Par Jean-Paul TOOH-TOOH
Eden d’ébène de Jasmin Ahossin-Guézo : Nostalgie d’une Afrique à l’état pur
Jasmin Ahossin-Guézo est un jeune auteur béninois particulièrement féru de poésie. A la première rencontre, Jasmin Ahossin-Guézo est chaleureux, un peu malicieux, fascinant, impétueux à la lisière du caractère, fin et discret. L’Eden d’ébène est son premier recueil de poèmes publié aux éditions Chrysalide. A travers cet ouvrage composé de 60 poèmes, l’auteur nous plonge dans un dédale de souvenirs, d’amertumes et de rêves exquis qui se laissent délicieusement égrener comme un chapelet lyrique jamais redondant. Par les brèches d’une conscience d’appartenance à une certaine négritude, se répandent les murmures d’un discours rythmique, incantatoire par endroits et profondément humaniste.
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En Afrique, au commencement de toute entreprise, le fils a l’obligation de faire allégeance aux ancêtres ou aînés afin de recueillir leurs bénédictions. Jasmin Ahossin-Guézo (en bon prince) n’a pas dérogé à cette tradition en proposant le poème liminaire N’omettre nos maîtres[1]. Ce premier texte semble fonctionner comme une parole-libation dédiée aux grands noms de la poésie. « Ce poème est pentatonique. Il est né à l’ombre des grands arbres qui bruissent au vent les secrets multiséculaires du bonheur de l’instant.[2]» Il célèbre la mémoire des anciens et assigne aux mots la mission de se remémorer chaque fois l’héritage poétique laissé par ces derniers. Le poème se déploie comme une note musicale à valeur épique et se décompose foncièrement en énoncés prosodiques relativement perceptibles. Comme un griot (artiste spécialisé qui a appris son art d’un maître) le poète multiplie les figures hyperboliques qui caractérisent d’ailleurs la poésie épique. Le ton légèrement laudatif de ce texte rappelle les panégyriques propres au royaume d’Abomey.
C’est à partir du deuxième poème (d’ailleurs intitulé L’éden d’ébène) que le poète inaugure la configuration thématique de l’ensemble de l’œuvre : « Je recherche le jardin d’ébène »[3]. La signification globale de l’œuvre est cristallisée dans cette soif de l’idéal, cette quête de l’Absolu que représente le « jardin d’ébène ». Le poète a la nostalgie de ses origines premières, de son essence, de sa vraie identité, de sa vraie nature. Celle qu’incarne le « retour à la matrice mélanine de la création »[4]. Voici une périphrase du mot « ébène » qui renvoie à la couleur noire. Le poète tord le cou au mythe de la création tel que révélé par les Saintes Ecritures en proposant une nouvelle version dans laquelle l’homme noir devient « le nouvel Adam d’un territoire en promesse d’une déchéance surannée ».[5] « jardin d’éden » et « jardin d’ébène » font penser à une Afrique « berceau de l’humanité » ; une Afrique nouvelle et débarrassée des oripeaux de la misère, des guerres et autres clichés avilissants. Dès lors, le poète proclame son optimisme de voir un jour sa « Terre » redorer sa couleur noire originelle symbole d’un passé glorieux, enchanteur et radieux : « je crois qu’il fera jour dans ce jardin d’éden »[6].
Cette quête du retour aux sources se double d’une fierté d’être noir dans le poème Marchands d’âmes. Le poète assume son statut racial au point qu’il porte son « identité faciale en signes scarificatoires »[7]. L’adjectif « scarificatoires » est un néologisme créé dans l’urgence de proclamer à cor et à cris la fierté d’être non seulement « fils de Bintou »[8] mais aussi « fils du sein de cette Terre » ou encore fils « du pays de l’enfance »[9]. Le mot marque d’emblée les traits distinctifs auxquels le poète se reconnaît : il s’agit non seulement de la couleur noire de sa peau, mais aussi l’ensemble de son portrait physique composé de cheveux crépus, d’un nez épaté, de lèvres lippues, etc. C’est cet ensemble caricatural qu’il nomme « identité faciale ». Jasmin Ahossin-Guézo épouse l’idéologie identitaire de Césaire dont la doctrine se résume à : « Nègre je suis, nègre je resterai. » Il y a là l’idée d’une spécificité africaine, d’une spécificité noire qu’aucun métissage ne saurait altérer. La poésie guézoenne est ancrée dans la référence à la terre natale, en quête de lumière et de félicité, chargée d’invocations et de cris d’espoir. L’auteur est si fier de sa Terre qu’il lui fait une confidence : « si je meurs ici, terre, c’est pour que tu sois le mouroir de mes rêves »[10]. Voici une poésie profondément empirique. Elle plonge ses racines dans le vécu expéditionnaire du poète à travers les confins enchanteurs (ou édéniques) et pittoresques de sa terre qui s’étend sur Calavi, Sékou, Grand-Popo, Cotonou, Mali, etc. Il parcourt sa terre pour y vivre et tirer « cette jouissive ivresse que quête le poète. »[11] Mais il y a une ville pour laquelle le poète a un faible : il s’agit de Calavi auquel il dédia une berceuse. Cette scénographie de l’espace (identifiable sur une aire géographique bien précise) que campe la poésie de Jasmin Ahossin-Guézo est symptomatique du caractère factuel de son inspiration. Nous sommes bien loin d’une poésie qui tire sa source d’une rêverie béate et ridiculement triviale.
Le poète expérimente la quête du moi qui est une conséquence du retour aux sources. Il propose un voyage initiatique et purificateur à travers les arrondissements de sa propre conscience. Il se fait impérialiste et se lance dans la conquête de lui-même (ou de la conscience nègre) pour une auto-socialisation à travers la « recolonisation de soi »[12]. Il s’agit d’une invite à la Renaissance de l’être noir dans son essence, un retour aux origines qui fondent, définissent et inaugurent l’Homme sur l’autel des valeurs ontologiques.
La « recolonisation de soi » donne lieu à un état de pureté, d’élévation, de dévotion propice à la méditation et à l’inspiration créatrice dont le poète a besoin pour être en « harmonie étale. »[13] Car les « senteurs océanes sont à hauteur de prière ». Dès lors, le poète retrouve son état de grâce. Son inspiration est comme traversée par les vagues d’une symphonie pastorale pour s’échouer sur la grève des sensations fortes. La poésie étant le fruit « d’un long et raisonné dérèglement des sens » comme nous l’a enseigné Arthur Rimbaud. Cette approche du processus de la création poétique n’est pas loin de celle que nous propose Jasmin Ahossin-Guézo au détour d’un poème bien étriqué intitulé L’inspiration : « L’inspiration, c’est quand le rêve a atteint l’autre bout de lui-même et qu’il est devenu une réalité intime. »[14] Ici, la création poétique doit obéir aux injonctions de l’intimité, du moi. Autrement dit, l’inspiration créatrice doit naître de la « recolonisation de soi », c’est-à-dire l’état pur, l’état dans lequel nous plonge le dérèglement raisonné et lucide de nos sens.
« Verve inlassable du diseur
Causeur impénitent, traqueur intermittent de maux »[15]
Voilà ce que devient le poète saisi par « la transe de l’inspiration »[16] même si « l’inspiration n’a qu’une seule vie : elle naît, grandit, émeut »[17].
La célébration des origines édéniques débouche sur l’exaltation de la femme. Il est donc loisible pour le lecteur de remplacer l’Afrique par une femme au « sourire de mémoire »[18]. Ahossin-Guézo s’adresse à cette femme dont la figure poétique se décline tantôt en partenaire sexuelle, tantôt en génitrice, tantôt en une enfant du nom de Shaïra A-G ou « Erégie princière langée de rose »[19]. Cette superposition des thèmes concourant à l’expression d’une même réalité (profonde aspiration aux valeurs nègres) au sein d’un ensemble de 60 poèmes, renforce le caractère suggestif de la poésie de ce jeune auteur.
« Repus d’amour comme d’un ciel trop grand »[20], le poète et l’être aimé ont partagé « une pomme, deux poires et quelques raisins »[21] car « c’est l’heure »[22] « pour commencer le film d’une nouvelle nuit. »[23] Chez Ahossin-Guézo, l’acte d’amour fonctionne comme un rituel au bout duquel les cellules d’un organe se régénèrent pour nourrir la vie. Chez ce poète, le plaisir sexuel se solde toujours par une note d’espoir, une résurrection du corps (corps social peut-être), un nouvel élan vers le bonheur, un nouveau départ dans le cycle des valeurs, une Renaissance (sociale, sentimentale ou politique) de sa « Terre » incarnée par la figure de la femme qu’il aime tant : « J’aime les femmes ! »[24] Quand on connaît la passion prononcée de l’auteur pour les femmes et les plaisirs de la chair, on comprend aisément les pages érotiques qui émaillent l’œuvre : « Certitude cardinale : ce soir, je vais t’aimer ! »[25] ; « Une femme. A peine. Et le désir à grands flots ! Un homme. Déjà. Et la raison aux calendes ! »[26] ; « Que faire de cette main statique d’attention ? L’initier à la descente vers l’empire du milieu ? Si près des abysses charnus de précipitation sanguine ? »[27] ;
« Ce soir, je dors ailleurs
Loin de tout
Loin de moi
Dans une alcôve improvisée
Jouissive d’ivresse coupable
[…]
…la fille, d’Eve…
et que l’amour soit ! »[28]
Le poème Habillée de nudité est la parfaite illustration de l’érotisme sous-jacent l’œuvre :
« Une carafe à même le sol
Une fille nue qui déambule
Des perles sur une hanche
Des veilleuses aux quatre coins de la vie
Une bouteille de bière dévidée en guet sur un coin de table
Et un reste de gâteau rassis
Nos vêtements épars jusqu’aux plus intimes
Fatras de désirs en vrac
[…]Et la fille nue qui s’évade du champ de mon poème
Pour revenir hanter mon texte, à peine habillée
D’une nudité têtue »[29]
La femme devient donc un territoire que le poète se fait l’utile plaisir d’arpenter afin que se propage chez les lecteurs « l’épiphanie de l’Amour »[30]. L’Amour étant la valeur cardinale à laquelle le poète aspire en définitive ; ici, cet Amour rime bien avec l’affirmation des valeurs de la civilisation noire. L’idée de nudité peut être perçue comme le retour à l’essence première caractéristique de l’Afrique, de ses valeurs profondes. Il va falloir que l’Afrique prenne conscience de sa nudité afin de mieux la protéger ou la faire valoir dans le concert des nations. Nous sommes au cœur d’une poésie dont la sémantique purement suggestive, est partagée entre le destin de la femme et celui d’une Afrique qui se laisse enculer par des verges impérialistes.
En définitive, par le souffle puissant qui anime ses textes et le travail relativement exigeant qu’il accomplit sur la langue, Jasmin Ahossin-Guézo semble prendre d’ores et déjà place dans le cercle fermé des poètes majeurs de son pays. Le lecteur se régale devant ce style fleuri et avide de calembours surréalistes qui charrient à rebours les eaux glauques du mal pour faire renaître du terreau ancestral l’éden du « jardin d’ébène ».
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[17] Post poème du poète lui-même.
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[30] Expression tirée du post poème proposé par Jérôme Carlos dans ce volume à la page 79.
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