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By Loza Seleshie Posted in Loza Seleshie, Poésie, Sénégal on 8 juin 2020 One Comment
Discours de réception de Léopold Sédar Senghor à l’Académie Française (1984)
Il m’a fallu de nombreuses années pour comprendre ce que Kouam Tawa résume si bien : «je suis devenu poète pour comprendre Léopold Sédar Senghor» (l’anecdote vaut le détour). Une expression, une sensibilité de conception profondément négro-africaine qui s’appuie sur la maitrise technique de la langue française. Il serait à mon sens difficile de comprendre Senghor sans ces deux éléments.
C’est ici le « poète-président » et donc poète avant tout, qui est reçu à l’Académie Française. J’éclaircirai certains points de son discours en me référant à l’un de ses premiers écrits Ce que l’homme noir apporte (1939)
Ironie du sort, Senghor (1906-2001) reprend le fauteuil du Duc Antoine de Lévis Mirepoix (1884-1981), historien, et membre de l’Action Française (1) (son éloge controversée de Charles Maurras lors sa réception en 1954 est également à rappeler). Il est question de l’homme et de son œuvre : l’Histoire de France. Les deux se confondant parfois.
Pour Senghor, la publication de l’Essai sur les données immédiates de la conscience d’Henri Bergson en 1888 est une révolution de la pensée. L’auteur parle de deux facultés de connaissance : directe et indirecte. L’intuition, l’élan vital d’une part « nous coïncidons avec ce que nous connaissons » (2) et d’autre part, la faculté analytique qui est capable de se retourner sur elle-même en « se séparant de l’objet» (3). Le langage étant une production de faculté analytique, comment parler alors de l’autre faculté qui est directe et intuitive?
Senghor propose donc une «relecture contemporaine» de l’Histoire en termes théoriques et pratiques. En ce qui concerne la discipline, Senghor partage l’avis de Lévis Mirepoix qui la considère comme devant être une «science humaine» (4) avec une «vision globale […] qui doit caractériser chaque époque, chaque continent, chaque peuple» (5). Une Histoire entière donc, qui trouve un écho dans Ce que l’homme noir apporte «Que les couleurs ne perdent rien de leur intensité, les formes rien de leurs poids ni de leur volume, les sons rien de leur singularité charnelle» (6).
L’œuvre historique de Lévis Mirepoix concernant essentiellement la France féodale et brièvement la France de la Révolution et des Temps Modernes, cette période servira de toile de fond à l’allocution de Senghor. Il s’écarte, par la suite, d’«une certaine idée de la France» avancée par Lévis Mirepoix.
Le sujet choisi par Senghor me semblait étrange au départ; pourquoi fait-il un cours d’histoire de France aux Immortels ?
«Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus» (7)
«Il faut, autant que ‘l’esprit de géométrie’, faire intervenir ‘l’esprit de finesse’». La rencontre et l’accord entre ces deux éléments permettent, selon Senghor, de « maintenir et développer la réalité vivante de la France ». C’est là également qu’interviennent les «métissages successifs, biologiques et culturels» qu’il considère comme le fondement de la «nation française» et plus généralement de « toutes les nations créatrices ». Le métissage reste un thème central à travers le texte et sa démonstration par la minutie que l’on connaît à l’auteur, est assez impressionnante. Senghor explique par exemple l’échec de la Révolution Française par une opposition entre “l’individualisme de doctrine” à la monarchie : « la continuité dans la durée ». Il reste, selon les termes de Souleymane Bachir Diagne “Bergsonien devant l’éternel” (8).
Si les deux hommes s’accordent sur leur conception de l’Histoire, nous pouvons remarquer l’approche partielle de Lévis Mirepoix qui considère par exemple qu’avant les Capétiens, « c’étaient les préliminaires de la France ». Senghor lui répond que «des peuples pré-indo-européens avaient précédé ‘nos ancêtres les Gaulois’ ».
Plus loin dans le discours, son analyse socio-économique intrigue par son universalité. La construction de l’Etat avec une idée de continuité, la liberté d’association avec la formation des confréries, les services réciproques, etc. Tout cela aurait pu être dit au sujet du Sénégal et de bien d’autres pays.
Pour ce qui est du domaine culturel, il s’agit toujours du même métissage des esprits et des formes qui donne lieu à «une francité toute neuve», qui reflète « la riche symbiose culturelle » et pourtant, « on nous montre un monde où le développement individuel l’emporte sur la solidarité sociale, le développement artistique et littéraire, sur la vie spirituelle ». La raison discursive aurait-elle pris le dessus sur la raison intuitive en Occident ?
La longue liste de guerres et de massacres (9) démontre sinon cela, du moins la réalité d’une construction étatique progressive. Si les détails à ce sujet ne manquent pas, nous pourrions lui reprocher de ne faire qu’un aparté sur l’esclavage et la colonisation. Il parle à travers Lévis Mirepoix par exemple qui pose une question fondamentale à propos du code noir « ‘On se demande comment les nations d’Europe ont pu l’admettre outre-mer, quand toutes se réclamaient du christianisme !’ C’est toute la question ».
Étant le premier Africain reçu à l’Académie, Senghor a-t-il pensé que sa présence parlait d’elle-même ? L’air de dire qu’il revient à l’Occident de se poser cette question et d’y répondre.
S’il y a divergence sur un certain nombre de points, Senghor est sensible à «l’art de l’écrivain». Les portraits et descriptions de Lévis Mirepoix sont peuplés « d’images symboliques », «[..] quelle vie dans la variété !», élan vitaliste que l’on lui connaît si bien et développé dans Ce que l’homme noir apporte.
Il reste deux grandes questions non-résolues post-Révolution Française : celle de la démocratie intégrale et de l’organisation du travail. Problématiques à mon sens, d’une grande actualité. Senghor annonce néanmoins l’avènement d’une « civilisation de l’universel » où « [..] chaque continent, chaque région, voire chaque nation y apporte sa contribution, irremplaçable ». Je dois dire qu’il était assez difficile d’être aussi optimiste dans le contexte actuel. Le sort de l’Homme Noir est et sera toujours lié à celui de l’Afrique. Nous pourrons alors voir cette civilisation de l’universel comme l’étape finale : l’équilibre accompli.
Ce que l’homme noir apporte (1939) Liberté 1, Négritude et humanisme,
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(1) L’Action française est une école de pensée et un mouvement politique nationaliste et royaliste d’extrême droite, partisan orléaniste, qui s’est principalement développé dans la première moitié du XXᵉ siècle en France
(2) Essai sur les données immédiates de la conscience (1888) Bergson Henri, PUF (1970) p.72 Bergson postcolonial : l’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal (2011), Diagne Souleymane Bachir, CNRS éditions
(3) Essai sur les données immédiates de la conscience (1888) Bergson Henri, PUF (1970) p.68 Bergson postcolonial: l’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal (2011), Diagne Souleymane Bachir, CNRS éditions
(4) Discours de réception à l’Académie Française (1984), Senghor Léopold Sédar
(5) Discours de réception à l’Académie Française (1984), Senghor Léopold Sédar
(6) Ce que l’homme noir apporte (1939) , Liberté 1, Négritude et humanisme, Senghor Léopold Sédar, Seuil (1964), p 23-24
(7) Orphée Noir (1948) , Sartre Jean Paul, PUF (2015), p. IX
(8) Les Chemins de la philosophie (24/03/2017), France Culture, Diagne Souleymane Bachir
(9) “ […] l’invasion, de la guerre civile, du brigandage, souligne notre historien, avaient désarticulé le système féodal.” Discours de réception à l’Académie Française (1984), Senghor Léopold Sédar
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Bel article, Loza. J’ai adoré le lire. Une plume fine et instructive qui donne à réfléchir.