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L'équation avant la nuit, Blaise Ndala (2025)
Du haut de ma très modeste connaissance du sujet, je voudrais te répondre que ce n’est pas parce que chaque société produit sa littérature que la littérature ne produit pas, à son tour, une société à son image. Des livres peuvent tuer et tuent parfois. Des livres peuvent sauver et sauvent de temps en temps. Certains livres sont plus nuisibles à notre esprit que l’ignorance dont ils voudraient guérir. (p. 390)
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in RDC, Roman, Sonia Le Moigne Euzenot on 10 septembre 2025 0 Comments
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Voici un titre bien énigmatique pour ce quatrième roman, très attendu, de Blaise Ndala paru aux éditions JC Lattès : L’équation avant la nuit. 

Il s’agit, à l’évidence, d’intriguer le lecteur, de le solliciter, de le titiller pour l’entrainer à chercher comment clarifier de quelle équation il peut bien s’agir et pourquoi il faudrait qu’elle le soit avant la nuit. Le compte à rebours est lancé. 

Le sentiment d’attente, d’attente angoissée, domine toutes les pages de ce livre très réussi. Il se diffuse même dans le récit des rapports père-fille qui le charpente des premières aux dernières pages. On en repère deux.

Un père, narrateur, la cinquantaine, et sa fille échangent très régulièrement par textos, répondeurs téléphoniques, lettres scannées quand ils ne sont pas près l’un de l’autre. Lui, se nomme Daniel Zinga, il est un écrivain reconnu, il vient de publier La Dernière Tentation du Che (quel titre !), vit au Canada, il est né en République démocratique du Congo (aucun rapport avec l’auteur, bien entendu, puisque dans la liste des écrivains «  du terroir » égrenés par « l’Honorable Dow Jones Kongolo », dignitaire congolais, apparaît « Blaise-Machin-Chose » perdu parmi des noms tous identifiables, p. 347). Elle, elle se nomme Fioti, elle se prépare à une brillante carrière d’avocate. Entre elle et son père, la relation est fusionnelle, ils partagent le goût du débat, des sujets sensibles à explorer, à défendre.

Beatriz Reimann est la fille de Walter Reimann, décédé en 1989, cinquième fortune du Chili. Elle, elle est Associate Dean au Madison Collège of Washington. Elle invite Daniel Zinga à tenir une conférence, dans son département, au sujet de son dernier livre. Ils sont amants. Entre Beatriz Reimann et Walter Reimann, a existé une relation profonde, « j’étais son ombre ou presque » (p. 52). Ils ont en commun le goût de la littérature, de l’histoire, de l’anthropologie. 

L’approche psychologique qui nourrit l’observation des rapports père-fille est subtile : elle permet à l’enquête qui s’ouvre dès les premières lignes du livre de se déployer. Extraordinairement documenté, le livre de Blaise Ndala évite l’écueil du documentaire pur.

Beatriz Reimann vient de recevoir une photo en noir et blanc, postée depuis Berlin, d’un dénommé Beowulf, qui se revendique de « l’Ordre du 30 avril », sur laquelle figurent Karl Holzinger, Werner Heisenberg, prix Nobel de physique en 1932 aux côtés d’Adolf Hitler. Beatriz reconnaît son père en la personne de Karl Holzinger.

L’Histoire avec un grand H fait irruption au cœur d’une cellule familiale infiniment précieuse, infiniment constructive et qui va devoir survivre à cette révélation, à ce désastre, survivre…ou pas.

Commence une enquête vertigineuse qui va concerner les trois hommes présents sur la photo. Il s’agit de savoir comment ils sont associés à la course enclenchée par Hitler pour obtenir la bombe atomique avant les Américains. Beatriz entreprend ses recherches avec l’aide de Daniel :

« Très bien. Autre chose que j’aimerais savoir, c’est s’il fut soupçonné d’intelligence avec l’ennemi et, dans l’affirmative, s’il a pu bénéficier de complicités- ce genre de détail. Bref, peut-être que ce qui m’aiderait, ce serait que tu résumes ce qui ressort de tes recherches à toi. » (p. 80)

Tout le talent de Blaise Ndala est d’allier la rigueur scientifique de l’historien soucieux de croiser les archives, les témoignages, les entretiens avec les récits des survivants de cette période tout en n’écrasant pas son lecteur sous cette quantité de documents, de dates, de lieux, de personnages. Le texte est dense parce que sa matière est vraiment abondante. Le récit reste haletant. Les doutes qui finiront par tirailler Karl Holzinger sont habilement suggérés comme si celui qui deviendra Walter Reimann avait suivi un long processus dont il est évident que bien des éléments échappent aux trois enquêteurs que sont Daniel, Beatriz et Fioti.

Le pari de Blaise Ndala est de tabler sur la force du récit pour tenter de mettre au jour les enjeux géopolitiques de la course à la fabrication de la bombe atomique tout en donnant à ses personnages issus d’Allemagne, du Canada, du Chili, de la RDC, du Japon une présence qui les intrique. Le récit progresse au fil des rebondissements qui jalonnent leurs recherches, au fil des écueils sur lesquels ils butent. Il y a d’un côté l’intègre Daniel poussé à épauler Béatriz dans sa quête familiale, Fioti ardente défenseure des droits des Dénée et avide de découvrir le Congo de 2009, mais aussi les survivants qui ont recomposé leur vie pour survivre, ou ceux qui sont devenus militants antinucléaire, et ceux, encore, qui regrettent A. Hitler.

Ce qui tient en haleine, ce sont aussi les nombreuses questions que cette enquête soulève. 

Par quelle veulerie a-t-on sacrifié les indiens Dénée en leur demandant, dès 1942, de transporter dans des toiles de jute l’uranium destiné à la fabrication de la bombe aux ÉU ?

Pourquoi, en 2009, la poétesse Daisy Kotchéa doit-elle encore déployer toute son énergie pour exiger la reconnaissance des torts subis par sa communauté ?

Comment l’extractivisme, fléau des XX° et XXI° siècle s’ancre-t-elle dans cette histoire ? La mine d’uranium congolaise de Shinkolobwe, au Katanga fait, elle aussi, partie du processus qui aboutira à la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki. Japonais, Dénée, Congolais ne portent-ils pas un passé, un présent à partager ?

« La question des risques sanitaires que l’exploitation de l’uranium de Shinkolobwe fit courir aux Congolais fut soulevée en janvier 1960 lors des négociations politiques qui eurent pour cadre la conférence de Bruxelles en prélude à l’indépendance de la colonie. Les délégués du Katanga auraient été particulièrement virulents sur le sujet. Les Belges réussirent néanmoins à évacuer le dossier de la table des négociations. » (p. 320)

Un livre d’Histoire doit-il rapporter les traditions ancestrales des lieux marqués par l’Histoire ? 

De quel endroit un récit doit-il s’écrire ?

Où, à quel endroit, une fille et un père peuvent-ils se rencontrer ?

C’est Magda, la première épouse de Karl Holzinger qui dévoilera la mystérieuse équation. Équation au sens que lui donne la science physique ? Pas sûr…

Sonia Le Moigne-Euzenot

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