Un prisonnier sans étoile, Sully Quay
Editions Ramsay, 2023, 158 pages
Il y a quelques mois, j’ai lu ce premier roman publié de l’écrivaine togolaise Sully Quay : Un prisonnier sans étoile. Je suis en retard sur mes notes de lecture. Mais je dois dire que l’actualité a ravivé ma lecture de ce texte sans fioritures, bien structuré, bien écrit.
Sully Quay nous conte l’histoire d’un homme né en 1908 dans la colonie du Togo qui, à partir de 1932, vient faire ses études en Occident, d’abord aux États-Unis durant six ans puis en France. C’est un roman avec deux narrateurs : Sylvestre, étudiant puis éminent médecin et celle de Sylvana, sa fille fruit de son union avec une allemande, Ana. Nous sommes sur deux périodes : les années 20-40 d’une part et les années 60 d’autre part pour la narration de Sylvana. Aux Etats-unis, Sylvestre Kponta se forme et doit naturellement faire face au racisme et à la ségrégation raciale qui sévit à ce moment précis de l’histoire. Sa pensée véhicule toutefois le point de vue de l’Africain qui ne peut pas être celui de l’Afro Américain sur cette société américaine, le temps d’un chapitre. Il a de la distance par rapport aux événements. Et puis, comme dans tout bon roman, Sully Quay ne cède pas à la tentative facile du manichéisme. La famille de Kponta a un passé dissimulé de collaboration dans le cadre de la traite négrière du côté d’Aného. Je pense sur ce point à un autre roman Perdre le corps de l’écrivain togolais Théo Ananissoh qui convoque aussi la mémoire de la traite négrière au travers de certaines localités… Sylvestre a conscience de ce lourd héritage. Écoutons-le parler de son voyage vers l’Amérique :
“Homme libre en partance pour une aventure exotique vers le Nouveau Monde, je quittais ma terre natale de plein gré, les mains et les pieds déliés, mais le coeur noué. Mon sort n’était pas comparable à celui d’Adama, mais je laissais derrière moi ma famille et ne savait pas ce qui m’attendait, réellement en cette nation américaine empreinte de luttes intestines entre les blancs et les noirs”
Un prisonnier sans étoile (p. 17, éd. Ramsay).
Sylvestre K. poursuit et termine ses études à Paris où il commence à travailler comme médecin. La montée des fascismes est prégnante. L’homme vit sa vie parisienne alors qu’il a laissé femme et enfants au Togo et il tombe amoureux d’une allemande dans un concours de circonstances à découvrir en lisant ce roman. Un repère dans le temps : il rencontre Ana, l’allemande durant l’automne 1940.
Si on parle de prisonnier sans étoile, c’est qu’il va être déporté vers un camp de concentration et y mourir. Ok, vous criez au spoil, au divulgachage. J’assume. Je pense à ce roman, en observant tout ce qui se passe actuellement en France. Dissolution de l’Assemblée nationale à quelques semaines des jeux olympiques, libération de la parole fasciste et des courants radicaux, diabolisation du symbolique Nouveau Front populaire. D’ailleurs c’est intéressant cette référence à 1936 qu’a choisi la coalition de gauche. Durant la campagne du second tour de ces élections législatives, des interventions lunaires de candidats d’extrême droite posent de nombreuses questions sur l’avenir, des références malheureuses à des symboles nazis ou encore la fameuse question de l’accès à certains postes stratégiques qui serait refusée aux binationaux, interpellent. Il y a un inversement des valeurs et le positionnement des jeunes politiques, politiciens français que je regarde à la télévision ou sur les réseaux sociaux est effarant. Sont-ils instruits, ignorent-ils à ce point l’histoire ? Je lis pour ma part un roman qui nous rappelle cruellement que l’histoire se répète inlassablement et que l’instruction et les nouvelles technologies ne sauraient nous défaire de certaines peurs.
Revenons au roman. Le Dr Sylvestre Kponta observe la montée du racisme en France avec la même distance qu’aux États Unis. Il n’est à priori pas la première cible des rafles nazi. Mais il n’est pas à l’abri d’un quelconque dérapage d’un soldat zélé dans ce contexte trouble où tout peut être dit et où la haine trône de manière impériale sur les hommes. Il doit dissimuler sa relation passionnée avec Ana. Sylvestre a tourné le dos à sa famille au Togo. Il finit par être déporté. Sylvestre n’a pas exorcisé les démons de son histoire familiale faite de trafic humain. Vit-il sa déportation comme une conséquence de son immobilisme sur les questions touchant l’histoire de sa famille et de son acharnement à trouver sa place dans le corps des médecins européens ? Chacun à partir de son vécu aura sa lecture, sa compréhension de cette trajectoire.
Aujourd’hui, un parti créé par d’anciens sympathisants au nazisme est aux portes du pouvoir. Je ressens la solitude de Sylvestre K. Je ressens encore mieux celle de Charles Ellenstein au cœur d’une ville de Paris occupée dans La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr. La banalisation de certains discours est effarante.
A quoi sert la littérature ? Surtout quand elle n’aide pas celles et ceux qui la lisent à transcender leurs peurs ? Au-delà de ces questions, on peut regretter que certaines questions ne soient pas mieux développer. Il y a un minimalisme dans l’écriture de Sully Quay qui, personnellement m’a laissé sur ma faim. Il y a aussi un courage certain à traiter les questions tabous de certaines grandes familles togolaises. Il y a de très belles descriptions, de remarquables introspections de son personnage.
En réalité, c’est moi qui suis partiet qui ai abandonné tout le monde. Adama, Ayoko, Ana, Sylvana. J’ai abandonné tout ce monde et maintenant je le paye. dans le silence de l’aube naissante, je régresse vers un passé antérieur à mon existence avec Adama dont j’ai dénié le statut d’esclave de peur d’être rongé par la honte.
Un prisonnier sans étoile (p. 132, éd. Ramsay).
Pour vous encourager à découvrir ce roman, je vous propose de regarder l’émission littéraire Les Lectures de Gangoueus consacrée à ce roman, avec Sully Quay qui répond aux lectrices et moi-même. Cliquez sur le lien suivant : Sud Plateau TV.
Gangoueus
camp de concentration déportation editions ramsay segregation raciale sully quay Togo traite négrière
Commentaires récents