Le rire des déesses.
Ananda DEVI
Grasset, 2021
« Mais j’étais claquemurée. Le mot chrysalide est trop beau : ce carcan n’est pas une chose naturelle mais le regard des autres — famille, voisins, entourage, le mur de ronces qui vous saigne. » (76)
Le livre d’Ananda Devi, Le rire des déesses, s’ouvre sur une image forte, très forte : celle d’une enfant nue observée par un homme. Le lecteur a l’impression, la sensation dès cet incipit de regarder une scène particulièrement dérangeante, voire obscène. Tout est dans le regard posé sur la petite fille, pas dans sa nudité.
Dès les premiers mots du livre : « L’homme écarte le rideau et contemple le petit corps endormi », l’autrice, ou plus précisément l’autrice de papier, crée les conditions d’une lecture singulière. Elle emmène son lecteur là où elle veut le conduire. Même lorsqu’elle laisse la place à « Moi, la hijra » (p.75) c’est toujours elle qui mène le jeu. Sa manière de raconter balaie tout jugement moral parce que tout jugement moral serait réducteur. Il est bien plus intéressant de regarder et de voir, de s’intéresser aux êtres qui nous entourent.
Le rire des déesses raconte l’histoire de Chinti. Sa mère, Veena, n’a rien choisi de sa vie, encore moins le fait d’être mère. C’est une prostituée qui habite avec d’autres prostituées un lieu à part : la Ruelle. La rage qu’elle porte en elle vient de son impuissance à échapper à un destin écrit d’avance, où le rapport de force est du côté des hommes, où pour survivre il faut accepter de n’être qu’un sexe à disposition de clients méprisants, elle se sait « simple véhicule de la perversité du sort » (p.117). Le corps de l’enfant endormi décrit à partir du regard de « l’homme » est déjà un corps tragique.
À l’opposé il y a le regard de Sadhana :
« Comme la petite Chinti… Celle que j’ai vue grandir comme une herbe sauvage dans la Ruelle, celle dont l’intelligence fine s’est accrue tandis qu’elle apprenait le monde, observant tout ce qui se passait et tentant, sinon de vivre, du moins de survivre. Je l’aime, cette petite fille, et j’ai peur pour elle. Trop d’intelligence, ici, ne vous sauve de rien.
Chinti mérite un autre destin. » (p.86)
Tout se passe comme si là où se trouvent Bholi, Janice, Gowri, Mary ou Fatima était conçu comme un lieu d’enfermement et il l’est, bien évidemment :
« Dans cette ruelle qu’on appelle simplement la Ruelle, des cellules minuscules s’entassent sur trois étages, avec juste assez de place dans chacune pour un matelas posé à même le sol ou un lit étroit et un petit tabouret qui sert de siège de table à la fois, une bassine d’eau qui au bout de quelques heures est remplie de boue infâme. » (p.19)
Il est une zone d’exclusion et de confinement. Dans ces espaces sans hygiène possible vit « la lie de la lie » (p.87) sans que jamais le texte d’Ananda Devi n’assimile ces femmes à ce statut social qu’une société archaïque et perfide ghettoïse. À la réalité spatiale d’un lieu borné qui ressemble à une sortie d’égout, lieu sans issue, lieu qui agglutine des êtres sans autre avenir que de celui de se fondre dans un groupe imposé, à cette expression spatiale du tragique, répond un autre espace, intérieur celui-là, hypothétique et douloureux : celui d’être soi.
C’est de Bholi dont il est question :
« Être fonctionnelle, c’est tout ; des trous pour assouvir leurs envies, oui, mais pas une personne, pas un être de pensée et de rêves, pas une femme qui pourrait un jour s’envoler à l’aube avec les oiseaux et retrouver la clarté du ciel de son village, sa pureté. » (pp.53-54)
Sadhana, née dans un corps de garçon alors qu’elle se sait femme rejoint les hijras :
« Je savais qu’elles m’accueilleraient telle que j’étais : comme moi, elles refusent d’être emmurées dans une uniformité dont le seul but est de détruire ce que nous avons d’unique. Chacun de nos chants célèbre la diversité de l’espèce. » (p.81)
Le livre prend le temps de faire partager les souffrances atroces, physiques et morales par lesquelles doivent passer chacune des hijras parce qu’il faut les faire entendre puisqu’elles existent ! Les pages sont énergiques, le style puissant, le vocabulaire sans détour, cru, hommage au courage incroyable de chacune d’elles.
« Personne ne parlera de nous. Je veux dire, individuellement. Ce pays a parfait l’indifférence grâce aux mythes qui disent que tout est écrit » (p.93)
Les corps malmenés incarnent la vénalité d’une société, sa médiocrité, sa conscience de la mort… et son besoin de rêver. Ananda Devi sait placer la lumière sur tel détail pour faire miroiter son éclat. Elle sait tout autant montrer, décrire le réel dans sa violence, crûment, depuis des points de vue hypocritement cachés, voire ignorés. Elle déjoue tous les artifices narratifs pour conduire le lecteur à regarder l’obscène en face, dans le quotidien le plus banal. Elle questionne les récits religieux dans le même dessein.
Rapportant le mythe d’Harischandra, qui, comme Job, fut mis à l’épreuve par les dieux « pour tester sa vertu et sa foi », et en ressortit victorieux, elle constate :
« Cela dit, étant omniscients, ils auraient pu voir la pureté de son âme dès le début et lui épargner toutes ces souffrances… » (p.211)
Son esthétique de l’obscène inclut la jubilation ! Son habileté à designer (sa malice ?) pointe du doigt l’engrenage auquel Veena, Sadhana et les autres sont soumises. Le poids du religieux est lourd. La rage qui poussera les prostituées à sortir de la Ruelle quand elles voudront retrouver Chinti, ne les soustraira pas, en effet, à leur statut social mais elle en fait des déesses.
Sonia Le Moigne-Euzenot
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