Tous droits réservés pour l'ensemble des textes publiés sur la plateforme Chroniques littéraires africaines
En immersion dans un sous-marin, plongeons dans le Harlem des années soixante avec Harlem Shuffle, de Colson Whitehead, traduit par Charles Recoursé, très bonne traduction pour mon goût, chez Albin Michel, j’ai entendu la critique de ce livre au masque et la plume, je suis extrêmement rarement d’accord avec elles et eux, les critiques, déjà, nous lisons rarement les mêmes livres. Là, elles et ils n’ont pas embarqué dans le sous-marin, moi oui, je suis encore parti, avec les darons de Harlem, au milieu du siècle dernier, autant dire les origines, les critiques ont trouvé l’écriture classique, tant mieux, lustrée ?
Bon, suis-je légitime à Harlem ? Non, franchement non, je suis un passager clandestin du sous-marin, presque un voyeur en douce avec Colson Whitehead, on se promène dans le Harlem des années 60, comme dans un film noir, et noir c’est noir, déjà les années 60 c’est noir, mais, avec Colson, on se promène, il est chez lui, ça fait que ce livre est assez différent à mon avis de ses autres livres, home, he’s home, alors qu’est-ce qu’être chez soi dans le Harlem des années 60 ?
Ben ça n’a pas tellement froid aux yeux, ce ne sont pas des tendres, pour aligner les clichés idiomatiques du français facile, un mot m’est bizarrement venu à l’esprit en lisant ce livre, la pègre, on disait ça dans le temps, sans bien savoir ce que ça recouvrait, je suis allé voir l’étymologie, il y a deux possibilités, soit du latin et italien, paresseux, fainéant, soit de l’occitan, voleur des quais, pego, de pegar, choper, le traducteur l’utilise une fois ou deux…
Vie quotidienne à Harlem, il faut quand même être un peu initié pour décrire ça, au parfum comme on disait dans le temps, suis-je légitime avec la pègre ? Ben franchement non encore, même avec celle que je connais un peu mieux, la pègre parisienne des années 80, je fuis ces gens comme la peste, ils ne sont pas mon sujet, à la vérité je les plains, mais bon, certains ont du charme, il y a toujours des individualités, mais je ne suis pas légitime dans la pègre, grâce à dieu, de toutes façons je ne suis légitime qu’en Afrique de l’est, et au Cap-Vert.
La pègre est comme le reste vous n’en rencontrerez que la face qui vous ressemble.
À mon avis ce livre est très bon pour les portes qu’il ouvre dans la ville, les passages secrets, un hôtel borgne, une laverie, une arrière-salle, des sous sols, et des enveloppes qui circulent, il faudrait dire plus qu’un mot sur la corruption étasunienne de l’époque, tous pourris, un système quand même grandement vérolé, mais pour moi le grand mérite du livre est de me faire passer dans ces univers parallèles cachés dans la ville, on se promène, on circule, il y a une routine dans ce livre, la routine de Harlem.
Le problème c’est qu’il y a une verticalité dans la corruption, on voudrait nous faire croire au contraire qu’elle est horizontale et ne touche que les pauvres, la corruption est un ascenseur asocial, les flics, les notables, les banquiers, les avocats, les juges, forcément ça remonte, la face émergée de la corruption étant les politiciens, la face qui a l’air propre, ce qui est intéressant c’est la rencontre des ces pègres blanche et noire, jusqu’où ça remonte, et bien jusqu’en haut, je vois beaucoup d’avocats venir spontanément prendre la défense des milliardaires, avocats bénévoles des milliardaires, c’est beau, mais bon même illégitimes on ne nous la fait pas, nous sommes un peu au parfum, déniaisés, comme on disait dans le temps, pour être précis, dans le temps on disait dans le temps, les vieux disaient ça quand j’étais jeune, pour dire qu’il y a longtemps qu’on ne dit plus dans le temps…
Donc verticale et invisible, la part du monde soit qu’on ne voit pas soit qu’on ne veut pas voir, les drogués, les macs et les putes, les dealers, les braqueurs, les ripoux, les voleurs, les escrocs, la face sombre du monde, qui a de forts liens avec la misère, mais qui lui marche dessus, la piétine, pour monter, ou pour garder la tête hors de l’eau.
Je trouve la voix du narrateur plus posée que dans ses autres livres, plus distancée et plus proche paradoxalement, c’est que la pègre et le monde propre se mélangent plus qu’on croit, les femmes, les enfants, les familles, le narrateur regarde tout ce monde-là avec un œil un peu rigolard, sans les prendre trop au sérieux, un peu blasé par toutes ces horreurs, mais un peu de côté comme si on pouvait rester un peu propre, un peu préservé, jusqu’à ?
Vous voyez dans quoi je me fourre, je suis pas Saviani, la mafia à Harlem en 1960 était américaine, avec les îles, mais, vous allez voir où je veux en venir, il me semble que Harlem n’était pas le centre des mafias africaines, elles n’étaient pas encore vraiment arrivées, on commençait à peine dans le porno, enfin, je parle de ce que je connais, les capverdiens, le porno dans les années 50, vous voyez, assez loin du haut du pavé, la mafia de Harlem était afroaméricaine et confrontée aux mafias italienne, irlandaise et à la mafia de l’establishment, la seule ayant véritablement le pouvoir, Colson Whitehead montre comment tout ça se frotte au quotidien, sur un fond qui ressemble assez à l’apartheid, dans le sud, si tu es une grand-mère afroaméricaine, tu as le fusil sur les genoux assise sur le porche pour protéger tes petits enfants du KKK, si ta grand-mère attend sur le porche avec un fusil sur les genoux ça va forcément te conditionner un peu, l’assassinat d’un gamin de quatorze ans par la police peut mettre Harlem à feu et à sang, des pillages, la police essaye de contrôler ça comme elle peut, tout est de la faute des jeunes, toujours, sauf la corruption, elle était déjà dans le bocal à notre naissance, nous l’avons trouvée comme ça, Harlem Shuffle n’est pas un livre moraliste, la morale on l’a trouvée comme ça en entrant, moi, je suis un moraliste, vous ne voyez pas comment j’essaye un peu pataudement de mettre de la morale dans tout ça, et je ne suis pas encore retombé sur mes pieds dans cette historie de corruption.
C’est un peu la naissance d’une classe moyenne afro américaine, sous l’élite noire claire, qui n’a rien à envier à l’élite blanche, la crème de la corruption, la corruption qui sait se peigner et mettre une veste et une cravate, si vous êtes capable de vous laver à peu près chaque jour et de mettre une chemise, une veste et une cravate vous pouvez faire partie de l’élite, je dis ça pour les jeunes, si vous mettez le costume de l’élite ils vous laissent entrer direct sans faire trop de manières, ils ne sont pas très observateurs, enfin ils ne voient que certains signes, la cravate, les chaussures, les ongles et les bijoux, tout ce que je ne vois pas, mais ça me regarde, ce qui importe c’est d’avoir l’air propre, même si tu portes un attaché case avec des échantillons de plutonium et de coronavirus, ou surtout si tu portes un attaché case pluri contaminant, avoir l’air propre, les riches ne dérogent pas à ce seul et unique principe, peu importe ce que pourrait vouloir signifier être propre, être propre est déjà subversif, et si en plus on a l’air sale…
Là vous vous dites mais comment il peut retomber sur ses pieds entre les cravates, la mafia, le porno naissant et les indics, les dealers, 11h58, les planques, les entrées invisibles d’un monde souterrain, les crapuleries, les roulures et les durs ; tout est juste dans le livre, ne me demandez pas comment je le sais, comme dit dieu, ne posez pas les questions dont vous n’aimeriez peut-être pas la réponse, juste au sens musical pas au sens justice, la justice encore à l’époque acquittait le flic qui assassinait un gamin de quatorze ans, néanmoins même les durs sont justes dans ce livre, il n’y en a qu’un vrai dans le roman, Pepper, à l’ancienne, vous n’en avez pas connu des comme ça, mal dégrossi mais brut, mais dur.
Regardez, je vais atterrir en douceur, je vais vous parler du cousin maudit, du frère ou ami d’enfance qui a mal tourné, on est tous le cousin maudit de quelqu’un, on a tous mal tourné par rapport à un axe quelconque, mais bon on en a tous un, voire plusieurs, ou des poisseux compulsifs qui gravitent autour de quelques rares gros coups réussis, les taulards, les junkies, tout le monde en a au moins un ou une dans sa famille, le ou la pauvre, et quand on connaissait son père ou sa mère encore elle ou il s’en tire bien, quand tu nais du mauvais côté des statistiques, les familles riches en ont aussi, le problème des gosses de riches c’est qu’ils s’associent parfois avec les gosses de pauvres pour faire des conneries, ça communique, ça noircit.
Dans un sens, si on éloigne le tableau, on voit bien que ce n’est pas de leur faute, ils sont tombés dans ce marigot-là, ils n’ont pas eu le choix de devenir junkie ou taulard, ils sont pris dans les statistiques, note aux jeunes : la liberté consiste aussi à ne pas se laisser opprimer par les statistiques, tirer son épingle du jeu c’est ça, savoir sortir des statistiques, il y a mille façons de sortir des statistiques, parcourir cinq mille kilomètres peut en être une si c’est dans la bonne direction, lire cent livres en est une autre, si vous lisez mille livres vous sortez de toutes les statistiques, bon ça ou les drogues dans le sous-marin
Donc toutes et tous à un moment ou à un autre, nous sommes obligé·e·s d’aller faire un tour dans la planque du cousin maudit, une bulle, un monde parallèle, ou le bureau d’un fourgue la nuit, un sous marin, comme des bulles d’éternité dans un effondrement, comme un concentré de monde où le monde n’existe plus, univers parallèle ou paradis artificiel, avec des parenthèses enchantées, des lunes de miel, havres de paix dans la violence du réel, est-ce que je vous ai donné envie de le lire, de partir frimer avec nous dans les rues de Harlem ? bon la mode a un peu changé, il faudrait voir les boutiques, mais venez faire un tour avec Colson Whitehead, on touche le cœur, c’est un très bon livre, à mon avis encore meilleur que ses précédents, que je n’ai pas tous lus, il n’y a pas tant d’écrivains dont j’ai tout lu, le premier c’est Balzac, j’ai lu toute la Comédie humaine très jeune, j’avais toute la série, en papier bible à couverture rouge, hélas, je n’ai trouvé Balzac drôle que beaucoup plus tard, bref, je n’ai jamais tellement aimé Balzac, je trouve ça comment dire emmerdant, et un peu drôle si on est moqueuse ou moqueur mais, il a dit un truc au poil, Balzac, c’est : « derrière chaque fortune il y a un crime », c’est vrai, c’est pas retomber sur ses pieds ça ? lisez Harlem Shuffle de Colson Whitehead, traduit par Charles Recoursé, éditions Albin Michel, c’est bien, avant que le quartier ne nous quitte, brevemente
Pangolin
Albin Michel colson whitehead critique litteraire etats unis harlem pègre
Commentaires récents