“What is evil after all?”
“Perhaps it is to never change?”
Massa Makan Diabaté, The lieutenant of Kouta
The lieutenant of Kouta est une traduction en anglais de Le lieutenant de Kouta de Massa Makan Diabaté initialement publié en 1979. Ce roman constitue le premier tome de la trilogie de Kouta, le deuxième étant Le coiffeur de Kouta (1980) et le troisième Le boucher de Kouta (1982). La traduction de Shane Auerbach et David Yost parait aux Michigan State University Press en 2017. Elle comprend une introduction signée par Shane Auerbach et Cheick M. Chérif Keita.
Les critiques
Parlant des préfaces, titres, sous-titres, bref, de ce que Gérard Genette (1987) appellera le paratexte, Philippe Lejeune (1975, p. 45) remarque que c’est « cette frange du texte imprimé, qui, en réalité, commande toute la lecture ». Ceci est particulièrement vrai de l’introduction de Shane Auerbach et Chérif Keita tant elle nous donne des clés de lecture du Lieutenant of Kouta. Les deux critiques nous livrent, par exemple, une analyse du contexte colonial, et plus particulièrement, des rôles que les anciens combattants comme le lieutenant ont pu jouer. On apprend que, parce qu’ils étaient formés à suivre les ordres, ces hommes pouvaient se montrer plus loyaux à la France que les commis civils (p. vii). Mais Shane Auerbach et Chérif Keita prennent également le temps d’expliquer que les anciens combattants ont aussi pesé dans l’écroulement du système colonial. En effet, dans la mesure où des Africains se sont battus à ses côtés au nom de la liberté, Paris pouvait difficilement continuer à leur refuser cette même liberté (p. vii).
Ce souci de la nuance traverse l’ensemble de l’introduction. On le retrouve dans le portrait qui est donné du lieutenant. Les deux critiques notent que son nom, Siriman Keita, n’est pas sans rappeler celui de Sunjata Keita. Ils ajoutent cependant :
Where Sunjata is Mali’s foundational hero, Siriman is a compelling Malian antihero, a complicated, nuanced character. We might even view Siriman as a parody of Sunjata (p. ix).
Ainsi grâce à l’introduction, le lecteur sait qu’il aura affaire à un personnage complexe. On appréciera ici la manière dont Shane Auerbach et Chérif Keita évitent, à propos de Siriman Keita, le jugement de valeur et mettent l’accent sur l’analyse du texte de Massan Makan Diabaté et du contexte de son écriture. À cet égard, leur souci de la nuance informe également leur description du parcours de Massan Makan Diabaté.
L’auteur
L’introduction de Shane Auerbach et Chérif Keita nous en apprend beaucoup sur l’auteur du Lieutenant of Kouta. Massa Makan Diabaté nait à Kita, au Mali, en 1938. Il est issu d’une lignée de jali, c’est-à-dire de griots. Son oncle, Kélé Monson Diabaté, est un griot particulièrement renommé. C’est lui qui va lui apprendre le métier. Parallèlement, Djigui Diabaté, un autre oncle médecin et marié à une Française va le pousser vers l’école. C’est ainsi qu’à 17 ans, Massa Makan Diabaté part étudier à la Sorbonne.
Cette double formation – tradition orale auprès de Kélé Monson Diabaté et tradition écrite à l’école française – va marquer ses orientations artistiques. Massa Makan Diabaté va d’abord s’intéresser aux fasa. Il traduit ces chants épiques traditionnels en français. Il tente ainsi de transmettre et de conserver à l’écrit les textes de la tradition orale malienne. Mais lorsqu’il montre ses travaux à Kélé Monson Diabaté, celui-ci ne cache pas sa déception : « Those are words that no longer breathe » (p. viii). Massa Kakan Diabaté n’abandonne pas pour autant. Cependant, il laisse de côté la traduction des fasa pour se mettre au roman suivant en cela les conseils de Bernard Binlin Dadié. Il est alors à Abidjan. C’est ainsi qu’il publie, entre autres, la trilogie de Kouta.
Mais la transition de jali à écrivain et le passage des fasa au roman a un prix. La réaction de Kélé Monson Diabaté n’a pas laissé son neveu indifférent. Elle a accentué chez lui le sentiment de trahir la tradition orale là où il était de son devoir de la perpétuer. Chérif Keita explique qu’il a été habile à dépasser ce sentiment en puisant dans une autre tradition, celle du fadenya. Là où le fasiya renvoie à l’héritage culturel et à la nécessité de le transmettre, le fadenya est davantage une force d’opposition, de rivalité. Elle nourrit le désir de trouver sa propre voie. Il ne s’agit pas seulement d’honorer les ancêtres, il faut encore chercher à faire mieux qu’eux. Ainsi, Massa Makan Diabaté n’est pas seulement tenu de suivre les pas des jali. Il lui faut également devenir aussi renommé, sinon plus, que son oncle Kélé Monson Diabaté. C’est ce qu’il choisit de faire, mais en se plaçant sur un autre terrain, celui de l’écriture. Il suffit de penser aux prix littéraires qu’il a remportés ou encore au lycée qui porte son nom à Bamako pour constater que le pari est gagné.
En optant pour l’écriture contre l’oralité et pour le roman contre le fasa, Massa Makan Diabaté fait un choix difficile qui le met face à l’accusation de trahison et au sentiment d’avoir manqué à son devoir. Mais de ce choix nait aussi une œuvre devenue classique, une œuvre qui, malgré tout, porte en elle le Mali. Ainsi Kouta n’est jamais que la version fictionnalisée de Kita.
Le personnage
L’histoire racontée dans The lieutenant of Kouta commence dans les années 1950 avec le retour dans la petite ville de Kouta, du lieutenant. Celui-ci était parti se battre pour la France. On découvre que le lieutenant a ses entrées chez le commandant de cercle posté à Kouta. Sur le plan financier, il est relativement aisé puisqu’il continue à toucher sa solde. En outre, il est fils de roi. Autant dire que le lieutenant n’est pas n’importe qui. Il entend le faire savoir. C’est ainsi qu’il s’est fait construire une maison carrée qui peut difficilement passer inaperçue. Il s’autorise de sa position pour refuser de se plier aux principes de l’islam et manquer de respect à l’iman de Kouta. Il abuse ici et là de son pouvoir comme lorsqu’il exige 15 jours de prison pour un planton qui lui aurait manqué de respect. Le lieutenant est aussi contre les mouvements indépendantistes naissants :
“You know, Lieutenant, there’s a wave of protest against France. It concerns us greatly. There’s talk of independence.”
“We must crush it, Commandant. We must crack down without mercy,” the lieutenant advised. (p. 12)
Mais tout ne se passe pas toujours comme le lieutenant le souhaite. Il est souvent la risée de la ville du fait de ses excentricités mais également parce que le sort semble s’acharner contre lui. Ainsi son cheval le renverse dans les ordures alors qu’il faisait la cour à une femme. Lorsqu’il organise des expéditions punitives contre les villages indépendantistes, il tombe dans une embuscade. Loin de le soutenir, la France qui cherche à gagner les bonnes grâces des indépendantistes l’envoie en prison pour atteinte à l’ordre public. À sa sortie, il découvre que sa femme attend un enfant d’un… indépendantiste. Le lieutenant décide simplement de pardonner à sa femme et de reconnaitre l’enfant comme le sien. Dans le même mouvement, il prend ses distances avec la France et rejette son titre de lieutenant:
“Don’t call me ‘Lieutenant,’” he said with a touch of irony, as if mocking himself. “The lieutenant died.”
“In prison?”
“No, long before! On the day that a white doctor told him that he could never impregnate a woman. And all the wrong that the lieutenant did to others was just to prove to himself he was not dead”. (p. 97)
On découvre ainsi qu’on avait affaire à un homme blessé, un homme qui s’accrochait au statu quo colonial parce qu’il n’avait aucune raison de rêver d’un autre monde, de se battre pour l’indépendance.
Pour conclure
Dans une interview accordée à Baba Sangaré en 1996 sur la chaîne ORTM (MediaLabAfrica1, 2015), Chérif Keita explique qu’à travers l’histoire de Siriman Kéita qui finit par abandonner l’idéologie coloniale et par adopter les idées indépendantistes, Massa Makan Diabaté disait aussi sa propre volonté d’indépendance vis-à-vis de la tradition orale. De fait, The lieutenant of Kouta est l’histoire d’un homme complexe racontée par un homme non moins complexe. Le personnage et son auteur ont cela en commun qu’ils doivent faire face à l’énigme du changement. Pour chacun, le chemin vers le changement est tellement rocailleux et difficile – admettre son infertilité, accepter de perdre ses privilèges d’ancien combattant et pardonner à une femme infidèle pour Siriman Keita, gérer le sentiment de trahir son oncle, ses ancêtres et sa communauté pour Massan Makan Diabaté – que le statu quo peut paraître préférable. Mais ce chemin vaut la peine d’être parcouru. En effet, il permet de se réaliser. Siriman Keita devient un homme qui a vaincu ses démons et gagné le respect de sa ville et Massa Makan Diabaté un classique africain, autant dire un ancêtre moderne.
Références
Diabaté, M. M. (1979). Le lieutenant de Kouta. Hâtier.
Diabaté, M. M. (1980). Le coiffeur de Kouta. Hâtier.
Diabaté, M. M. (1982). Le boucher de Kouta. Hâtier.
Diabaté, M. M. (2017). The Lieutenant of Kouta. (S. Auerbach & D. Yost, trad.).Michigan State University Press.
Genette, G. (1987). Seuils. Seuil.
Lejeune, P. (1975). Le pacte autobiographique. Seuil.
MediaLabAfrica1. (2015, August 22). Cherif Keita Interview About Massa Makan Diabaté (French) – YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=E3TAKMu3u-I
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