Cher Chrys,
Je n’aborderai pas le roman Colorant Felix sous le même angle que toi qui a produit une analyse riche, exhaustive, engageante. de cette oeuvre littéraire. Je commencerai par dire que je n’ai pas été déçu par ma lecture. J’ai relu ensuite ta critique car tu as mis un point d’honneur à construire tes chroniques comme un échange épistolaire entre nous deux, je répondrai par ce moyen original.
Destin Akpo m’a fait parvenir quelques ouvrages dont celui-ci, Colorant Félix, qui a été finaliste du Prix Orange du livre Africain, l’an dernier. Au vu de son originalité, de sa thématique et du style employé, on peut, cher Chrys, se demander comment il n’a pas remporté le suffrage de tout le jury. Ceci souligne la qualité de la sélection 2022 et la nécessité de lire les romans présents dans la short liste de cette édition.
Cher Chrys, mes premières remarques porteront sur l’objet livre qui a été remarquablement édité. Je parle de la qualité du papier, de la typographie, de la mise en forme et du découpage astucieux en palabres. Le livre de Destin Akpo édité chez Savanes du Continent est agréable à lire. Et je peux te dire que c’est une sacrée gageure que relève cet éditeur. Je rajoute à ces points positifs la quasi absence de coquilles. Je suis curieux de savoir si c’est l’auteur qui a envoyé le texte parfait ou s’il a été réellement accompagné pour parfaire son texte, ce qui est la fonction de tout bon éditeur. Tu me diras que je brode, mais cela me semble important. Pour avoir discuté avec des membres de jury de prix littéraires internationaux, ce critère n’est pas négligeable et l’édition africaine se doit de proposer des produits de qualité.
Peut-être devrait-on parler de Destin Akpo. Je devrais dire du Père Akpo. L’homme est un prêtre passionné de littérature. Tu peux comprendre que je kiffe un tel profil. Les hommes de Dieu sont souvent attachés à un seul texte sacré et à tout ce qui gravite autour. Mais j’ai constaté que les meilleurs d’entre eux, ceux qui tentent de comprendre l’âme humaine, ceux qui proposent souvent une lecture enrichie de leurs dogmes, se nourrissent beaucoup du propos des auteurs « profanes ». Quoi de mieux que la littérature pour saisir l’homme dans sa variété, dans sa complexité, dans la multitude de ses errances ? Le père Destin Akpo est donc un prélat rassurant. Il ne se contente pas de lire, il écrit de la fiction. Le « mupelo » raconte des histoires, des mensonges diront certains. Intéressant. Il ne s’arrête pas en si bon chemin. Il organise la critique littéraire en Afrique de l’Ouest avec la plateforme Les biscottes littéraires. J’adore ce genre de profil, je le répète. Mais vois-tu, cher Chrys, la plus importante question pour notre prêtre est d’aborder les thèmes qu’il traite dans Colorant Félix.
Et là, c’est tout simplement croustillant. Comme tu l’as très bien souligné dans ta critique de ce roman, l’homme de Dieu fait une part belle au sodabi. Il en fait même l’apologie. Je n’exagère pas. Il a raison. Quand tu parles des gens, quand tu veux conter des aspects de leur vie, quand tu te nourris de leurs tares, de leurs maux, de leurs joies, de leurs délires, tous les outils nécessaires à un exorcisme païen réussi sont utiles par le moyen de la littérature. J’exagère à peine. Arrêtons-nous d’abord sur le sodabi, emblème de ces alcools locaux dont raffolent les anciens : « bouganda » (à base de maïs, en Centrafrique et au Congo), « tsamba » , « bangi » (appellation du vin de palme respectivement au Congo et en Côte d’Ivoire), tchapalo, tchoukoutou (Nord du Bénin), umqombodji (bière traditionnelle en terre zoulou, du côté de l’Afrique du Sud, chantée dans les années 80 par Yvonne Chaka-Chaka) ces alcools ont souvent une place importante dans les cérémonies traditionnelles, les morts se greffent à ces moments par des libations faites à leur endroit avec ce type de boissons. La prise de parole est donc souvent conditionnée par ce moyen, dans le contexte rural, dans l’arrière pays ou au cours des cérémonies traditionnelles dans les centres urbains. Au sud du Bénin, c’est le sodabi. Colorant Félix questionne l’oralité, observe l’éloquence des orateurs, narre ces palabres où on parle de presque tout et du presque rien. Je continue sur cette affaire de beuveries organisées, ces réunions d’alcooliques assumés, Chrys.
Destin Akpo n’est pas le premier à mettre des subsahariens autour d’une bouteille ou de talokpemi remplis d’une boisson forte et les voir refaire le monde. Nganang, Mabanckou, Biyaoula, Mwanza Mujila ou récemment Fann Attiki ont mis en scène des révolutionnaires partant des débits de boissons. J’étais, cher Chrys, intéressé par ces discours de la société civile qu’on retrouve soit dans les bars soit dans les veillées de prière. Je vais te dire quelque chose. Même si l’innovation du padré sur les discours alcoolisés réside dans le fait de remplacer la Primus, la fameuse Castel, la Kronenbourg par des boissons locales et un contexte plus « root » qu’incarne le sodabi dans ce roman, cela n’en demeure pas moins une prise de parole embrumée. Je regrette que ces écrivains oublient que rien ne marche mieux en Afrique que la production de boissons alcoolisées et hyper sucrées sur place. On abrutit la jeunesse africaine avec l’alcool ou des spiritualités peu relues. Certains disaient que la religion est l’opium des peuples. N’oublions donc pas l’opium, la bière et dans d’autres contrées les réseaux sociaux pour engourdir les neurones du commun des mortels.
Abordons la parole embrumée. cher Chrys, dans ta chronique, tu évoques un épisode avec le narrateur – cet ancien combattant complètement accro à ces retrouvailles entre hommes avec le sodabi comme compagnon d’arme – en rentrant chez lui totalement éméché, il trouve sa femme complètement désemparée, désespérée. L’homme peut fuir sa maison mais la femme, elle, gère ses absences et ses trahisons. Il lui compte fleurette, il use de la parole pour tenir sa proie. C’est un usage très significatif de la parole et du chant en fongbé pour désamorcer une crise, aucunement pour la résoudre. Il n’est aucunement envisageable de quitter son assemblée. Pour revenir aux palabres qui sont séquencées par Destin Akpo, qu’évoquent-elles ? Les anecdotes du quotidien. Avec la forme, certes. L’humour, l’atmosphère, les langues qui s’entremêlent, le chant. Cela reste des discussions, des brèves de comptoir jusqu’à ce que le vieux sage au nom infiniment long questionne le sens de la pandémie dont on entend parler de loin et qui va réduire les espaces d’expression et de liberté au nom de la limitation de sa propagation. Le vieux sage au nom infiniment long va poser de bonnes questions sur une situation dont les palabreurs ne sont pas maîtres mais de simples commentateurs. Face à cette passivité, je ne peux m’empêcher, cher Chrys, de penser au roman Verre cassé d’Alain Mabanckou. Le personnage central décide de ramasser sa « merde » après avoir jasé dans un débit de boissons sur tous les maux qu’il subit de la Terre entière… Ce discours sur la responsabilité individuelle et le leadership quelque part dans une société civile quelconque m’avait questionné de la part de l’écrivain congolais. Il y a un vrai exercice de littérature comparée à produire, je pense, sur les discours embrumés…
J’ai aimé cette communauté joviale, ses solidarités, l’intrication entre les langues du sud du Bénin et la langue française, l’ambiance de ces palabres qui me rappelait mes permanences de classe au collège où on se racontait des histoires fantastiques nourries par le surnaturel. Elle me rappelle aussi l’atmosphère de certaines cérémonies traditionnelles auxquelles j’ai pris part. J’ai apprécié l’écriture élégante de Destin Akpo bien que non exempte de quelques longueurs. Apologie d’un art de vie décontracté ou d’une soumission à la fatalité, chaque lecteur choisira.
Colorant Félix, Destin Akpo, traduit en anglais par le professeur Simeon Idowu Olayiwola (2023), première parution en 2021 – Editions Savanes du continent
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Bonjour cher LaRéus. Merci du fond du cœur pour cette belle chronique. L’aventure se poursuit