Voilà une question qui parcourt la critique de la littérature africaine depuis des années. Jusqu’ici les Blancs qui publient nos livres disaient, non. La raison : où est votre marché ? D’où la popularité des romans d’émigration : on commence en Afrique et finit en Occident où se trouve le marché. La popularité du racisme comme thématique devient évidente. Ça vend. Une des réponses positives, est que les romans doivent être écrits dans une langue africaine de toutes les façons, or qui les lirait? Une autre, pragmatique, est que ces romans doivent être écrits en anglais, disons, mais dans un anglais accentué africain. Ce roman-ci est écrit dans un anglais perméable aux réalités nigérianes – si ce n’était plus une insulte, on dirait que c’est écrit en anglais nigérian, comme il y’a un espagnol argentin. Notez que je n’ai pas dit pidgin. Mais il y’a plus, et c’est ce que je vais expliquer posément, car il s’agit de théorie littéraire. Ceux qui posent cette question pensent d’habitude à ce qu’on appellerait le ‘lecteur externe’. Mais, en théorie littéraire, il y’a aussi le lecteur interne au livre, c’est-à-dire ce lecteur à qui le narrateur du livre s’adresse. Je n’ai pas dit l’écrivain, mais le narrateur. Le lecteur donc, qui connait toutes les références dont le livre parle, et qui inscrit celui-ci dans une tradition littéraire et culturelle bien précise. Pour ce livre, ce lecteur interne est Yoruba. Les Yorubas ont cette particularité qu’ils sont en même temps ancrés et globaux, ancrés au Nigeria et au Bénin, et, à cause de la traite des esclaves, globaux parce que présents au Brésil, aux USA, en Haïti, en Jamaïque, etc., par leurs cultes. Mais aussi, à cause de leur culture très inscrite dans l’éducation, ils ont fondé les canons d’analyse de la littérature africaine dès les années 1950. On peut donc partir de et parler des Yorubas, en s’adressant au monde entier, et c’est ce que ce livre fait.
Cet introverti africain du roman est beau à voir, surtout parce que l’auteur écrit avec aisance, facilité, et donc, articule ce que l’on appelle au Nigeria les wahala, les petites histoires. Il y’a une réelle jouissance à lire les détails de la vie quotidienne Yoruba, la gestuelle des gens, leurs divers mangers, leurs rituels de salutation et de relation familiale, par exemple la propension nouvelle au Nigeria à se prosterner devant les ainés. Jusqu’à l’orthographie ! Ce roman est novateur, pas parce qu’il rompt avec les romans de l’émigration, mais parce qu’il choisit l’introverti en inscrivant son récit dans un double arc : d’abord l’arc de ‘Ovations’, qui fait référence à un glossy magazine qui présente les mariages nigérians, et est/était édité à Londres où je l’ai vu pour la première fois ; ensuite l’arc de Nollywood qui est celui des mélodrames qui sont devenus dominants en Afrique et partout, avec ses fausses reconnaissances, finale, etc. Et ici, le roman mentionne d’ailleurs ‘Owo Blow’, un film de Nollywood de 2014, pour y insister. Ce roman-ci est donc inscrit dans une double tradition, d’une part populaire, et d’autre part livresque : ici, la tactique qu’il utilise est aussi celle des inserts qui renvoient à des auteurs tous nigérians, Chika Unigwe, Sefi Atta, Helon Habila, Teju Cole, auteurs qui ont aussi écrit des blubs pour la commercialisation du livre. Vous comprenez que ceci est un livre stratégique, qui s’inscrit dans le cœur même de la littérature nigériane, et le faisant, puise ses racines dans la culture populaire et dans la tradition narrative nigériane.
Répondre à la question de savoir si un auteur africain peut écrire un livre pour des Africains est stratégique, et tactique, c’est calculé, car il faut répondre à la question du marché. Le résultat ici, c’est une histoire qui se clôt absolument au Nigeria, elle qui se joue entre Lagos, Ibadan et Ife, pas plus. C’est-à-dire qu’ici, nous n’avons pas de récit d’émigration, mais une narration de vies qui s’épuisent au Nigeria – comme chez quasiment tous les Africains, comme dans les films de Nollywood, mais surtout comme on n’en voyait plus dans la littérature africaine publiée en Occident, comme c’est le cas ici. Ce livre a après tout été publié par Random House, la plus grande maison d’édition de la planète. Cela veut dire que les maisons comme Random House se sont rendu compte de l’impasse que sont les récits d’émigration, mais surtout qu’il y’a un marché en deca. Impasse au fond évidente, mais surtout idéologique. A l’époque où les Nigérians ont un succès planétaire avec l’Afrobeats, Asake, Burna Boy, Davido, etc, et les chanteurs d’Afrobeats sont presque tous Yoruba, il est évident que la question du succès de tels textes ne se pose plus. Après tout, ce roman introverti, introverti dans le sens d’être écrit avant tout pour les Yorubas, a été sélectionné pour le Booker Prize. Et même s’il l’a raté de justesse cela fera date. Adebayo nous informe que son mari est Igbo, mais c’est inutile. Elle répond à une question, et de façon merveilleuse.
Magistral,Comme toujours