La drôle et triste histoire du soldat Banana
Biyi Bandélé, Éditions Grasset, 2009
traduit de l’anglais par Dominique Letellier
Titre original Burma Boy (éd. Vintage, 2008)
J’entre d’un pas lourd dans le cimetière national militaire de la Doua (Lyon). Temps automnal. Ciel gris et triste, comme s’il allait bientôt verser des larmes. Des arbres aux couleurs cuivre, qui virent presque au rouge. Au loin un vieux monsieur, voûté et habillé d’un costume de tirailleur, marche péniblement à l’aide de sa canne. Il se retourne et me regarde en chien de faïence, puis continue son chemin. Il pourrait croire que je suis ivre, dans ce cimetière désert, mais peuplé d’arbres.
J’avance, le pas toujours lourd. Rien à voir avec L’ivrogne dans la Brousse d’Amos Tutuala. Je suis sobre et je ne recherche pas un malafoutier. Corporellement sobre. Mais ivre d’une lecture que je viens de faire. Ivre ? je ne sais dire si c’est le mot. Un mélange de mélancolie, de jouissance et de tristesse.
Je prends place près d’une des croix plantées dans l’enceinte de la Nécropole de la Doua. Des flashs pleins le cerveau (La croix des bois, Frère d’âme, 44-45, Thiaroye, Omar Sy, Roland Dorgelès, Leopold II, Jean Echenoz, le Roi Georges, La saison des prunes, De Gaulle, Patrice Nganang…). Toutes ces pensées fugaces me ramènent à la guerre.
Un livre dans la main (celui qui m’a poussé à faire une nuit blanche la veille) et qui me laisse encore pantois : La drôle et triste histoire du soldat banana. Je connais donc mon mal. Des gerbes de fleurs un peu partout. Je pense in petto : Ah Baudelaire ! Les fleurs du mal ! (Enfin le premier sourire de ma journée). Elles sont fraiches me suis-je dis subitement. Et je me rends enfin compte que nous sommes le 3 septembre 2024 et la ville de Lyon commémore les 80 ans de sa libération.
Un carnet à la main j’écris cette chronique en ayant une pensée forte pour Biyi Bandélé…
Quelque part près d’ici dans un village du Lyonnais, en pleine vallée de l’Azergues : Chasselay. Les Allemands avaient séparé les soldats noirs défendant la prise de Lyon par les forces Nazi aux soldats blancs. Et tous furent fusillés. Ce drame fut sorti des limbes par le travail colossal de Julien Fargettas (Juin 1940 : Combats et massacres en Lyonnais, édition du poutan, juin 2020).
Tous les chemins mènent à Chasselay. Ou presque. Cette histoire de Biyi Bandélé mène une connexion presque logique et marque encore plus dans le marbre la triste histoire des soldats des empires coloniaux.
Que s’est-il passé ?
A la fin de la guerre d’Abyssinie et de Somalie, les Anglais ont voulu défendre leur position dans un dernier sursaut en Birmanie contre l’armée impériale japonaise. C’est alors que fut créée la section D, les Chindits composés essentiellement de soldats issus des colonies : Nigeria, Gurkhas, Indiens. Ceux-ci furent donc parachutés dans l’enfer de la jungle Birmane.
Le Prix Nobel de Littérature V.S Naipaul disait un jour que « les puissances impériales ou mondiales ne se souviennent pas de toutes leurs petites batailles. Les locaux s’en souviennent ». C’est ce sentiment qui m’est revenu à la lecture de ce roman de Biyi Bandélé, me restant à la gorge comme une arête de poisson. Longtemps le père de l’écrivain lui avait parlé de cette aventure folle et meurtrière en Birmanie à laquelle il avait participé. Biyi Bandélé n’en avait jamais entendu parler ailleurs. Il mena des recherches plus tard en Angleterre dans des bibliothèques et des musées. Ne pouvant poser des questions à son père décédé en 1984, l’écrivain imagina les personnages de ce roman avec l’aide de sa mémoire et des recherches fructueuses.
Le roman semble simple et banal d’entrée : un groupe de tirailleurs s’embarque dans une guerre pour le compte de l’armée britannique et à la gloire de Lehoua Joj (le Roi Georges est ainsi dénommé par Bandélé dans un style proche de la langue des protagonistes). Cette vaillante Brigade menée par le Colonel Wingate va prendre ses marques en Inde avant de s’envoler en Birmanie pour défendre une position anglaise perdue par l’ennemi japonais. A ce sujet, Biyi Bandélé écrit à la page 259 :
« Banana avait déjà tué bien des hommes et il en avait vu beaucoup mourir. Les hommes qu’il avait tués n’avaient pas eu de visage pour lui. Il ne les connaissait pas et ne les haïssait pas. Il n’avait rien ressenti en les tuant. Ils lui auraient fait la même chose. Il était un fantassin menant une guerre folle qu’il ne comprenait pas vraiment. Il ne comprenait pas pourquoi Lehoua Joj guerroyait en Bimani, si loin de l’Angleterre. Et ça lui était égal.
Il était en Birmanie pour livrer la guerre de Lehoua Joj, et il n’y avait rien à dire de plus ».
Farabiti Ali Banana originaire de Samanika incarne le personnage principal de ce roman. C’est un prototype de Méné (le héros du roman Soza Boy de Ken Saro Wiwa) et de Birahima (l’enfant soldat dans le roman Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma). Le rapprochement est intéressant ici, car comme chez Méné et Birahima, Ali Banana est jeune, très jeune même quand il s’embarque dans la guerre en Birmanie. Nous pouvons ainsi lire à la page 63, un échange entre Ali Banana et le Samanja Damisa :
_ Tu es un sacré personnage, tu sais ! Quel âge as-tu, faratibi ?
_ Seize ans, samanja, avoua le faratibi Banana d’une voix qui se brisa. J’ai seize ans.
Le Samanja Damisa avait parlé en tournant le dos à Banana. « Tu as bien l’air d’avoir seize ans, dit-il. Mais en vérité, faratibi, quel âge as-tu ? »
Banana admit enfin sa défaite, d’une voix qui n’était plus qu’un murmure :
« Je suis né le huitième jour du mois du ramadan de l’année 1348, qui était un jummma’a ».
Damisa fit un rapide calcul mental. Vendredi 7 février 1930.
Damisa se retourna sur son matelas et regarda Banana à l’autre bout de la tente. « Ce qui te fait donc treize ans, faratibi ».
Ali Banana en fanfaron et pour épater la galerie dont ses cousins, s’est engagé en Birmanie. Il est dépeint avec beaucoup de candeur par Biyi Bandélé, mais le lecteur ne peut s’empêcher d’avoir de la pitié et de l’inquiétude pour Banana. Dans cette ambiance de pleurer-rire, l’écrivain révèle une réalité africaine dans l’enrôlement d’hommes colonisés pendant les guerres mondiales. Beaucoup ont été enrôlés par la force ou par nécessité économique impérieuse. Ces soldats n’avaient aucune conscience de l’enfer des tranchées qui les attendaient sur le front. Au fil du roman, la naïveté de Banana avait fini par s’estomper pour laisser place à la peur d’une mort éventuelle.
« Damisa avait remarqué un changement progressif chez Banana pendant cette dernière semaine. Le jeune homme fier n’aimait rien tant que le son de sa propre voix déclamant de longs discours n’était plus. A croire qu’il était redevenu un enfant, qu’il avait retiré le masque de celui qui savait tout pour redevenir un gamin innocent de sept ans. Les autres l’avaient remarqué aussi et ils avaient choisi de le transformer en victime inconsciente de leurs blagues ». (Page 127).
Tchicaya U Tam’si aimait parler d’un alliage entre le bronze et le cuivre. Je souris car le cerveau est capable de tous les raccourcis de la terre. Méné et Birahima semblables, dans un territoire différent et des guerres différentes. Mais un point commun : l’histoire nous montre qu’aucun de ces deux-là n’ont participé à leur propre guerre.
Je n’apprendrais rien à personne quant aux violences de la seconde guerre mondiale. Ici les Chindits dans la jungle Birmane vont d’abord être rattrapés par la faim, la fatigue, les maladies et le poids de leurs sacs à dos. Une trentaine de kilos chacun. Ils sont parachutés dans un environnement qu’ils ne connaissent pas et à force de marcher, finissent par avoir des hallucinations. Confondant les feuilles aux lucioles, les ombres de leurs congénères à des soldats japonais et le soleil à la lune.
Quand les médecins du dispensaire lui demandèrent pourquoi il avait tenté de tuer son ombre, Guntu les regarda comme s’ils étaient tous devenus fous. Pourquoi diable aurait -il fait une chose pareille ? demanda-t-il. Ils lui firent gentiment remarquer qu’on l’avait trouvé en train de tirer sur son ombre.
« Je ne tirais pas sur mon ombre, les informa-til. Je tentais de tuer un Jap qui s’était transformé en mon ombre ». (Page 200).
Plus ils avancent, plus le nombre se réduit, avec des attaques incessantes de l’armée japonaise. La petite équipe de soldats se retrouvera au final bloquée, isolée et à la merci de la faim et des odeurs pestilentielles dans une forteresse appelée la ville blanche. Biyi Bandélé s’attache ici à décrire les hallucinations de cette bande courageuse prise au piège d’une sale guerre.
Je vais faire ici une confession. La plus belle et triste histoire d’amitié pour moi est celle que j’ai lue entre Georges Milton et Lenny Small dans le roman Des souris et des hommes de John Steinbeck. Lenny Small (colosse, naïf et débonnaire) et Georges Milton (petit, chétif et espiègle) sont deux amis qui partent offrir la force de leurs bras en période de crise économique dans des fermes afin de pouvoir réaliser leur rêve : acheter un petit lopin de terre et élever des lapins. Cette quête à la fois drôle et triste m’a longuement fait penser à la relation qu’entretiennent dans ce roman de Biyi Bandélé, Ali Banana et le Samanja Damisa.
« Le Samanja Damisa était le héros d’Ali Banana. Il avait douze ans de plus que lui et il avait connu plus de lieux et fait plus de de choses que tous les hommes que Banana avait jamais rencontrés ». (Page 42).
Biyi Bandélé rend les deux personnages ici attachants et surtout indissociables. Damisa âgé de 26 ans et ayant combattu contre l’armée de Mussolini en Ethiopie a conscience de la guerre qu’ils vont mener en Birmanie et écoute avec inquiétude les propos incrédules de Banana. Les deux se tiennent et traversent ensemble la jungle Birmane avec le ton décalé et une candeur sans nom dans la narration de Biyi Bandélé.
Ce qui rend ce roman encore plus savoureux, c’est le style imprimé par Biyi Bandélé. Il arrive à alterner drôlerie et horreur. Le lecteur sent que l’auteur aime ses personnages et de façon concrète l’écrivain dénonce l’embarquement de milliers de peuples colonisés dans une guerre coloniale (Je vous invite à lire La saison des prunes de Patrice Nganang sur ce sujet). Biyi Bandélé fait ressortir avec brio la diversité des origines des Chindits, s’exprimant en haoussa, indou, igbo et aussi dans un anglais approximatif. Il s’amuse avec son lecteur (Lehoua Joj pour parler du Roi Georges, Samanja pour parler du sergent), on sourit pour mieux survivre dans la jungle auprès de cette valeureuse bande.
Né en 1967 à Kafanchan, Biyi Bandélé artiste multi casquette (écrivain, homme de théâtre, réalisateur, scénariste) s’est brutalement éteint le 7 aout 2022 à Lagos. Biyi est une météorite, écrivant son premier roman à seulement 14 ans, traduit en français sous le titre de L’homme qui revint du diable. L’auteur ces dernières années avait réalisé Half of a Yellow Sun, le roman de Chimamanda Adichie, Blood Sisters – série sur Netflix et avait surtout adapté la pièce de théatre de Wolé Soyinka Death an the King’s Horseman sur Netflix.
Dors en paix l’artiste !
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