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La fabrique du philosophe africain - À propos de Ainsi parlait mon père de Sami Tchak

On pense souvent qu’il n’y a pas de présent et encore moins d’avenir pour ceux qui ne peuvent se réclamer d’un passé glorieux. On oublie qu’il suffit de construire le présent pour préparer l’avenir et le passé

On pense souvent qu’il n’y a pas de présent et encore moins d’avenir pour ceux qui ne peuvent se réclamer d’un passé glorieux. On oublie qu’il suffit de construire le présent pour préparer l’avenir et le passé

La fabrique du philosophe africain
À propos de Ainsi parlait mon père de Sami Tchak

Revendiquer, c’est quand-même toujours
se situer dans une position d’inférieur.
Sami Tchak[1]

Dans ce compte rendu de Ainsi parlait mon père qui, pour le coup, n’en est plus vraiment un, je vais m’intéresser moins au contenu de l’œuvre[2] qu’à ce qu’elle représente. Et que représente-t-elle ? Un exploit ! Une leçon de lucidité ! Sami Tchak a fait de son père, originaire d’un village perdu quelque part au Togo, un philosophe dont les paroles inspirent le monde.

Les exclus du statut d’auteur

Dans Qu’est-ce qu’un auteur ?[3], Antoine Compagnon explique que l’auteur est « un maître de vérité », celui dont la parole fait autorité, est performative. Dans l’antiquité grecque, la figure de l’auteur n’existe pas en tant que telle parmi les hommes puisque seule une parole divine pouvait agir sur le monde. Les aèdes ne produisent pas leurs textes eux-mêmes. Ils se contentent de répéter ce que leurs dictent les dieux et les déesses dont les Muses. Ainsi l’aède est un élu : il a le privilège de pouvoir entendre ce qui se dit depuis l’Olympe.

Si la figure de l’auteur apparait au Moyen Âge, on n’abandonne pas tout à fait l’idée de la parole divine. On distingue entre auctor (auteur) et actor (simple écrivain). Seul le premier a de l’autorité parce que son texte est vu comme authentique et porteur d’une valeur dans le sens où il est conforme à la vérité chrétienne. L’idée de l’élection est donc également préservée. L’auctor dispose d’une aura que n’a pas l’actor.

Aujourd’hui encore, cette dernière idée reste vivace malgré les apparences. Elle a traversé le temps, portée notamment par la catégorie des Belles-lettres et, plus tard, par l’opposition établie entre ce qui relèverait de la littérature et ce qui ne serait que de la paralittérature. Si la parole qui fait autorité est devenue plus profane, elle n’en est pas moins restée l’apanage des happy few, ceux qui sont capables de la mettre en forme de manière à la fois esthétique, efficace et conforme à la vérité de ceux qui décident de la marche de la société[4].

Ainsi la démocratisation de la prise de parole à travers des plateformes comme Facebook ne doit pas tromper : n’est pas auteur qui veut. En tout état de cause, des mèmes circulent sur ces mêmes plateformes pour le rappeler. L’un d’entre eux laisse lire ces mots qui seraient d’Umberco Eco :

On le voit, le statut d’auteur reste le domaine réservé de quelques élus. À tout le moins, les imbéciles en sont exclus. Or, de même que la nature de l’élu, celle de l’imbécile a varié tout au long de l’histoire. D’abord l’imbécile a été l’homme, entendu comme être humain, ensuite la femme entendue comme sexe faible et, parallèlement, le peuple, partie négligeable de l’humanité, ainsi que le primitif, hors humanité.

Certes, il s’est toujours trouvé des « imbéciles » qui ont voulu parler, mais comme le laisse entendre le mème, les élus ont su les faire taire. Antoine Compagnon rappelle le cas de Thamyris, cet aède qui a prétendu pouvoir se passer de l’inspiration des dieux et s’exprimer de lui-même. Ces derniers lui ont retiré inspiration et talent et en ont fait un infirme[5]. Dans Bel-Ami, Madeleine doit laisser ses maris successifs signer ses textes[6]. Quant au peuple, il n’a d’autre choix que de se mettre sous tutelle. Les misérables ne peuvent parler, sinon par la voix des Victor Hugo. Les primitifs, eux, ne sauraient avoir rien d’intelligible à dire et encore moins à écrire. C’est ainsi qu’en Amérique, Phyllis Wheatley a dû passer par un procès pour prouver que ses poèmes étaient bien d’elle[7].

Métchéri Salifou Tcha-Koura et Sadamba Tcha-Koura sont les exemples mêmes de ces exclus du statut d’auteur. Le premier, à la fois primitif – même si, à partir d’une certaine époque, plus personne n’aurait osé le dire ouvertement – et du peuple car forgeron, a encore le malheur d’être gratifié d’une jambe sans chair qui en fait un handicapé, c’est-à-dire un exclu parmi les exclus. Comme si ce n’était pas assez, il ne parle même pas le français, la langue par laquelle, dans la partie du monde où il vit, l’Afrique francophone donc, doit passer toute parole qui a prétention à atteindre l’oreille du monde. Il suffit de dire que Sadamba Tcha-Koura est le fils de ce boiteux et d’une « cul-de-jatte » une plaie à la jambe ainsi fini par immobiliser Alimatou Essowavana Wouro Gnawou, pour faire comprendre qu’il ne compte pas davantage parmi les élus. Et pourtant, Métchéri Salifou Tcha-koura et Sadamba Tcha-Koura sont devenus les philosophes qu’on écoute respectueusement en parcourant les pages de Ainsi parlait mon père. Comment est-ce possible ? Comment cela se fait-il que ces exclus, dont les voix ne pouvaient prétendre faire autorité dans leur village même, sont, aujourd’hui, écoutés dans le vaste monde ? C’est simple : Sami Tchak en a décidé ainsi.

Dans les règles de l’art

Pour que les voix de Métchéri Salifou Tcha-Koura et de Sadamba Tcha-Koura accèdent au statut auctorial, il a d’abord fallu que naisse Sami Tchak. Sadamba Tcha-Koura plutôt que de se préparer à reprendre la forge de son père s’est dirigé vers l’école et bientôt l’université. Surtout, il publie fictions et essais, d’abord chez les Nouvelles Editions Africaines[8] et L’Harmattan[9]. Ces premiers textes, s’ils ne font pas de lui un auteur reconnu, lui servent de tremplins pour toucher Gallimard[10] et autres Mercure de France[11] et naître Sami Tchak, c’est-à-dire basculer du côté des élus. Mais, pouvoir prendre la parole ne suffit pas, il faut encore se démarquer, faire en sorte que sa voix soit des plus audibles et donc, fasse vraiment autorité. Sami Tchak travaille patiemment, lit énormément et continue à publier. Il participe à des rencontres littéraires et scientifiques, apprend comment fonctionne le monde dans lequel il évolue désormais. Surtout, il fait tout cela brillamment, ne confond pas course de fond et sprint et se fait doucement un nom. Ce nom, Sami Tchak donc, est, aujourd’hui, l’un des plus reconnus et respectés sur la place francophone.

Sadamba Tcha-Koura n’a donc ménagé aucun effort pour être accepté dans le cercle des élus en tant que Sami Tchak. Parallèlement, il « préparait le passé ». En effet, il va jouer des privilèges dont jouissent les auteurs établis comme lui, pour parrainer et faire coopter … son père. Pour ce faire, il le présente sous la figure du philosophe mais surtout sous la meilleure image possible. En effet, il ne suffit pas d’être un grand écrivain pour parrainer, avec succès, qui on veut. Il faut encore le faire de manière convaincante, avec panache.

Sami Tchak commence par inscrire Métchéri Salifou Tcha-Koura dans une tradition connue et accréditée. À travers le titre Ainsi parlait mon père, il renvoie à Ainsi parlait Zarathoustra[12]. Ce faisant, il marque au moins deux points. Il ne se contente pas de dire que la parole de son père fait autorité, il la situe à la hauteur de celles de Nietzsche et de Zarathoustra. Il affirme, dans le même mouvement, que son livre est pour tous et pour personne[13], donc universel. Dans le corps du texte même, Sami Tchak fait converser son père avec les plus grands auteurs de la littérature mondiale – Socrate, Omar Khayyâm, Confucius, etc. – et laisse ainsi entendre que non seulement il les comprend, mais qu’encore, il prolonge leurs dires. Enfin, il ne transcrit pas les paroles de son père, il les écrit, dans le sens littéraire du terme. Les dits de Métchéri Salifou Tcha-Koura nous parviennent à travers la plume de Sami Tchak et, ce n’est pas rien : ils nous arrivent poétiques, sublimes[14]. On en redemande. Au final, tout se passe comme si le père héritait du talent du fils ainsi que de la profondeur de pensée des Nietzsche et Socrate. Dans ces conditions, personne ne peut lui contester son statut d’auteur, de philosophe.

Une leçon de lucidité

Dans le fond, Sami Tchak a su jouer le jeu littéraire à son avantage. Il s’est appuyé sur les voix qui comptent, dont la sienne, pour, par procuration, donner de l’autorité à celle de son père. D’aucuns diront : oui mais, il n’aurait pas pu faire référence à un philosophe africain ou à la sagesse traditionnelle du pays tem[15] plutôt qu’à Nietzsche ? De même, j’entends des dents grincer, ici, à la lecture de passages comme : « Il a appris le français, cette langue qui dans l’ordre francophone du discours, permet de passer la frontière qui sépare le primitif de l’humain ». Deux ou trois précisions s’imposent de ce fait. 1. Dans l’ordre actuel des choses, c’est l’Occident qui domine le monde, c’est la parole des auteurs occidentaux qui fait vraiment autorité, ce sont les langues occidentales dont le français qui sont les lingua franca, les langues internationales et les langues littéraires. 2. Reconnaitre cela ne signifie pas qu’on est dans une admiration béate de l’Occident, un mépris des autres parties du monde et, dans le cas qui nous concerne ici, un refus de défendre les valeurs africaines. Cela revient tout simplement à prendre acte d’un état de fait, donc, à faire preuve de lucidité. 3. Cette lucidité est essentielle et féconde. Elle permet de prendre la pleine mesure de l’ordre des choses. Elle permet, en conséquence, de comprendre que cet ordre est conjoncturel. Il n’y a là, rien qui relève d’un cours naturel de l’histoire, d’une fatalité, d’un absolu. Cet ordre est le résultat de décisions arbitraires, de croyances qui ne tirent leur force que de ceux qui les suivent sans les questionner, d’un jeu de rapports de force provisoirement favorables à telles ou telles parties. Cette lucidité renseigne aussi sur le fait que les jeux restent constamment ouverts, qu’il est toujours possible de changer la donne, qu’il appartient à chacun de savoir comment disposer ses pions. Ainsi, si l’Occident domine aujourd’hui, peut-être que demain ce sera le Pérou et après-demain Péhunco.

Sami Tchak sait tout cela[16]. Il a appris à maitriser les règles du jeu et à se rendre maitre de la partie. Aussi, n’a-t-il pas commis l’erreur de faire référence à un philosophe à faible capital symbolique. En revanche, il parle de leçons de la forge[17] pour bien marquer que le capital que son livre engrangera est bien à verser dans la banque togolaise, africaine. C’est bien depuis le Togo que son père converse avec le monde. Là encore, Sami Tchak est habile à inscrire la parole paternelle dans la tradition de la conversation et surtout pas dans une logique du conflit. Il ne s’agit pas de revendiquer, pour le pays tem, la capacité à faire œuvre de philosophie. On se contente de mettre en scène un homme – un être humain donc – qui use de la chose la mieux partagée au monde, le bon sens ; un homme qui le fait avec talent pour ne pas dire génie ; un homme que les élus ne peuvent que coopter s’ils ne veulent pas passer pour des imbéciles.

Mais Sami Tchak fait davantage que de tirer une chaise pour son père à la table des élus. Il subvertit un système. Il invalide l’un des principes qui soutient l’ordre des choses, qui lui sert de fondement : le principe de l’héritage. On l’oublie souvent, les élus se présentent volontiers comme des héritiers ce qui revient à laisser entendre que seuls des héritiers peuvent accéder à leur statut. C’est, en partie, parce qu’ils peuvent se réclamer de Balzac, Hugo et Molière que la parole des écrivains français pèse plus que celles de leurs confrères africains par exemple. Cet état de fait a amené beaucoup de dominés à croire en l’absolu puissance de l’héritage. Or, Sadamba Tcha-Koura est devenu Sami Tchak alors qu’il ne disposait d’aucun héritage sur lequel s’appuyer. Il a ensuite inversé le temps en faisant de son père, son héritier. Sami Tchak dévoile ainsi que l’héritage n’est pas, comme on l’a cru jusque-là, à sens unique, du père vers le fils, des ancêtres vers les contemporains. Le passé peut aussi hériter du présent. À cet égard, Gangoueus écrivait dans son compte rendu de Ainsi parlait mon père[18] que Sami Tchak réécrivait l’histoire. Il fait mieux, il réenchante le passé. Il s’est donné ce pouvoir lorsqu’il a refusé de croire qu’il fallait d’abord être le fils de quelqu’un pour exister ; lorsqu’il a compris que quand on se donnait la peine d’exister on pouvait, ensuite, décider du statut de son père. Il y a là une leçon dont beaucoup devraient s’inspirer, à commencer par ceux qui conditionnent le développement de l’Afrique au préalable de la reconnaissance de sa grandeur précoloniale.

Avec Ainsi parlait mon père, Sami Tchak rend un hommage émouvant à son père. Ce faisant, il prend part à la bataille qui, dans l’ordre du discours, oppose depuis toujours les élus et les exclus. Les premiers prétendent être les seuls dignes d’occuper la fonction auctoriale, de dire le monde et donc, de le façonner. Pour ce faire, ils manipulent, entre autres, la logique de l’héritage et s’organisent pour que les exclus intériorisent l’idée de leur infériorité. Mais il y a toujours eu, parmi ces derniers, des gens qui refusent de croire, ne serait-ce qu’une seconde, qu’ils sont inférieurs et qui mettent les élus face aux caractères vulnérable du système qui les porte. Ainsi, en forçant les dieux à le rendre infirme, Thamyris les amène à avouer la peur dans laquelle ils sont de voir les hommes prendre la parole et leur arracher, après le feu, une autre de leurs prérogatives. En écrivant pour Charles et Georges, Madeleine leur rappelle que la seule chose qu’ils ont de plus qu’elle, c’est d’être situés du bon côté d’une société phallocrate. En gagnant son procès, Phillis Wheatley enlève à l’Amérique la tranquillité de conscience que lui procurait l’idée selon laquelle ses esclaves ne sont pas des êtres humains. En publiant Ainsi parlait mon père, Sami Tchak assoit deux exclus parmi les exclus au centre du cercle des élus démolissant par ce geste la notion même d’élection.

Abdoulaye Imorou

[1] Valérie Marin La Meslée, « Sami Tchak, la voix de son père », lepoint.fr, 27 avril 2018, 35:00. URL : https://www.lepoint.fr/culture/sami-tchak-la-voix-de-son-pere-27-04-2018-2214060_3.php.
[2] Pour découvrir le contenu, les options ne manquent pas. Vous pouvez consulter la vidéo de Joss Doszen, disponible ici, celle avec Aminata Aidara, disponible ici, le compte rendu de Gangoueus, disponible ici-même, celui de Mbougar Sarr, disponible ici, ou encore celui de Izuwa disponible ici. Vous pouvez encore aller directement à la source en écoutant cette interview de Sami Tchak que vous trouverez , mais le plus simple reste encore de lire Ainsi parlait mon père, disponible dans toutes les bonnes librairies.
[3] Antoine Compagnon, Qu’est-ce qu’un auteur ? Transcription d’un cours de licence donné à l’Université de Paris IV-Sorbonne en 2009. URL : https://aphelis.net/wp-content/uploads/2012/03/Compagnon-Auteur.pdf.
[4] Sur ces points, voir Bernard Mouralis, (1975), Les contre-littératures, Paris, Hermann, 2011.
[5] Antoine Compagnon, Qu’est-ce qu’un auteur ?, op. cit.
[6] Guy de Maupassant, Bel-Ami, Paris, Ollendorff, 1885.
[7] Henry Louis Gates, The Trials of Phillis Wheatley: America’s First Black Poet and Her Encounters with the Founding Fathers, New York, Civitas Books, 2003.
[8] Sadamba Tcha-Koura, Femme infidèle, Lomé, Nouvelles Editions Africaines, 1988.
[9] Sadamba Tcha-Koura, Formation d’une élite paysanne au Burkina Faso, Paris, L’Harmattan, 1995.
[10] Sami Tchak, Place des Fêtes, Paris, Gallimard, 2001.
[11] Sami Tchak, Le Paradis des chiots, Paris, Mercure de France, 2006.
[12] Friedrich Nietzsche, (1883), Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Flammarion, 2006.
[13] Le texte de Nietzsche a pour sous-titre Un livre pour tous et pour personne.
[14] Mbougar Sarr parle de traduction créatrice. Mbougar Sarr, « Ainsi parlait mon père, de Sami Tchak: écrire d’entre les langues, penser entre les consciences », Choses revues, 22 avril 2018. URL : http://chosesrevues.over-blog.com/2018/04/ainsi-parlait-mon-pere-de-sami-tchak-ecrire-d-entre-les-langues-penser-entre-les-consciences.html.
[15] Les Tcha-Koura sont des Tem, un peuple du Togo.
[16] Sami Tchak, La couleur de l’écrivain, Ciboure, La cheminante, 2014.
[17] « Les leçons de la forge » est le titre du chapitre dédié aux dits de Métchéri Salifou Tcha-Koura.
[18] Gangoueus, « Sami Tchak : Ainsi parlait mon père », Chez Gangoueus, 2 septembre 2018. URL : http://gangoueus.blogspot.com/2018/09/sami-tchak-ainsi-parlait-mon-pere.html.

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