Destin AKPO, Colorant Félix (Roman), Savanes du Continent, Cotonou, 2021, 247 p.
Cher Gangoueus
Comme tu le sais, toi qui as indubitablement beaucoup plus lu que nombre de professeurs de Lettres, James Satler, en substance, disait qu’il y a des livres dont le contenu hurle désespérément pour dire quelque chose au lecteur, mais qui sont entravés par le vacarme silencieux de leurs voix (celles des livres). Des livres fades, insipides, à la voix aussi aphone que celle d’un homme en guerre avec la paralysie du sommeil. Des livres qui ne peuvent donc réussir à effleurer le lecteur, à titiller son âme en le hissant au firmament de la jouissance. Puis, il y a des livres qui vous font jouir, qui vous ressuscitent, qui vous réinventent en vous reconnectant à vos origines désaxées ou en voie de désaxement par rapport votre ambiguë identité actuelle. C’est à cette dernière catégorie, heureusement, que s’inscrit le livre dont je m’apprête à te parler. Il s’appelle Colorant Félix.
Tu sais, je ne sais si dans le sud du Bénin, il y a quelqu’un qui exècre le soɖabi, ne connaît pas le soɖabi et ne boit pas le soɖabi pour une raison ou pour une autre. Il doit y en avoir probablement… Il n’en demeure pas moins que le soɖabi ici, comme le tchoukoutou au nord – te rappelles-tu de Western tchoukoutou de Florent Couao-Zotti – est une boisson-fétiche immensément culturelle ou culturellement immense. Elle fait corps avec la géographie, avec la civilisation et par ricochet, avec l’identité du pays. Elle est présente dans presque toutes les cérémonies rituéliques, ancestrales, et dans presque tous les traitements thérapeutiques. Et de mémoire de mes chétives lectures, je ne connais d’endroit dans la littérature du pays où son empire est aussi bien établi que dans Colorant Félix. Cette boisson née du palmier, de la distillation du vin de palme plus précisément, brasse la culture du pays et la vivifie. Et quand je parle du pays, je parle du Bénin authentique qui subsiste encore dans ses contrées les plus enfouies, dans ses endroits reculés, presqu’intacts, presque inviolés qu’on appelle le village, je ne parle pas du Bénin frelaté en proie aux soubresauts de la modernité où ne règnent que les boissons venues d’ailleurs. Et c’est cette boisson, le soɖabi, qui règne dans l’intrigue qu’a tissée Destin AKPO dans ce roman dont le cadre, naturellement, est un village ; un village pas si fictionnel, mais réel, du nom de Kpétékpa.
Cher Gangoueus !
Tu sais, socialement, le soɖabi est généralement considéré comme une plaie. Comme toutes les boissons alcoolisées quand on en abuse. Mais ici, dans Colorant Félix comme dans les villages du sud du Bénin, le soɖabi a le pouvoir d’irriguer la tradition, de représenter son vestige impérissable si l’on considère qu’elle est en train de mourir, succombant au diktat de la modernité. Ici, dans le roman, le soɖabi donne la force aux villageois de proférer des proverbes à foison, de dérouler, crois-moi, des sagesses jamais enseignées dans aucune université formelle. Puis, de vivre dans l’allégresse en chantant des panégyriques à leurs épouses. Des panégyriques, un cocktail de déclamations poétiques, orales, parfois tambourinées, à l’endroit des entités génésiques de l’être pour, ainsi que s’exprime son pouvoir chez le bébé, lénifier aussi l’adulte, la femme ici en l’occurrence, afin de calmer sa fureur, d’éteindre ses diabolismes caractériels que nous savons tous très dévastateurs. Et ce n’est plus le mari, Ahouangan Toukposso, le narrateur principal du récit, qui s’exprime ou qui déclame, mais plutôt la boisson en lui, le soɖabi qui danse et s’irradie dans ses veines lorsqu’on sait que l’alcool, plus particulièrement le soɖabi, a entre autres le pouvoir de délier les langues les plus pâteuses et d’exhumer les talents d’orateur qui sommeillent en celui qui l’a goûtée. Car l’homme, après s’être envoyé une demi douzaines de Talokpémi, craignant la foudre colérique de sa femme qu’il avait délaissée, entama une déclamation poétique à son endroit. On découvre alors, cher Gangoueus, contrairement à ce à quoi on s’attendrait dans un univers alcoolique, une scène teintée de fine amor comme on l’adore dans la littérature lyrique, une scène d’une atmosphère chevaleresque où la femme se fond en écoutant la poésie génésique de son troubadour de mari. Touchée, attendrie, elle répond avec un romantisme très émouvant :
« Je ne demande pas grand-chose, juste un peu de présence et d’attention. Je ne savais pas que je t’ai épousé pour moisir dans la solitude. (…) C’est vrai que j’avais prévu de te faire du mal pour que tu sentes que j’ai mal d’être négligée et abandonnée dans cette solitude dont tu me saoules au quotidien. Va. Je ne t’en veux plus. L’orage est passé ». P. 68
Tu vois, on aurait pu, peut-être à juste titre, s’attendre à ce que ce mari alcoolique, face à sa femme qui l’attendait sur un pied de guerre, qui le tançait des yeux et de rage, troue le corps frêle ou massue de sa femme avec une rafale de gifles et de coups de poings pour montrer qu’il est le chef incontesté de la famille, qu’il est un rétif pachyderme au cœur rendu métallique par le soɖabi. Mais on constate au contraire, qu’en plus d’être un romantique qui sait attendrir et amadouer, il a trouvé le moyen de combler les attentes de sa femme, en la chérissant et, plus encore, en instaurant chez lui la tenue régulière de ses séances de beuveries avec ses amis, – oui, au lieu de l’abandonner chaque fois pour passer du temps avec les amis, autant ramener les amis à la maison – et ce, après avoir pris le soin de s’acquitter de tous les travaux domestiques qui, selon la tradition, incombent naturellement et incontestablement à la femme et à la femme seule.
Cher Gangoueus, voilà l’autre pouvoir du soɖabi, l’autre pouvoir de l’alcool. L’auteur, à l’évidence, démythifie le rôle patriarcalement monarchique qu’on impute à l’homme dans les foyers traditionnels. Il refuse de faire du soɖabi, de l’alcool pour ainsi dire, ainsi que cela se vit et se constate d’ordinaire, un catalyseur de violence faite non seulement aux femmes, mais aussi et surtout à toute l’unité familiale, à la cellule première de toute société. On le voit dans un autre postulat : l’alcool ne saurait être le bouc émissaire des actes d’humiliation qui souillent la famille ; l’alcool ne saurait être le vecteur de l’avilissement de la virilité de l’homme, où l’on boit et se soûle la gueule pour venir tabasser sa femme et massacrer le crâne des enfants à la maison ; l’alcool ne saurait être un renforçateur de l’image déjà ancrée dans la tête de certaines femmes : l’image infâme d’une masculinité destructrice et délétère à la vie en famille. Quoique n’étant pas lui-même un buveur invétéré qui prend la cause des ivrognes violents, l’auteur refuse cette perception de l’alcool, du soɖabi en particulier, dans un monde aujourd’hui de féminisation aveugle et de diabolisation tacite de tout ce qui relève du masculin. Non ! Destin AKPO invente ici un nouveau type d’alcoolique, celui qui ne se soûle jamais au point d’aller dormir dans un caniveau, ou de dormir dans son propre vomi, mais un homme alcoolique certes, mais humain, aimant, prévenant et attentionné. Si attentionné qu’il brisera les chaines du machisme pour poser des actes d’alcôve envers sa femme :
« Dès que j’eus fait à manger à ma femme, je fis le tour de tous mes amis, leur expliquant que (…) nos palabres auront désormais lieu sous le gros arbre de ma maison. Bon gré mal gré, ils acceptèrent ma proposition. Quand ma femme apprit la nouvelle, elle me décrocha un bisou brûlant dont je sentis l’effet pendant deux semaines sur ma joue ». P.72
Tu l’auras compris, cher Gangoueus, Colorant Félix est un roman qui nous plonge dans un univers merveilleusement éthylique, mais aussi et surtout campagnard où « les ongles qui ornent les doigts du village » se réunissent sous l’arbre à palabres pour décortiquer la vie, pour l’égrener afin de mieux se foutre d’elle, pour vivre le présent à travers la dame-jeanne remplie de soɖabi qui trône au milieu d’eux et se moquer proprement de l’avenir. C’est un roman où s’expriment sagesse ancestrale, philosophie des sages et esprit communautariste de l’Afrique. Si Ahouangan Toukposso, l’homme qui si bien amadouait tout à l’heure sa femme avec des panégyriques, l’homme qui avait fait le tour du monde, le seul qui sait comment Hitler est mort vraiment, qui était là quand Nagazaky et Hit’ro-shima brûlaient, l’homme qui avait « été témoin du débarquement de la Lombalgie », qui avait connu les errances de Michael Jackson et qui avait sauvé plusieurs fois, avec son fifobo, « l’empereur Hiro-Awonto, si cet homme-là qui a tout vu est naturellement le narrateur principal, il est aussi très souvent, sous l’arbre à palabres, accompagné d’autres éminents personnages du village qui déroulent le récit avec lui. Tu constateras qu’ils ont des noms très cocasses, mais riches de sens et puisés de l’ère culturelle fon et guin, deux langues fondamentalement parlées dans le sud du Bénin. Tu découvriras Akotoé, Emouvi-Lekosto, Dah Zèguèzougou, le modérateur des palabres et « patron des chauves et des édentés de tout le village », les vieux Klako et Zankpiti, le patriarche Somahuhwéviɖotɔmè et enfin Alipka. Chaque chapitre du livre est donc intitulé Palabre. On en compte 30 au total, puisque c’est un roman écrit en 30 jours, aux temps forts de la COVID-19, en plein confinement…
Tu as peut-être réalisé que je viens de citer là, rien que des noms masculins. Je sais. Mais sache que l’arbre à palabres de Destin AKPO n’est pas misogyne. Puisque dans le tissage de l’intrigue, il a choisi, toujours dans le projet de démythification de certaines perceptions traditionnistes phallocrates, de faire en sorte que l’esprit de consolidation des liens conjugaux qui a prévalu à l’entame malgré le climat alcoolique, se mue en une promotion de l’approche genre dans un microcosme traditionniste où la femme, quoique faisant partie de la communauté, est généralement perçue comme vivant en ostracisme loin des cénacles habituels des hommes. La bande sénile, grâce aux délices inestimables du palmier duquel vient le sodabi, est libre et ouverte à l’idée de coopter les femmes qui le désireraient, principalement la femme du narrateur principal, étant donné que les palabres se déroulent désormais chez elle.
L’arbre à palabres n’est pas misogyne. Il n’est pas gérontocrate non plus. Parce qu’il tolère aussi des enfants, comme la jeune extravertie Toutouvi et le fils de Zankpiti, le jeune universitaire revenu de la ville et qui apportera à ses pères, et donc à tout le village, la nouvelle des ravages du Coronavirus que ceux-ci, édentés pour la plupart et analphabètes mais très cultivés, appellent très « villageoisement » Colorant Félix. Du coup, cher Gangoueus, si l’histoire et l’exercice de la royauté au Bénin dément totalement la masculinité absolue des trônes comme on peut le lire chez Sophie Adonon, Destin AKPO, lui, en repartant au village où tout se vit autour du soɖabi, s’inscrit dans la même veine, dément le statut de la femme réifiée longtemps ventilé par une littérature d’expression calomnieuse et méprisante de l’Afrique. Il démocratise dans Colorant Félix les assises traditionnelles en accordant une place de choix aux femmes. Car désormais, on lit les femmes siéger à la même table que leurs époux, buvant elles-aussi le soɖabi pour se moquer des tristesses de la vie, car en définitive, la trame de ce roman n’est qu’un vaste prétexte pour se moquer de la vie.
Tu découvriras qu’ici au milieu du soɖabi, la femme se fait reine, se fait obéir par les hommes qui, sans complexe aucun, l’ont investie dans les mêmes prérogatives que la Grande Royale. Elle joue le rôle de régulateur des tensions, temporise les ardeurs quand celles-ci dans les conversations en viennent à dépasser le seuil du tolérable. C’est elle qui demandera qu’on écoute le jeune étudiant venu de la ville au moment où Klako et Alikpa se gaussaient de lui pour se venger de son père Zankpiti. Comme la Grande Royale, au milieu de ces testiculards qui s’engueulent, c’est elle qui prononcera les douces et sages paroles qui sont les suivantes :
« Nous avons envoyé notre fils à l’école. Pour une fois, faisons-lui confiance et laissons-le aller jusqu’au bout de son développement. D’un plantain trop mûr et en début de décomposition, l’on peut toujours obtenir des beignets délicieux et appétissants » P. 68.
Voilà, cher Gangoueus, les délices de ce Colorant Félix. Mais ce n’est pas fini. Tu m’en voudras si tu découvres le livre après et que tu te rends compte que je ne t’ai servi que l’entrée et privé du plat de résistance, lequel en réalité rend l’intrigue de ce roman inénarrable. « Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est », nous a dit quelqu’un récemment goncourisé. Suis donc, s’il te plait, le reste du tout qu’il y a dans le rien que je viens de te présenter.
Tu l’as constaté, le soɖabi ne délire pas ici cher Gangoueus, comme il fait délirer la plupart de tous ceux qui s’en abreuvent. Ici, le soɖabi est une vaste thérapie contre nos égoïsmes. Contre nos orgueils. Contre nos intérêts individualistes au nom desquels nous brisons et violons tous les codes de la vie. Ici, le soɖabi tue tous les vers et les gangrènes intellectuelles comme morales qui nuisent à l’Afrique et à l’humanité. La logique est claire : à Kpétékpa, si l’on boit, c’est pour déterger l’homme et le continent des vers qui les ruinent. Car « après plusieurs verres, plus aucun ver dans ton organisme, tu boostes ton système immunitaire, tu nettoies ton côlon et puis tu es en bonne santé ». P. 25. Mais on le fait intelligemment, modérément, pour ne pas trop embrasser et mal étreindre. L’auteur a eu l’intelligence de faire cette mise en garde à travers le personnage Emouvi-Lekosto qui, ironiquement, n’est pas si costaud que son nom le laisse croire, puisqu’il passera des semaines hors de l’arbre à palabres pour avoir abusé du talopkémi. Mais son accident, très vite, sera encore l’occasion de l’éloquente épiphanie de la solidarité légendaire qui caractérise le village.
C’est donc ce même soɖabi qui, se joignant à Rémy Ngono dans sa diatribe contre le complexe de l’élite africaine, dénoncera, par le truchement du personnage Klako, avec verve et dans un style incisif, la vacuité de l’intellectuel africain qui étudie jusqu’à ce que mort s’ensuive afin, finalement, de ne rien savoir faire de ses mains si ce n’est, avec sa bouche, ratiociner kilométriquement pour que personne ne le comprenne. Les personnages que Destin AKPO moule dans ce climat éthylique pour, pourrait-on penser, les dédouaner de la virulence ou de la véhémence de leurs propos, fustigent la vanité inoculée à l’intellectualisme africain via la formation de l’élite du continent et ce, dès la genèse ; une situation symptomatique de l’état maladif de nos systèmes éducatifs pensés et conçus pour ne fabriquer que des oisifs à la tête rassasiée de théorie amphigouriques stériles. Tu vois, cher Gangoueus, ce sont de vieux soûlards au soir de leur vie qui en font le constat, sous l’arbre à palabres, pendant leur beuverie, là où lesdits intellectuels justement, les croient illettrés et incapables et réfléchir et de diagnostiquer le mal dont ils n’ont même pas eux-mêmes conscience. Tu réalises ? Très sûr de lui, la langue n’a pas fourché chez Klako quand il affirmait :
« Je vous dis que dans la tête de ces intellectuels de nos jours, il n’y a rien que des fientes chaudes de woutoutou ». P. 84.
C’était quand ils devaient écouter le jeune universitaire messager. Il fallait juger s’il était digne d’écoute, si son statut d’intellectuel était pur, jusqu’à ce que la femme d’Ahouangan plaide en sa faveur. Vive les femmes !
Dans ce roman, c’est aussi la dénonciation du travestissement des faits civilisationnels africains. Tu sais, comme celui dont parle Jacques Goody dans Le vol de l’histoire. Destin AKPO réhabilite donc. Il fait une réhabilitation des fables et chantefables africaines travesties, et qui, jadis, faisaient objet du contenu des programmes de l’école traditionnelle où le patriarche, à travers les contes, les devinettes et les proverbes, éduque la relève de la communauté au clair de la lune. A la lecture, tu assisteras à une renaissance, à une reconstruction, à une épuration des oripeaux factices, frelatés et altérés dont les auteurs champions du dol ont enduit l’histoire des peuples africains. Ici, l’auteur, par la bouche d’Alipka qu’on pourrait prendre pour le Fou de Kangni Alem ou d’Apollinaire Agbazahou respectivement dans La Saga des Rois ou La bataille du trône, raconte par exemple l’histoire authentique qui entoure Atoké, un animal actant du roman, un être sans nom en réalité, mais que les Européens ont appelé chauve-souris et qui, dans les supputations des membres de l’arbre à palabres, serait à l’origine du Colorant Félix. Les interdits qui caractérisent ce chiroptère dans la cosmogonie africaine racontée par Alikpa dénotent de l’irrespect dont font preuve ceux qui, en l’occurrence les sinois, sans réserve, mangent tout et absolument tout, contre la Nature et contre l’univers. Et c’est pour cela que le personnage déclare :
« La viande de Atoké consommée dans n’importe quelle partie du globe peut entrainer le monde entier dans le malheur ». P. 108.
Par ailleurs, cher Gangoueus, ne sois pas fatigué de la lecture s’il te plait, parce que le récit continue l’exploration des causes du phénomène mondial. L’auteur, par l’intermédiaire d’Akotoé, donne à lire au palabre 12 la fable de la chauve-souris, l’animal-oiseau qui a désobéi à Dieu, frappé donc de malédiction depuis toujours, et dont le nom réel dans l’imaginaire de la sagesse villageoise signifie « le singe qui n’a pas de queue ». C’est donc la consommation de cette inclassable créature qui aurait déclenché le mal du Colorant Félix.
Mais le récit va plus loin cher Gangoueus. Il va se faire plus incisif, plus glacial, plus percutant, fléchant impitoyablement notre conscience lorsqu’il commence à jaillir de la bouche du vieux Somahouhwéviɖotɔmè, le sage des sages, le doyen d’âge de toute l’assemblée. Après les diagnostics d’Alikpa et d’Akotoé qui appellent à une conscience écologique et à une connaissance plus approfondie du monde faunistique, le vieux Somahouhwéɖotɔmè prend la parole et, après s’être envoyé deux verres de soɖabi, peint effroyablement le tableau immoral de l’humanité qui pourrait expliquer la survenue de cette pandémie. Pour lui, peut-être pour l’auteur aussi puisqu’il s’agit d’un prêtre, le Colorant Félix est une punition divine. Et il le justifiera avec plusieurs arguments. Très sérieux, et dans une sorte de témoignage-plaidoirie de portée aussi bien axiologique que réquisitoriale, il attrapera la Parole, en fera son épistémologie pour démontrer son étroite intimité avec la Nature ainsi qu’on le lit aussi dans la Bible, la déroulera ensuite pour dénoncer, dans un long apophtegme, les blasphèmes dont l’homme s’est rendu coupable avec la Nature : le massacre des animaux, l’esclavage ambiant, le racisme contemporain, la félonie religieuse de l’Occident métonymique de son idéologie impérialiste qu’il impose au reste du monde, la banalisation et/ou la marchandisation de la vie et du sacré comme l’avortement qu’on fait pour des raisons bidons, l’uranisme ou le tribadisme : « L’homme vole, viole, violente et voile son forfait », déplore-t-il. Il interroge aussi la transsexualisation qui est une remise en cause de l’ordre de la création et la zoophilie, une bestialité. Les fausses guerres que l’Occident, dans sa géostratégie, crée sur le continent, les plans de stérilisation massive de la population africaine et surtout, les errances de l’Africain lui-même qui ne respecte plus rien, ni la sacralité de ses terres ni ses ancêtres. L’Africain qui, comme les patrons des multinationales, est devenu lui aussi aujourd’hui plus capitalistes que le capitalisme même au détriment des valeurs morales.
« Des femmes acceptent d’aller avec des hommes et après vont livrer aux marabouts les semences de ceux-ci pour se faire de l’argent et les condamnent ainsi à la stérilité éternelle ». P. 163
Voilà, cher Gangoueus. Nous étions en plein cœur de la tempête de la COVID-19, au temps de ce qu’on peut appeler la Grande Psychose. Le monde entier était confiné et cherchait désespérément une cause scientifique au Coronavirus, mais n’envisage même pas, et n’a jamais envisagé d’ailleurs, d’explorer les possibles causes (sur)naturelles que d’emblée – j’imagine – il taxerait de superstition. Dans ce roman, Destin AKPO invite à une réflexion à l’africaine sur la question : le monde entier, comme le pensent déjà les sages de Kpétékpa, serait-il sous le coup d’une punition de la Nature, laquelle, finalement, en a eu ras-le-bol de se faire torpiller par l’homme ? Serions-nous en train de vivre une sournoise punition divine ? Surtout que la pandémie, désespérément, devient une véritable hydre ?
Voilà, en substance, ce que je peux te dire de ce roman, qui est aussi une invite à une réflexion autocentrée sur l’usage de nos puissances occultes, le bo doit être utilisé pour se développer au lieu d’en user pour se nuire et se trahir. Un roman qui interroge l’Afrique : va-t-elle toujours être victime des agissements des géants de l’humanité ? Puisque « cette affaire de Colorant Félix est une affaire des Yovos. Nous n’y sommes pour rien comme nous n’étions pour rien dans les guerres devenues mondiales et dans lesquelles on nous a mobilisés de force », dit un des vieux à la page 112.
Quand tu le liras, tu verras que c’est aussi une douce satire sur la question Dieu utilisé aujourd’hui – et peut-être depuis toujours – comme objet d’arnaque en Afrique ; une apostrophe à mercantilisation des maladies sur le continent et surtout, une incursion dans l’histoire royale d’Abomey, la ville royale du Bénin, précisément dans le règne du roi Adandozan et d’Akaba ; une célébration de la gastronomie béninoise, celle du sud du Bénin où la viande du porc est reine à Porto-Novo, surtout lorsqu’elle est accompagnée d’Akassa, sans oublier ablo à Comé, une autre ville du pays dans le Mono. Peut-être dégusterait-on un de ces mets, un jour, quand tu seras au Bénin.
Je ne saurais finir sans te dire que ce roman est un vaste champ de proverbes. Non, une forêt de proverbes et de chantefables africains immensément riches et significatifs. Les premiers foisonnent, entament et clôturent chaque palabre, les seconds servent d’interlude à travers tout le récit et sont tirés des chants et chansons des artistes du terroir. C’est en cela que je parlais de reconnexion à notre source originelle. Car quiconque est un vrai villageois ou un vrai Africain jouira à chaque page de ce roman. Et en cela l’Afrique et la Côte d’Ivoire peuvent cesser de pleurer. Nous avons un autre Kourouma désormais. C’est Destin AKPO.
Merci, cher Gangoueus, de m’avoir lu.
Chrys
Merci pour ce bel article sur mon livre. Chrys me fait redécouvrir ce Colorant Félix à travers sa chronique que je salue avec respect et reconnaissance.
Belle introduction frangin.