exactement, l’absence d’une promptitude dans la réaction face à la sacralité de la Vie. « le 118 ne vient jamais à la première sonnerie » p.29. Et ce qu’on voit chez les personnages qui, face au sac, tergiversent, tâtonnent, bavardent, réfléchissent trop, parle du protocole et ce qu’il aurait fait, du démineur et ce qu’il aurait, jusqu’à ce qu’ils sombrent dans l’illusion que la bombe a déjà explosé, qu’ils sont désintégrés, leurs corps volatilisés, qu’ils pataugent dans le monde des morts tués par le terrorisme, jusqu’à ce que certains, comme Julie, Francky et Isaora tombent dans les pommes, tout cela, dans une situation de danger potentiel imminent. 

La syntaxe de la pièce

Sur 61 pages, le texte se déploie en 15 scènes, loin des dispositions structurelles classiques, comme pour faciliter le travail au metteur en scène. Chaque scène est une suite de dialogues aux locuteurs anonymisés tout en constituant, de façon autonome et prise distinctement, un ensemble de tirades en mode responsorial l’une par rapport à l’autre. Pas d’actes ou quelque chose qui s’y rapporte. Juste une numérotation qui fait penser aux scènes et les distingue. Pas de majuscules, même pas pour les prénoms ou les noms de pays, excepté « Syrie ». La ponctuation préfère plus l’exclamation et l’interrogation au point qu’on ne voit qu’aux pages 51 et 55, donnant l’impression que même en ces pages, la présence des points n’est qu’un lapsus calami. L’onomastique tout autant est rebelle. On lit (« darfour », « érythrée », « bande de gaza »), une toponymie léthifère, lugubrisée par la cratomanie puis, (« julie », « isaora », « francky ») pour les prénoms. Un désordre grammatical dont la logique se loge dans le chaos psychologique des personnages. La démarche scripturale épouse leur déshumanisation – ou leur dépersonnalisation –, laquelle les absout ou les exclut de toute caractérisation grammaticale basique. L’indétermination des personnages au début de la pièce s’entend donc, puisqu’elle trouve son explication dans cet état de désindividualisation caractéristique des personnages. La floraison des exclamations est symptomatique de l’extrême degré d’ahurissement des traumatisés des attentats. Le lecteur la perçoit comme un poignard replanté dans les blessures psychologiques des personnages. On y sent ce qui les a encouardis, le délabrement ou la fragmentation provoquée de leur psyché et, par ces exclamations, à chaque tirade ou stichomythie, la béance de leur douleur naguère passablement calfeutrée s’exprime, maintenant rouverte, plus saignante, par l’apparition impromptue de ce sac. Les interrogations par contre, elles, semblent matérialiser leur culpabilité, celle qui investit les miraculés d’une mort certaine où ils ont perdu ami.e.s, collègues ou proches, s’installe avec pour vocation d’y régner éternellement en leur faisant se demander : pourquoi lui, et pas moi ? Ça aurait dû être moi… On réalise donc que Le chant de la petite horloge de Jérôme Tossavi est un concentré morbidement hétérogène photographie de l’état psychologique et psychique démoli des survivants des actes terroristes violents auquel même les règles grammaticales compatissent en transigeant avec leurs exigences habituelles. 

L’endogénéité de la pièce

« Il est près de toi le Dieu, il est avec toi, il est en toi. » -1- Cette phrase sénéquiène établit que même la philosophie stoïcienne trouve que le divin, ou, si l’on veut, que le ratio cosmique réside en chacun de nous et n’est pas une référence théiste, mais une force intérieure qui transcende nos peurs humaines, y compris celle de la mort. Une réalité qui s’exprime dans les deux dernières scènes du Chant de la petite horloge, notamment dans la scène pénultième où, face au potentiel danger et dans un climat de désespérance totale, l’on voit, non pas un Dieu au sens chrétien, mais une des manifestations à la fois scientifique et religieuse de Dieu au sens africain, plus précisément Adja-Tado du terme : le Fa. Je ne m’attarderai pas à gloser ici sur le Fa, les travaux des professeurs Mahugnon Kakpo, Rémy Hounwanou… l’ayant déjà suffisamment explicité. 

Les personnages s’en remettent à la science du Fa, s’en inspire pour se doper le moral en prenant davantage conscience de leur finitude, finitude qu’ils confient à l’être suprême qui réside ou qui se manifeste en le Fa. On lit : 

« ce qui t’échappe 
le fâ le voit
le fâ le dit
le fâ le chante
ce n’est pas ma parole
ni celle du voisin
c’est la parole des ancêtres
le chemin a beau être sinueux, escarpé, abrupt
le fâ l’éclaire » p.56

Le premier vers de cette tirade évoque une distance, un orphisme qui introduit le lecteur dans le même monde de questionnement et d’incertitude que les personnages. La répétition anaphorique et le parallélisme des vers (« Le fâ le voit » / « Le fâ le dit » / « Le fâ le chante ») créent un écho hypnotique, presque rituélique, où l’action de voir, de dire et de chanter devient une série d’actes révélateurs. Le fâ étant une sagesse surpassant la perception humaine ordinaire, il est à louer que le dramaturge y ait eu recours dans ce moment de perdition en tant qu’entité génésique définissant et caractérisant l’homme africain et surtout béninois. 

Après avoir tant bavardé en raison du chemin « sinueux, escarpé, abrupt » parcouru, les personnages semblent être frappé d’un regain de luminosité subite en reconnaissant la parole du fâ comme parole se distinguant de toute parole humaine, comme parole transcendante, pure et originelle -2-, avec des racines cultu(r)elles profondes, où l’individualité se dissout dans l’universalité des ancêtres, garants d’une tradition qui dépasse les générations.

Et c’est après ce retour à la sagesse ancestrale déclamée, empreinte d’une prière exorcisante et abjuratoire (« vague de la mer / je te livre la maladie, la mort, les catastrophes / emporte-les dans les mamelles / le tréfond du vide / que le couvercle aille à la calebasse / les fougères aux palmiers / les lianes à l’arbre » -3-) que, dans la dernière scène, les personnages, enfin, ont eu le courage d’aller vers le fameux sac pour y découvrir quelque chose de terriblement inattendu dont je vous laisse apprécier la kpintitude en lisant le livre.

Chrys Amègan

Réf.

1 Sénèque, Lettres à Lucilius, 1861

2 Ascension Bogniaho, Littérature orale au Bénin : essai de classification endogène des types de parole littéraire, Éthiopiques, volume 4, n°3-4, 1987.

3 Page 56-57

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