Jules Daniel AMOUSSOU, Le Camp Zéro, Les éditions Fous Sans Frontières, 2022.
« Dans le village de Kik, la guerre tribale est arrivée vers dix heures du matin. Les enfants étaient à l’école et les parents à la maison. Kik était à l’école et ses parents à la maison. Dès les premières rafales, les enfants gagnèrent la forêt. Kik gagna la forêt ».
Avant même de rencontrer le livre, j’ai bu ce passage d’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma en 2008, lors de la première épreuve de BEPC : la dictée, quand dictée était encore dictée dans le système éducatif béninois. Banalement, ce passage dont nous n’avons réellement compris le sens que plus tard est resté inoubliable dans la tête de mon ami Fulbert et moi. Lui passait ce même BEPC à plus de cent kilomètres de moi. On ne se connaissait pas encore. Aujourd’hui amis, après avoir lu le livre, on ressasse à l’envi ce passage de mémoire pour se remémorer combien la dictée était dictée. Mais on a surtout découvert, sur le chemin rugueux des études de Lettres, que l’univers de « guerre » et des « rafales » est omniprésent dans une abondante littérature, laquelle est symptomatique de l’état ou des intrigues sociopolitiques du continent africain.
D’Allah n’est pas obligé à Charly en guerre de Florent COUAO-ZOTTI en passant par Le cavalier et son ombre de Boubacar Boris Diop, Les coupeurs de têtes d’Amadou Koné, Violent était le vent de Charles Nokan ou même Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Boundzéki Dongala, c’est le même univers de violence et de chaos qui règne et sévit dans Le camp zéro de Jules Daniel AMOUSSOU, à la différence qu’ici, il s’agit d’une violence diachroniquement proche de nous, d’une violence prégnante, se déroulant au nez et à la barbe de nos vies, de nos proches, de nos familles ; d’une violence menaçante, caressant pour l’instant certains dans le sens des poils, dans l’optique de les hypnotiser pour bien pleuvoir après et anéantir dans leurs vies toute trace de bonheur. L’esprit humain est ainsi fait qu’il ne se préoccupe, ne mesure véritablement l’urgence d’une situation que quand il la vit réellement, ou quand cette situation malheureuse tombe sur un être cher. C’est pour cela qu’il faut voir Le camp zéro de Jules Daniel AMOUSSOU, dont la flamme est aussi ardente, aussi vive que la menace qu’il expose, comme le tocsin qui résonne avec stridence et acuité pour interpeller les consciences individuelles et collectives quant à la question sécuritaire devenue enjeu de tous les enjeux de notre siècle et dans nos pays respectifs. Lorsque je dis cela, je pense à la Libye qui a cessé d’être la Libye, qui a cessé d’être un pays. Je pense au Yémen oublié et abandonné à son sort parce que ne faisant pas partie du conglomérat européen, je pense à la Cisjordanie où Israël se plaît à semer des morts à l’envi dans l’indifférence des mêmes qui ont tué Saddam Hussein ou Kadhafi au nom de la sauvegarde des droits humains, comme si la Palestine était un enclos de bétail où l’on va tuer au gré de sa gourmandise. Je pense à tous ces enfants dont le quotidien a toujours été une guerre permanente et dont nos boulimies et nos orgueils ont fait soldats avant même qu’ils ne naissent. Enfin, je pense au terrorisme, cette autre forme d’expression de rage contre l’injustice, cette autre forme de guerre, l’hydre redoutable du siècle qui cristallise plus les attentions dans le nord que dans le sud, sud où il sévit le plus et où les dirigeants méprisent leur propre peuple qui meurt du Mal, préférant, quand le même mal frappe le nord, se montrer compatissants ou même pleurer comme un môme malnutri à qui l’on a arraché des bonbons ; exactement comme ce gouverneur dans le chapitre 29 du roman ayant Maiduguri, ville-foyer concentrationnaire de la violence, sous sa juridiction. Dans cet élan népotiste dont nos dirigeants souffrent tous maladivement, ce gouverneur a préféré prendre lâchement la poudre d’escampette en abandonnant sa population aux mains des terroristes pour prendre, au cœur même du sifflement des balles, un vol avec sa famille. Son évasion, si l’on peut ainsi s’exprimer vu que tout le pays est une prison contrôlée par les djihadistes, a engendré beaucoup de morts dans une cacophonie indescriptible à l’aéroport de Maiduguri, où assaillants et combattants pour la liberté, se sont mêlés, homogénéisés, rendus indistinguables, les uns pour l’empêcher de fuir, les autres pour faire encore plus de victimes là où la masse s’est encore concentrée. Depuis le hublot de son avion, il pouvait voir le chaos qui s’ébouillantait en bas. Mais il est resté froid, froid et impassible face à la psychose, à la désespérance et à la violence de survie qui déchiraient ses mandants, devenant ainsi une parfaite illustration des dirigeants au cœur de métal et occidental que nous élisons à la tête de nos pays, qui ne s’émeuvent que quand le drame est du nord et qui restent sourds et inhumains quand l’innommable frappe leur propre population. Ils prendront comme ce gouverneur l’avion pour aller se soigner en Occident et, depuis l’aéronef, regarderont leur peuple agoniser et s’éteindre dans les mouroirs qu’ils appellent hôpital et qu’ils ont travaillé à créer pendant des années de gouvernance.
Le camp zéro est donc un roman-témoignage, un roman-alerte, un roman-sentinelle qui immortalise la douleur, l’angoisse, le cauchemar et la mort des familles et des peuples afin que personne n’oublie les affres issues de l’accaparement des biens ou des ressources d’un pays, afin que l’on se souvienne des conséquences de l’exacerbation des inégalités sociales, de cette politique partiale, parcellaire et partisane qu’orchestrent nos dirigeants qui privilégient dans la distribution des richesses une région du pays au détriment des autres, oubliant qu’un cœur asséché, frustré, est fertile pour faire germer toutes les formes de violence possibles. C’est le cas du cœur d’Hussen qu’on découvre dans son prêche à la page 73 au chapitre 10 du roman :
« …nous avons laissé le pouvoir aux mécréants et regardez comment ils nous traitent ! Nos enfants meurent de malnutrition, nos femmes meurent, faute de soins pendant qu’eux, ils mangent et boivent. Et ils ne mangent pas n’importe quelle nourriture ni ne boivent n’importe quelle boisson. Vous, avez-vous déjà pris un repas de 25000 nairas, le plat ? Avez-vous déjà goûté à une boisson de 150.000 nairas la bouteille ? Une fois qu’ils ont le pouvoir, une fois qu’ils ont le contrôle, ils n’ont pas de pitié, ils n’ont pas de pardon. C’est pour ça qu’il faut combattre les mécréants ».
Le terreau donc du terrorisme est la politique d’exclusion doublée de démagogie qu’adoptent nos dirigeants comme mode de gestion dans les États de l’Afrique de l’Ouest. Le roman parle de « malnutrition, maladies, chômage, insalubrité, marginalisation économique – toutes les activités étant concentrés au sud du pays – illettrisme, manque d’infrastructures sociales[1] » dans les Etats du nord du Nigéria qui semblent « porter les marques d’une terre délaissée, abandonnée à son propre sort[2] ».
Mais si l’auteur parle du terrorisme au Nigéria, cadre romanesque du récit, il faut signaler qu’à aucun moment, Jules Daniel AMOUSSOU ne parle de Boko Haram. Il parle plutôt des « Faltawa », possiblement pour des raisons de fictionnalisation dans l’optique de ne pas trop rester collé au drame de l’enlèvement des filles de Chibok perpétré par ces sauvages ; ce qui ferait de son roman une simple chronique de faits connus de tous. La relation fictionnelle maintient néanmoins une certaine fidélité à l’humus factuel dont la plume s’inspire, un peu comme dans Sexe et mensonge… de Leila Slimani où le texte est construit à partir de témoignages de femmes embrigadées dans une vaste hypocrisie sexuelle ; un peu comme dans Murambi le livre des ossements de Boubacar Boris Diop, dont le titre sent déjà la mort et dont le texte, entre autres, est également construit à partir des enquêtes et des témoignages inimaginables, enfin, un peu comme chez Scholastique Mukasonga, dont les livres-vedettes sont écrits à partir d’un œil de témoin, l’auteure étant elle-même une rescapée du génocide rwandais. La même technique est utilisée ici dans le projet scriptural du Camp zéro avec naturellement ce côté romancé notamment à travers l’onomastique à la différence de la toponymie maintenue intacte, ainsi qu’on le voit via le personnage d’Hussen, représentation romanesque de Mohamed Yusuf, le créateur de la secte à idéologie salafiste djihadiste appelée Boko Haram, créée en 2002, justement à Maiduguri.
Si les croisades meurtrières des Faltawa ont été portées par Abdoullah Chukwu dans le roman, c’est pour romancer le démon Abubakar Shekau, figure terrible du mouvement qui a éclipsé le fondateur par ses extrémismes extrémistes.
Les générateurs du Mal ainsi campés et préparés, Jules Daniel AMOUSSOU expose l’entrée de la violence au lycée Victoria New Hope Girl Collège à Yobé. 214 filles se font enlever avec Chinasa, une jeune parente d’élève convoquée pour répondre des comportements de sa belle-sœur, qui avait réussi à en sauver une dizaine. Ce fut le début de l’enfer. Et, au milieu de l’égrènement des ignominies qu’elles buvaient, se trouvait l’une des violences les plus dégradantes qui détruit aussi bien physiquement que psychologiquement l’intégrité de la femme et, qui plus est, d’une jeune fille adolescente : le viol. Fatima, une jeune gamine de treize ans, est la première à y avoir goûté de la manière la plus diabolique possible pour l’éviter à sa sœur qui, elle, n’en avait que onze. Tout lecteur à la sensibilité à fleur de peau ferait une attaque à la lecture de ce passage :
« … Fatima était emmenée sans résistance un peu plus loin, à la lisière de la brousse, puis fut déshabillée. Moussa, en premier, monta sur elle et la pénétra. Le sang gicla. Elle criait et pleurait. Puis, tour à tour, ils la chevauchèrent, les quatre, comme on galope sur un cheval nouvellement acquis » (p. 42).
S’il est vrai qu’on lit des passages plus crus, plus sanglants et plus horribles dans Les naufragés de l’intelligence[3], dans Cannibales[4], dans En attendant le vote des bêtes sauvages[5] ou dans La vie et demie[6], il n’en demeure pas moins qu’à la différence de ces classiques de littérature de violence, la violence sexuelle qui s’exprime dans Le camp zéro se pratique sur de petites filles vierges pour la plupart, à qui l’on inflige l’acte sexuel pénétratif pour la première non pas dans un but épicurien consenti, mais dans celui de les torturer et de détruire leurs cavités vaginales au moyen de phallus mus par la barbarie. En témoigne la quantité d’hommes, quatre au total, qui se sont rués à tour de rôle sur une gamine de treize ans pour la trouer et lui arracher le sang avant même peut-être qu’elle ne découvre les délices des menstrues. L’agonie, naturellement, fut tellement palpable et commisérative que lecteur, on se surprend à se réjouir quand, pour l’achever, le terroriste lui assène le coup de grâce par « une balle dans la poitrine » (p. 43).
Puis vient Damilola, une autre fille que le narrateur décrit comme très appétissante malgré son jeune âge ; portrait évocatif de H2O, groupe musical béninois de tendance hip-hop qui avait chanté le hit populaire intitulé Djɔ’n’gɔ-djɔ’n’gɔ pour désigner les filles mineures qui paraissent morphologiquement plus mûres que leurs âges. Damilolo est l’une de ces djɔ’n’gɔ-djɔ’n’gɔ ainsi qu’on le découvre dans la prosopographie peinte comme suit :
« Damilola, malgré son jeune âge, possédait le corps d’une femme adulte, des seins galbés. Elle était d’un teint clair et avait les cheveux coiffés à ras. Elle était belle, vraiment. Attirante comme une pomme à croquer » (p. 53).
Contrairement à Fatima, elle va connaître un destin moins bref. Elle est comme un cocktail qui contient un poison en même temps que l’antidote. Sa stature de jeune femme « attirante comme une pomme à croquer » est le poison qui a mortifié son existence quand, après avoir causé la mort de Fatima en orchestrant d’abord la crevaison du camion qui les transportait avec une fourchette dérobée lors d’une collation, puis, profitant de l’inattention des ravisseurs occupés à détecter la panne de leur véhicule pour s’échapper, elle tomba sur Moses, un soldat décérébré, détraqué, qui vit en elle sa « Falmata », son épouse, qui l’avait abandonné en détalant quand il s’apprêtait à la tuer après avoir tué son chef hiérarchique qui venait de se blesser au pénis en heurtant la lame qu’il avait insérée dans le sexe de Falmata. Moses, après avoir abandonné son poste, fait prisonnière Damilola pendant des mois dans un village fantômalisé par les djihadistes, des mois où, enchaînée à un pieu, la jeune fille subit les coups de reins de Moses qui abuse d’elle à loisir au gré de ses envies. Mais dans cette même description faite par le narrateur, se trouve ce qui va la sauver, la source de la force où elle puisera pour trancher la gorge de son bourreau avec un tesson de verre. Elle possédait en effet « le corps d’une femme adulte » et a donc agi comme une adulte et « avait les cheveux coupés à ras », telles les amazones. Elle s’illustrera comme elles en étant la dopeuse de courage là où la peur règne, en étant la générale, la meneuse d’hommes, la commandante des populations défenseuses de liberté, en gagnant valablement sa place sur la première de couverture de l’œuvre. Son lot de malheurs en avilissement sexuel n’était pas pour autant à son terme quand elle s’est libérée de Moses. La faim, dans la grande forêt de Sambisa où elle errait pour retrouver le chemin de sa maison, devint son opposant, aidée de la soif qui la vida de toute son énergie. Elle s’écroula, se fit ramasser par des jeunes malades qui la vendirent pour 3000 nairas à Ndagi, un vieux collectionneur des femmes qui va en faire sa vingtième femme en qui il jouit nuit et jour comme il l’entend. Et là encore une fois, elle usera de ses atours de Djɔ’n’gɔ-djɔ’n’gɔ pour s’échapper en hypnotisant un des lieutenants du vieux Ndagi avec « ses seins insolemment galbés » ainsi qu’on le lit à la page 172 de l’œuvre :
« Elle s’approcha de l’homme, avança sa bouche dans un élan sensuel comme si elle voulait lui murmurer un mot à l’oreille. L’homme, par contre, avait les yeux rivés sur les seins de la jeune femme qui émergeaient majestueusement sous le pagne qui la couvrait. Il reçut un coup de genou sur le sexe et s’effondra dans un hurlement de douleurs ».
Parlons maintenant de Chinasa avec qui l’auteur nous a blagués en faisant croire qu’elle était l’héroïne principale de l’histoire, jusqu’à ce qu’elle se fasse évincer par Damilola. Épouse d’Auwal, c’est Farouk, un combattant des Faltawa, qui va lui arracher un enfant de force pendant ses mois de captivité. Mais ayant quitté le camp grâce aux négociations d’Henrik, le Français buzzmaniaque à l’incipit du roman, la force prégnante et irrésistible de la fibre maternelle va la propulser à nouveau dans la gueule de l’horreur de la violence sexuelle. Convaincue qu’elle n’avait plus rien à foutre sous le toit d’Auwal qui s’était remarié avec Jovi, – laquelle, paradoxalement, comme on en voit très peu, s’est montrée d’une grande gentillesse envers elle, – entreprit de retrouver son enfant laissé dans la forêt. Un beau matin, elle s’enfuit de la maison pour rejoindre le village de Bama où elle croit un ancien combattant capable de la mettre en contact avec les membres du Faltawa. Elle se retrouva dans le sinistre harem du vieux Nadgi. Elle venait ainsi, comme Damilola, d’être vendue. Le récit du viol qu’elle a subi est d’une humiliation inouïe qui montre combien ce monde est de moins en moins sûr pour les filles et les femmes. Lisons ce passage qui expose la perversité d’un vieux :
« …quand ce fut l’heure pour l’époux de connaître sexuellement l’épouse, Chinasa s’opposa farouchement à son mari. Ndagi fit alors appel à quatre de ses ouvriers pour la maîtriser afin de lui permettre d’accomplir ses devoirs conjugaux. Chacun des quatre hommes la tenait solidement par un membre. (…) Le vieil homme se courba, remonta le pagne de sa femme jusqu’à la hauteur du nombril. Il jeta un œil à ses ouvriers qui avaient tous le regard fixé sur le sexe de la jeune femme. (…) puis le vieux, sans plus tarder, s’introduisit en elle… » (p. 169-170).
La violence sexuelle dans Le camp zéro n’est pas seulement brutale ou spontanée. Elle est également une entreprise, un système, un trafic bien organisé. Le récit du parcours de Rhamat en est une preuve et est d’un registre aussi bien pathétique, révoltant que pédagogique, dans la mesure où il enseigne un éveil de conscience éradicateur de toute naïveté onirique sur laquelle surfent les jeunes filles pour se retrouver dans la géhenne au Koweït, au Liban ou à Dubaï. Rhamat, elle, ne s’était pas retrouvée dans l’un de ces pays du Moyen-Orient où la femme noire est esclave, chienne ou latrine humaine. Elle s’était retrouvée à Abuja, la capitale du pays, à 22 heures, dans « une maison de luxe qui brillait de splendeur ». Et lorsqu’on la laisse parler, on l’entend dire ceci à sa sœur Aïchatou qui l’avait mise en contact avec un certain Alfred Gamma, le collectionneur des filles pour son « usine à bébés » :
« La voiture s’était engouffrée dans un garage qui conduit au sous-sol, puis dans un vaste appartement. Nous n’en sommes jamais sorties. Alfreg Gamma appartient à un réseau de trafic d’êtres humains. Ils kidnappent les jeunes filles, les enferment dans un appartement, les violent, les enceintent. Et lorsque celles-ci accouchent, ils vendent leurs bébés. (…) Je t’épargne les détails de ces immondes ébats sexuels qui nous accablent, les filles et moi, au quotidien, avec différents partenaires ». (p. 213-214).
En montant dans ce véhicule avec Alfred Gamma, elle croyait se retrouver dans un avion qui l’emmènerait mener une meilleure vie aux États-Unis, dégoûtée et détruite par l’enfer qu’elle venait de vivre dans son propre pays dans les mains et les cuisses des djihadistes dans la forêt de Simbisa, au camp zéro.
« Il découpa le thorax, puis les épaules, le cou, la tête, bientôt il ne restait plus qu’une touffe de cheveux flottant dans le vide amer, les morceaux taillés formaient au sol une sorte de termitière. ». La lecture de cette scène de torture et de cruauté dans La vie et demie[7] de Sony Labou Tansi semble lointaine, totalement fictionnelle et même irréaliste dans l’entendement de certains qui récusent le sadisme de l’homme jusqu’à cet extrême. On lit pourtant pire dans Le camp zéro, et quand on sait que le roman est campé sur un fait réel, on découvre forcément en tant que lecteur que le djihadisme n’est pas seulement le Mal, mais qu’il dépasse l’inhumanité et même la bestialité. Il est quelque chose d’ignominieusement innommable, inqualifiable qui étripe et éviscère son semblable sans état d’âme aucun. Face à leur refus d’apostasier, deux sœurs dans le roman vont se faire tuer de la manière la plus horrible et la plus théâtrale possible :
« Le chef demanda que les quatre motos fussent disposées et qu’elle y fût attachée de telle sorte que le déplacement des motos dans les sens contraires l’écartelât. Elle fut ainsi attachée et les deux motocyclistes ont mis en marche les engins et démarré. Micah était étendue par terre, le pied et le bras droits attachés à une moto, le pied et le bras gauche attachés à la seconde moto. L’étirement déboîta d’abord chacun des quatre membres, enleva les os de leurs clavicules, puis la chair céda finalement sous la pression des deux motos en quatre morceaux distincts. Une mare de sang envahit la place. Et les tires se mêlèrent aux pleurs ». (p. 83-84).
La sœur de Micah, Nelly, 12 ans, va subir le même sort.
Un vieillard à Gwoza, une ville que les Faltawa venaient de prendre, va finir sa vie après avoir vu ses enfants, ses femmes, sa population se faire égorger, brûler et éventrer « par plaisir ». Le narrateur hétérodiégétique raconte sa mort ainsi :
« Alors qu’il bégayait, tentant de s’expliquer, une balle lui vola la parole et son corps déjà sans vie, comme une balle de tennis, atterrit au sol en plusieurs rebonds. » Et il ajoute : « Ainsi, selon leur bon vouloir, les Faltawa pouvaient éventrer une femme enceinte, sortir de ses entrailles le fœtus ou brûler des maisons entières. » (p. 162).
Le groupe prépositionnel « par plaisir » montre tout le sadisme de l’acte et laisse inférer qu’ils ne tuent pas pour Allah comme ils le prétendent, mais tuent sauvagement, en scénarisant même le meurtre juste pour la jouissance que cela leur procure. Ce sont donc des psychopathes qui agissent plus au service de leur psychopathie que pour un quelconque Allah.
À la recherche effrénée du buzz, la société du e-contact instaurée aujourd’hui par les technologies de communication digitale participe à la vulgarisation du Mal après sa perpétration. Le réflexe aujourd’hui est plus de (se) filmer que de sauver ou de poser un acte humaniste ou humanitaire. Cette « buzzomanie » déshumanisante est comptable de la violence terroriste, en cela qu’elle l’intègre au monde numérique et lui sert d’adjuvant pour que la psychose et la barbarie cessent d’être circonscrites ou lointaines, mais soient ventilées, diffusées et éparpillées aux quatre coins du monde afin de susciter possiblement un effet contagieux.
Dans Le camp zéro, Henrik est le personnage illustratif de cette pathologie née avec les TIC et exacerbée par les GAFAM. Fortuné parce que venant d’une famille riche, ce Français forme un trio avec ses amis André et Michel, trio avec lequel il a réalisé des millions de vues sur Twitter après s’être encagé pendant trois jours avec un lion dans le Mefou National Parc au Cameroun. L’obsession de s’offrir encore d’autres millions de vues lui fit prendre une folle décision : aller négocier la libération des 214 filles qui venaient d’être enlevées. La sécurité des filles et même de ses amis lui importe peu. Il ne pensait qu’à une seule chose : le buzz qu’il va encore créer en se faisant filmer en train de discuter tête-à-tête avec le chef des Faltawa. Malgré leur réticence, il entraîne ses amis dans son délire. Ils débarquent dans un Nigéria lacéré par le terrorisme et se retrouvent, en pleine circulation, nez à nez dans une intifada. Un flic en effet venait d’abattre froidement deux personnes devant lui, les prenant pour des terroristes. Les deux passagers tués se trouvent être de la famille de Hussen, le chef créateur des Faltawa. Ceux-ci débarquèrent en ville et ce fut du sang, du sang et des corps émiettés. C’est en voulant sauver un estropié pour faire du buzz qu’il constata qu’André venait de se faire kidnapper. Son guide assassiné par une balle dans la tête. Henrik fit feu de tout bois pour libérer son ami.
Il va d’abord renforcer le Mal en livrant une cargaison d’armes aux Faltawa. C’était la rançon pour récupérer son ami en vie. Conscient que ces armes participeront aux massacres des populations, et même des filles qu’il dit être venu sauver.
« …je n’aurais, au finish, que contribué à aggraver la situation dans ce pays en fournissant à ces barbares les armes et les munitions dont ils ont besoin pour faire plus de mal à la population ». (p. 94-95).
Cela ne va pourtant pas le dissuader à foutre le camp de ce pays après récupération de son ami. Celui-ci, avec les services secrets français qui l’ont aidé, était estomaqué quand, juste après l’échange, il demanda à parler à Abdoullah :
« Je voudrais une interview de 20 minutes avec vous contre d’autres cargaisons d’armes[8] », dit-il au téléphone.
Sa manie pour le buzz va les rendre, lui et son ami Michel le caméraman, esclaves d’Abdoul, qui va les utiliser désormais pour filmer et poster en direct sur le net les horreurs de ses croisades sanglantes et sauvages. Henrik, ainsi donc, se retrouve à financer le terrorisme, à alimenter le Mal et à participer activement à sa diffusion à travers le monde, par buzzomanie. Il est la preuve que c’est le Blanc qui aide le Noir à massacrer le Noir et semer le chaos.
Ce roman est une photographie d’un enfer vécu au milieu d’un enfer plus vaste, diachronique, que vivent des millions de personnes avec la complicité des États du Nord. Le terrorisme est mondial, certes. Mais il n’a pas le même visage et n’est pas alimenté par les mêmes intérêts dans le Sahel ou dans les États de l’Afrique de l’Ouest. Sinon, qu’on nous explique où les terroristes trouvent les armes et les blindés dans lesquels ils roulent. Qu’on nous dise pourquoi l’œil de Dieu dont disposent les Occidentaux en orbite dans le ciel ne localise pas le Mal dans les États d’Afrique où il sévit. Et surtout, qu’on nous dise pourquoi on n’aide pas l’Afrique à se défendre toute seule ainsi qu’on aide l’Ukraine à vaincre la Russie en l’inondant d’armes et d’argent. Voilà en sourdine les questions que Jules Daniel AMOUSSOU pose dans ce roman en abordant un sujet crucial encore plus que jamais d’actualité. Et on comprend pourquoi il a été sacré Grand Prix littéraire du Bénin 2022.
Chrys Amègan.
[1] Le camp zéro, page 73
[2] Op Cit
[3] Les Naufragés de l’intelligence, Jean Marie ADIAFFI, CEDA, 2000.
[4] Cannibale, Baenga Bolya, FABRE Pierre-Marcel, 1986.
[5] En attendant le vote des bêtes sauvages, Ahmadou Kourouma, Seuil, 1998.
[6] La vie et demie, Sony Labou Tansi, Seuil, 1979.
[7] La vie et demie, Sony Labou Tansi, Seuil, 1979, page 16
[8] Le camp zéro, page 110.
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Je tiens à vous dire merci pour la qualité de votre analyse .En s’appuyant sur le Camp zéro de Jules Daniel AMOUSSOU ,vous avez su mettre en lumière le terrorisme qui sévit en Afrique . Les conséquences sont énormes : la violence sexuelle sur les jeunes filles ,la barbarie qui sont des actes contraires aux principes de la paix pour la société d’aujourd’hui et de demain. Les dirigeants doivent être plus sensible à la faim,la malnutrition …aux maux pouvant contribués à la naissance du terrorisme en mettant en place une politique de redistribution de la richesse . Si les personnages sont ici les filles,cela prouve que la femme est la plus grande victime des conflits . De ce fait, on sape ainsi la société de demain parce qu’ une femme constamment violée va transmettre les gènes de la violence à son enfant et participer à la naissance des foyers de tensions.
Les Etats doivent prendre les taureaux par les cornes et lutter contre la recherche du buzz qui annihile le côté amour et solidarité de l’homme en cas d’assistance à une personne de danger .
Une fois encore ,je vous dis merci !