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Nou

Premier volet d'une analyse en trois points de la structure des discours en pays bamiléké.

Premier volet d'une analyse en trois points de la structure des discours en pays bamiléké.

Bangangté, 1950
Nou li mba – Cette histoire-ci, hein.

1.

   Le medumba a deux mots pour designer l’histoire, le ‘toli’ et le ‘nou’ : deux mots desquels découlent deux paradigmes bien précis de la narration historique. Le premier est le plus usuel et vulgaire ; c’est ‘toli’. Lorsque le conteur commence une session de narration, au coin du feu, comme veut la fameuse tradition dont nous ont toujours parlé les critiques, il dit, ou plutôt, il lance, ‘toli ! ‘toli !’, et l’assemblée autour de lui répond en chœur ‘toli !’. Ainsi s’établit une chaine de performance dont l’analyse nous renverrait aux meilleures productions esthétiques sur le griot d’Afrique de l’Ouest, et sur une vision de la littérature africaine qui a trouvé son expression primordiale dans l’épopée de Soundiata, et une de ses variantes contemporaines les plus célébrées dans les écrits de Kourouma en français, avant lui, de D.O. Fangunwa en anglais, et d’auteurs de ce genre. L’oralité, l’orature, le donsomana, et tout ce qui peut être inventé de bien et de beau autour de la parole du conteur, de la gestuelle du chasseur, le fameux donso qui sème pourtant la terreur en Afrique de l’Ouest, ne sont que des manifestations du paradigme de l’histoire comme ‘toli’. La critique littéraire de ces derniers soixante ans a analysé les multiples ramifications de ce paradigme ad nauseum, et j’espère pouvoir montrer la violence que cette analyse aura portée avec elle, surtout pour ce qui est du travail d’écrivain tel que fondé sur les potentialités de l’alphabet. Une vision bien vulgaire de l’histoire, s’il en est, du moins pour les Bangangté qui ne connaissent pas le griot quelque soit ce que dit la critique, qui n’ont jamais rencontré de griot en pays Bamiléké, et pour qui d’ailleurs le mot ‘toli’ est imposition, parce que pidginé de l’anglais colonial tel que pratiqué sur les côtes du Cameroun avant 1914.

    C’est que les Bangangté ont un mot plus original, qui leur est propre celui-ci, pour désigner l’histoire ; ce mot c’est ‘nou’. Mais ici une promenade philosophique est nécessaire, tant il est illusoire d’écrire l’histoire sans une conception de celle-ci. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un ‘nou’ ? Cette question est importante comme préliminaire, car il s’agit tout d’abord de distinguer le ‘nou’ du ‘toli’, et les Bangangté établissent cette distinction de manière quotidienne par la question quasiment rhétorique que l’on se renvoie chacun sous la forme de blague : ‘a nou la gi ?’ La réponse à cette question est devenue proverbiale, surtout grâce à une chanson bien célèbre de l’artiste Pierre Didi Tchakounte : ‘a nou la mba.’ Moquerie de chanson dans laquelle il parle de femme qui se transforme en homme, et se demande si c’est un ‘nou.’ Et donc, si ce n’est pas plutôt un ‘toli’, une trivialité donc. C’est que la distinction entre le ‘toli’ et le ‘nou’ réside dans le sérieux, et je veux dire, dans le profond de l’histoire – dans le dramatique de son fait, dans sa gravité. Un deuil est évidemment un ‘nou’, et pas un ‘toli’, tout comme un accident de la circulation, un viol est un ‘nou’, bref, toute histoire dont l’événement frappe le conteur de stupéfaction est un ‘nou’. Ce qui s’est passé dans l’Ouest du Cameroun de 1960 à 1971, a débouché sur l’exécution publique d’Ernest Ouandié et a frappé toute une génération de Bamiléké de silence est évidemment un ‘nou’. Pour preuve, il est encore bien difficile à nos parents, même et surtout en famille, de parler de ce nou lependang, de cette histoire de l’indépendance-là, qui les a autant stupéfiés. En faire sujet de narration, et donc d’une succession de romans comme je le fais dans le triptyque de Njoya – dont Mont plaisant, La Saison des prunes et Empeintes de crabe –, oblige à prendre avec sérieux la conception de l’histoire que ce silence épique et cette vision de l’histoire soutiennent – à expliquer le concept du ‘nou.’

   Ntchou ke’ baa sa – La guerre n’est pas un amusement, dit la parole proverbiale Bangangté, même si de nombreux noms y renvoient à la guerre : Ngountchou, la fille de la guerre, Ta ma’ntchou, celui qui déclare la guerre. La guerre demeure une histoire terrible. La manifestation immédiate de la stupéfaction qu’elle cause, c’est le silence, et c’est autour de la relation au silence que la distinction s’établit entre le ‘nou’ et le ‘toli’. Comment le silence se rompt-il afin que l’histoire s’installe ? De deux manières bien distinctes. Car si c’est le conteur qui anime son audience par le mot ‘toli !’ ‘toli !’ et ne commence à dire son histoire que lorsque l’audience répond ‘toli !’, avec le ‘nou’, c’est au contraire l’auditeur potentiel qui réveille le conteur de son silence stupéfait par la formule : ‘nsog am nou.’ Elle est également proverbiale, cette formule qui veut dire : ‘raconte-moi l’histoire.’ Qui raconte un ‘toli’ bouscule un monde, qui raconte un ‘nou’ en transforme un. Mais celui qui écoute le ‘nou’ s’en éduque et laisse le temps soigner la plaie causée par celui-ci. ‘A baa nou mba’ ‘Ca c’est une histoire !’ dit-il aussi. Ces formules sont répétées par l’auditeur en même temps qu’il écoute cette histoire abracadabrante dont il aura libéré le conteur, en secouant la tête, et parfois aussi en disant : ‘ne ne ne.’ Ce qui veut dire ‘vrai de vrai’. ‘Nsog am nou’, est une formule qui est étonnement, du genre : ‘ce n’est pas vrai !’ Son principe cependant est qu’elle fonde l’histoire, le ‘nou’ comme narration, le récit, dans la vérité des faits, du ‘nou’ comme vécu. La mesure du ‘nou’ ce n’est donc pas la fiction – car ici ce serait un ‘toli’ ; c’est au contraire la relation du ‘nou’ avec lui-même qui est vérité – nenen’. La dimension véridique de l’histoire n’est cependant pas un acquis, mais un aboutissement au fil de la narration, limée au jugement de l’auditeur qui est censeur. La formule ‘nsog am nou’ est incantation pratiquement, car le pouvoir narratif réside ici dans l’auditeur. Il arrache l’histoire du silence par sa formule répétée, qui est donc de ce fait une invocation. Si le ‘toli’ est évoqué par le conteur, le ‘nou’ est invoqué par l’auditeur. Si le ‘toli’ est mesuré sur son inventivité, le ‘nou’ est mesuré sur sa véridiction. Voilà une distribution du pouvoir du conteur et de l’auditeur, qui est également démarcation de la distinction spécifique entre deux conceptions bien précises de l’histoire, entre deux paradigmes, entre deux philosophies. 

   La distinction entre le ‘toli’ et le ‘nou’ est une de pesanteur : la pesanteur de l’histoire. Elle n’est pas de dimension. ‘Nou li sag am’, ‘cette histoire me dépasse’, car elle pèse, ‘nou li cha am’, car elle est plus grande que moi. Ainsi y a-t-il dans le genre du ‘nou’ une distinction fondamentale entre le petit et le grand, entre le ‘nou nke’, et le ‘nou ndjep.’ La petite histoire et la grande histoire, on dirait, et ici ce serait insister sur la dimension du récit historique. Mais cette distinction est intrinsèque au ‘nou’, et pas générique comme celle qui l’éloigne du ‘toli.’ La pesanteur est telle qu’il faille évidemment distinguer un deuil, qui a des circonstances, une péripétie et des conséquences toutes dramatiques, et par exemple une guerre comme celle qui a secoué le pays Bamiléké après 1960, qui est tout aussi dramatique, même si selon un degré bien différent. Dans la même longueur, on pourrait citer la Première guerre mondiale, la Seconde, le Commerce triangulaire. Le deuil et la guerre sont évidemment des ‘nou’, dans la mesure où d’abord ils ne sont pas des ‘toli’ – définition négative –, mais en partageant la pesanteur de la gravité, ils se distinguent cependant selon leur dimension propre qui est celle du petit pour le deuil, et du grand pour la guerre. ‘Yam nou ke’ fi’, veut dire : je n’ai pas la paix, et s’adresse au deuil et à la guerre, pour dire l’état de celui qui subit l’un ou l’autre – le sinistré. Mais cette phrase exprime aussi un déséquilibre qui a été instauré dans le sujet par l’intervention abrupte du ‘nou’, un frottement entre le sujet et le ‘nou’ qui crée un réchauffement de sa conscience, une disjonction. Même si ‘nou nke’’, le deuil n’est pas de la dimension d’un ‘toli’, le chamboulement que le ‘nou’ cause dans le sujet qui en est le réceptacle est fondamental. Evidemment la vulgarisation des funérailles dans le Cameroun d’aujourd’hui a, croit-on, enlevé au deuil sa gravité, tout comme le commun de la guerre en Afrique d’ailleurs, lui a, nous dit-on, enlevé son caractère ‘nou.’ Et pourtant il demeure, hier comme aujourd’hui, le ‘nou’ se chuchote, se dit dans le silence, en tremblotant, en basse fréquence. Il faut lui prêter l’oreille, le sonder avec des incantations codifiées, amadouer le narrateur encore secoué, le calmer. Ces distinctions contingentes n’effacent donc pas de chacun leur distinctif. Celui-ci est paradigmatique, en effet.

   Il y a un caractère d’étrangeté qui est fondamental au ‘nou.’ ‘Ka ket nou nse’ tellam’, dit-on : ‘ne m’emmène pas d’histoire.’ La relation du conteur à elle est en effet marquée par cette étrangeté qui fait que le ‘nou’ lui arrive. Nou tchoum chounda, dit-on, et cela signifie : ‘l’histoire est sortie.’ Quelque chose a eu lieu. Il faut se le représenter : une histoire qui sort de sa cachette, que ce soit la Deuxième guerre mondiale, la Première guerre mondiale, la Guerre civile, ou autre, qui se promène dans le lointain, en sifflotant, fait peut-être des achats au marché, ou simplement les cent pas, mais se rapproche du sujet, dramatiquement. C’est parce que le sujet est inattendument frappé par ce ‘nou’, que celui-ci le stupéfie – le laisse sans voix. Chacun de nous vit dans cette attente du ‘nou’, qui se vit d’ailleurs comme une véritable menace – un appel téléphonique transmet le ‘nou’, pour ceux qui vivent à l’étranger, et soudain on entend des pleurs dans une maison. Ainsi l’on peut dire : ‘woua’ yen nou’, ce qui veut dire : ‘tu verras une histoire’, ‘tu auras des problèmes.’ Et là c’est la menace d’une malédiction, tout comme on peut dire ‘ma’ la’de nou we’, ce qui veut dire : ‘je vais te montrer une histoire’, ‘je vais te faire des problèmes.’ ‘Nou’ dans ces deux sens d’histoire est négatif, mais il indique aussi deux choses : le caractère malléable de l’histoire, et le fait qu’elle soit contrôlable. Il y a des personnes en effet qui ont le pouvoir de contrôler l’histoire, et peuvent s’en servir pour faire du mal. Par exemple pour vous foutre la vie en l’air, ou alors pour vous montrer tout simplement leur pouvoir. Cette disposition de l’histoire en fait une possession humaine. Seul les êtres humains en effet, ou du moins, ceux-ci mieux que les animaux, ont cette disposition qui veut qu’ils puissent être les maîtres de l’histoire. Ils peuvent ainsi l’utiliser selon leur volonté, et la retourner contre le sujet. L’histoire ne se balade donc pas simplement comme ça dans le lointain. Elle est menée en laisse par des humains. Nous vivons tous ainsi avec l’histoire, le ‘nou’ qui peut tout le temps nous arriver, mais qui est aussi toujours à notre disposition. Une note rapide ici pour établir la relation de parallélisme entre le ‘nou’ et le ‘ndou’, qui est cette capacité qu’ont les morts d’interférer dans l’histoire des vivants. Ainsi dit-on qu’il y en a qui ont un ‘ndou’ sur la tête, et cela veut dire qu’ils portent l’histoire sur la tête, ce qui rend leur vie anormale. ‘Ndoutou’ est ainsi passé dans le camfranglais, ‘tou’ voulant dire la tête. Le ‘ndoutou’, c’est la malchance. Mais le ‘nou’ n’est pas une fatalité, une malchance, dans la mesure où son intelligence est mise à la disposition d’un pouvoir particulier qui est contrôlable. Gare à celui qui se fait avoir !

   Etre en attente de l’histoire – ‘ne bip nou.’ Mais aussi, voir l’histoire : ‘ne yen nou.’ L’histoire qui s’entend : ‘ne jou’ nou.’ La disposition physique du corps devant l’histoire est marquée par une frontière bien délimitée par deux organes : les yeux et les oreilles. Mais cette histoire est une histoire qui entre, car : ‘nou tchou nda.’ Et ceci veut dire : ‘l’histoire est entrée dans la maison.’ Histoire que l’on peut porter sur la tête, l’histoire qui est un visiteur, elle arrive selon une volonté indépendante de celle du conteur, le frappe de son événement, et le laisse pantois. Une histoire vivante, il faut bien le dire, car elle se dépose dans le salon. ‘Nou te si nda.’ Cela veut dire : ‘l’histoire s’est posée au salon.’ Le salon étant l’espace de la communion familiale, la dimension de privé qui est aussi réunion de la parole, de l’échange, du manger, de la convivialité. Vous arrivez dans le salon dans lequel l’histoire s’est invitée, et la trouvez, cette histoire-là, assise, nsi nda, au sol du salon, comme au deuil donc, avec alentour les habitants de la maison stupéfaits. Rien ne peut plus se faire dans ce salon, sans tenir compte du ‘nou.’ La question à poser serait ici : ‘a nou ke ?’ Qu’est-ce qui se passe ? Vous rencontrez une femme Bangangté avec la main sur la joue, tête penchée à gauche, ou les deux mains sur la tête. Nou te si gi ? L’histoire s’est-elle assise ? Et ainsi les conteurs de l’histoire seraient-ils réveillés de leur stupéfaction comme la belle au bois dormant, pour enfin dire les péripéties de leur étourdissement. Une histoire qui arrive, jamais elle n’a été aussi plastiquement formulée qu’ici, où le vocable allemand Ankunft qui est heideggerien, trouve une matérialité narrativement visuelle. ‘Yam nou baa ke ?’ Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? ‘Yam nou ke bwe’, ce qui veut dire : ‘Je n’ai rien à y voir.’ Car évidemment, être le témoin de l’arrivée de l’histoire ne veut pas dire que l’on en soit le responsable, loin de là, ni d’ailleurs le conteur !

   Le silence fait toujours partie de la narration, et l’erreur de l’analyse serait de ne pas le prendre en considération. Du moins, le silence est la condition de possibilité du ‘nou.’ D’où son inscription dans le temps, dans le ‘nguelang.’ Il n’y a pas de ‘nou’ sans silence, comme il n’y a pas d’être sans ennui. Le projet historique est départ de ce silence ontologique qui frappe le monde devant l’arrivée de l’histoire, et c’est le conteur qui, réveillé par l’auditeur, ce prince charmant, exprime la parole qui est ‘nou.’ La scénographie de cette métaphysique est essentielle, car elle est composition du mot, de la phrase, et donc de l’histoire racontée. Tchoup nou, me jou’. Cela veut dire : ‘raconte l’histoire afin que je l’entende.’ Evidemment, telle injonction qui est invocation, ne peut venir que de l’auditeur potentiel, devant le château frappé de désastre. Histoire qui se raconte, mais aussi histoire qui se voit, histoire qui s’entend. Si séparée du sujet qu’elle a sa propre intelligence, mais comment y avoir accès autrement que par les sens ? Sommes-nous donc des sinistrés de l’histoire ? Que non, parce que justement elle est utilisable par une force qui est personne – ‘ma’ la’de nou we’, ce qui veut dire : ‘je t’en ferais voir des couleurs.’ ‘Wa’ yen nou.’ Ce qui veut dire : ‘tu en verras des couleurs.’ En même temps qu’événement au-dessus de nous, qui arrive donc, mais qui vient aussi, l’histoire est de toutes les façons dynamique. Nous avons ici affaire avec une histoire qui n’est pas une archive morte, mais d’un dynamisme perpétuel. Parce qu’elle est dynamique, l’histoire est complexe. Elle ne peut pas être réduite à un bavardage rectiligne, un racontar stéréotypé, à un ‘tcho.’ Par exemple, les récits de Paris et d’Europe, qu’ils soient le voyage ou le séjour, sont des ‘tcho’, et pas des ‘nou.’ On dit, tcho ma houm, mais uniquement nou ma houm quand le récit parisien devient grave. Et là, nous retournons dans la conception fondamentale du ‘nou’. Le mythe fondateur c’est un ‘nou’, et dans ce sens le Saa’ngam du sultan Njoya, achevé dans son exil de Mantoum le 19 juin 1921, demeure épochal dans l’écriture de l’histoire parce que paradigmatique.

   Nous sommes jetés dans l’histoire – inscrits dans l’histoire, voilà ce qu’il faudrait dire avec Njoya – et cela veut dire que nous sommes historiques. Nous vivons l’histoire en même temps que celle-ci nous arrive. Les deux dimensions de l’histoire qui sont, en langage philosophique, temporisation et spatialisation, nous situent au carrefour de deux dynamiques bien précises qui fondent l’histoire comme complexité. A nou nda’ nda’, dit-on pour une histoire au ralenti, et a nou ne khe gi ? demande-t-on pour savoir si c’est une histoire qui devrait faire se presser – littéralement presser le pas. Car elle n’est pas folle l’histoire, mais a une temporalité dont il faut bien saisir la rationalité. Les sens suffisent-ils ? Nous avons dit, l’ouïe : ‘ne jou’ nou’, mais aussi, l’œil : ‘ne yen nou.’ Ces deux sens qui sont également figurés, signifient chacun l’intelligence : ‘ne yen’, ‘ne jou’.’ Ainsi d’un enfant qui est intelligent dit-on : ‘a ben jou’.’ ‘A ben yen’, dit-on aussi d’un enfant dont la sagacité est avérée. ‘Yen’, ‘jou’’, deux sens, mais au figuré aussi, deux modalités bien précises de l’intelligence dans sa manifestation devant l’histoire : intelligence qui est raisonnement pour l’ouïe, et qui est sagacité pour l’œil. La relation du conteur à l’histoire est donc une d’intelligence : de raisonnement et de sagacité, bref, de raison. Un conteur frappé de silence devant l’événement de l’histoire est donc un conteur dont la raison, dont le raisonnement et la sagacité se seraient endormis. Tel conteur extatique ou muet, bref, époustouflé, serait aussi celui dont l’intelligence se serait tue. Parce que le ‘nou’ est fondamentalement complexe, le travail de l’intelligence devant l’histoire est le travail des sens, et au figuré, de deux formes bien précises de la raison. 

   Le silence béat devant l’histoire est déraison. C’est que réunissant ces deux formes des sens, l’œil et l’ouïe, apparaît une forme plus profonde de la vision qui est ‘zhe’ – ‘ne zhe nou’ – et indique la clairvoyance. Ne zhe nou veut dire être intelligent. Nzhe’nou est ainsi la personne intelligente, celle donc qui fait usage de sa raison, mais surtout qui a la potentialité et la capacité de le faire. Avec une légère inflexion, ‘Nzhenou devient celui dont le travail est de connaître des choses, un intellectuel donc, littéralement vraiment, car intellectuel vient aussi d’intellegere, qui de ‘voir’, signifie ‘comprendre’, ‘percevoir’, comme on sait. Ce même si, comme pour intellectuel, ‘nzhenou signifie aussi péjorativement celui qui utilise son intelligence négativement, pas pour éduquer, mais pour tromper. Entendons nzhenou cependant comme vision historique, car le compas de l’intelligence, tel que spécifié dans le concept de celle-ci, c’est bien encore le ‘nou.’ En effet, jetés dans l’histoire tel que nous sommes, nous qui voyageons avec elle, pressons le pas vers elle et en même temps la voyons venir vers nous, la mesure de notre jugement est l’ajustement à sa temporalité. Courir ou ne pas courir devant le ‘nou’ ? L’histoire, le ‘nou’ comme compas de l’intelligence, nous plonge ainsi dans la dimension décisive du sujet qui ici n’est pas seulement le conteur. Le silencieux fait ainsi autant usage de son intelligence devant l’histoire que celui qui en racontera l’événement. C’est que l’histoire n’est pas seulement histoire narrée, nou ne tchoup, elle est aussi et surtout d’ailleurs histoire vécue – nou ne yen – elle est histoire qui arrive, qui entre dans la maison et s’installe au beau milieu du salon, rompant la continuité de la famille. Elle est histoire qui arrive par les oreilles et donc à travers les sons comme parole, ou par les yeux, et donc comme vécu. ‘Nou tchou nda.’ Devant la double dynamique de l’histoire, comme vécu et comme arrivée, et son double événement, comme parole et comme vécu, quelle sera la réaction du sujet ? C’est cette réaction qui donne la dimension de son intelligence. Cette intelligence c’est la capacité à se transformer en manipulateur de l’histoire, en acteur historique, ou en raconteur de l’histoire. Il demeure que peuple pour qui l’intelligence se lime devant le ‘nou’ ne peut qu’avoir une vision de la vie comme fondamentalement historique. Rompre le silence ou choisir de se taire, agir ou choisir de ne rien faire, sont ainsi un geste d’intelligence car c’est un choix du sujet devant l’extériorité qu’est le ‘nou’ – l’histoire.

Patrice Nganang

 

(1)  Walter Benjamin a analysé avec beaucoup de perspicacité la fabrication du silence par la guerre dans son essai sur le narrateur, ‘Der Erzähler’. Dans: Illuminationen, Frankfort sur le Main, Ed. Suhrkamp, 1969, p.409-436. 
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