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Sous la chicote, Nouvelles congolaises - Daniel Bersot 
« Le caoutchouc, c’est la mort ! »
By Sonia Le Moigne-Euzenot Posted in Congo, Nouvelles, RDC, Récit, Sonia Le Moigne Euzenot on 1 septembre 2019 0 Comments
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Ce livre d’abord paru en 1909 fait l’objet d’une réédition introduite par Patrice Yengo. On ne sait pas qui est Daniel Bersot. Sept nouvelles le composent. La quatrième donne son titre au recueil. Aucun détour, donc : il sera question d’une des tortures les plus atroces infligées aux colonisés congolais par l’autorité belge. La chicote est « une lanière de cuir attachée à un manche » (p.vii). La victime souffre le martyre, devant les yeux atterrés de tous ses compagnons esclavagisés qui savent parfaitement que leur tour viendra puisqu’aucune loi ne les protège des exactions répétées de leurs tortionnaires. Le sergent Busaert que l’on appelle Mundele Chicote en est le parangon.

Comment concevoir que l’on puisse en arriver là ? Comment en supporter même l’idée ?

La démarche de Daniel Bersot semble celle d’un narrateur assez tôt effaré par ce à quoi il assiste lorsqu’il arrive au Congo, alors même qu’il est enthousiasmé à l’idée de mettre toute son ardeur au « service de cette œuvre bonne et belle, commencée par Stanley, reprise par le roi Léopold. (…) aider à propager la lumière dans les ténèbres de l’Afrique, l’instruction parmi des peuples enfants, que d’avance j’aimais, à cause de leur faiblesse, de leur simplicité, de leur naïveté » (p.30) Dans une publication de 2012, Jean-Pierre Orban traduit le texte de Mark Twain : Le soliloque du roi Léopold[1]. L’auteur des Aventures de Huckleberry Finn fait parler le roi des Belges. Il se glorifie lui aussi « de pouvoir extirper l’esclavage, mettre fins aux razzias des négriers et mener ces vingt-cinq millions de braves nègres innocents des ténèbres à la lumière. » (p.37). Les récits des nouvelles de D. Bersot déploient les exactions infâmes des agents au service de tels préjugés ancrés dans leur esprit, de cette certitude chevillée que seule la civilisation occidentale est douée de raison. Ce qu’Aníbal Quijano dans son article colonialité et modernité / rationalité [2], publié en 1992 nomme colonialité ne pouvait dés lors que déboucher sur de tels rapports de force.

Il me semble que deux scènes structurent le propos de ce livre : celle où Mundele Chicote prend plaisir à faire fouetter un nègre (La chicote) et celle, très exactement à l’opposé, où le lieutenant Arlove, épouvanté, assiste au travail de la récolte du caoutchouc (Ainsi finit Vanesse). La vision abominable est frontale, elle est documentée, tellement incontestable qu’elle glace le sang.

Le recueil parvient néanmoins à donner la parole à d’autres voix. Elles sont étouffées par le contexte implacable mais rendues audibles par le récit de D. Bersot : celle du vieil arabe Sélim al Tschoui qui raconte qu’il ne s’est jamais adonné au trafic d’esclaves. Il dit comment la guerre conduite contre ceux qu’on a accusé de ce trafic a été le moyen pour Léopold de s’approprier les richesses de la Province orientale sous « couvert d’un voile de philanthropie » (p.41). Le révérend F.M Halifax dresse un portrait sans concession des agents de Boula Matari. Il termine son analyse par : «  L’État du Congo est une affaire commerciale fondée sur le plus énorme crime du XIX° siècle, l’expropriation sans phrases de plus de vingt millions d’hommes » (p .44). On croirait basculer au XXI° siècle dans Congo Inc.[3] de Jean Bofane ! Même cri d’alarme contenu dans ce titre ! 105 années séparent pourtant la parution de ces deux livres !

Si Sous la chicote montre le dessillement du capitaine du steamer La ville d’Anvers, celle de l’agent Vanesse, il montre surtout combien les comportements abjects des soldats comme des civils sont le fruit d’engrenages qui les dédouanent à leurs propres yeux et leur permettent de continuer à tirer profit de leurs crimes. C’est comme si, loin de leur terre d’origine, leur système de valeurs se désagrégeait totalement au point de ne même pas saper le sentiment qu’ils ont de leur propre humanité ! L’agent Vanesse, qui voulait éveiller les consciences en Belgique, paiera de sa vie sa révolte, son refus de faire partie de ceux qui déshonorent la race humaine. Arlove, personnage de la dernière nouvelle, mesure, lui aussi l’inanité du sort subi par les indigènes.

Ceux que Patrice Yengo présente comme affectés de « cette drôle de maladie dont sont atteints ces fous de la foi civilisatrice » (p.XX) répandent la terreur en assignant les Congolais à résidence dans leur propre corps. Face à ces criminels, les Congolais tétanisés par la terreur sont des victimes absolues. L’expression de leurs voix est celle criée, râlée de la douleur.

Un chant dont les paroles sont transcrites dans ce recueil élève un autre son en contrepoint :« Matôfi pilamoko akoufi ; ce cri de colère et de désespoir, cette clameur d’angoisse remplissait toute la forêt » (p.109) Ce recueil offre effectivement un autre point de vue. La première nouvelle intitulée Deux hommes forts montre comment Kabyla, un chef Basoko cherche à résister à l’occupant : « s’ils nous attaquent, nous résisterons. Le mundele a des fusils (…) S’il vient avec la paix, que la paix soit ! S’il veut la guerre, il l’aura. Qu’il vienne ! » (p.10) Dans Ainsi finit Vanesse, les chefs parviennent à se coaliser contre les exploiteurs et savent à leur tour exploiter la veulerie de leurs bourreaux.

Ces nouvelles montrent comment ces blessures, ces tortures infligées aux corps des victimes Congolaises portent en elles l’expression terrible non pas simplement de la haine de l’Autre mais de son mépris, du refus absolu de lui reconnaître son humanité.

Publier un tel texte en 2019 fait encore écho. Pour ce qu’il dit d’une époque pas si éloignée, pour ce qu’il dit de notre actualité, cet ouvrage est indispensable.

S.LM-E

Bersot Daniel. Sous la chicote, Nouvelles congolaises, Paris, L’Harmattan, coll. Autrement mêmes, 2019

[1] Twain Mark, Le soliloque du roi Léopold, traduction de J.P. Orban, l’Harmattan, Paris, 2012

[2] Quijano Aníbal, « Colonialidad y Modernidad/Racionalidad ». in Perù Indigena, Vol. 13, No. 29, pp. 11-20. Lima, Perú, 1992

[3] Bofane In Koli Jean, Congo Inc. Le testament de Bismarck, Actes Sud, 2014.

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