Le triple saut vers Melilla, Du Maroc à l’Espagne
Cheikhna Aliou Diagana, Editions L’Harmattan, Coll. Encres noires, 2021
Analyser le roman d’un ami, d’une connaissance est toujours un exercice délicat. Dans le fond, on ne sait pas si le texte va être à la hauteur de nos espérances. Cheikhna Aliou Diagana a évité cette problématique grâce à une production extrêmement dense sur un sujet éculé : le mouvement migratoire vers l’Europe de jeunes Subsahariens par la filière marocaine.
Il m’arrive de penser qu’il y a des sujets en littérature africaine d’expression française exploités comme un filon d’or à épuiser. Le nombre de textes sur ce thème, depuis une dizaine d’années, est important. Et je l’avoue, j’ai tendance à fuir cette question. Pourtant, la littérature est une affaire de point de vue, d’angle d’attaque et d’esthétique. Cheikhna Aliou Diagana le prouve par la densité de sa prise de parole, la qualité de son style et la documentation, l’investissement sur un sujet dont il a vu les conséquences au Maroc. Mauritanien, il a vécu pendant un an dans ce pays comme volontaire international de la Francophonie. Il a côtoyé ces « migrants » bloqués dans le royaume chérifien. Pourtant, ce texte édité chez L’Harmattan France, commence mal. Indépendamment de la densité de l’écriture qui caractérise l’approche de Diagana, il y a quelques coquilles et quelques soucis de concordances de temps qui gênent l’entreprise de lecture. On est au Maroc. Nous sommes parmi plusieurs migrants dont Rebecca, Karim, Roméo et Younouss. On parle de leurs rapports avec les forces de l’ordre, de leur système « D » pour survivre dans cette forêt de Gourougou sur les hauteurs de Nador, face à Melilla. Cheikhna Aliou Dagana pose ses personnages, nous raconte leurs survies respectives dans cette ville marocaine…
Il délie son écriture et au fil des pages les coquilles disparaissent comme par enchantement. Le quotidien de ces migrants est difficile. Ils sont néanmoins portés par leur désir de franchir les barbelés de sept mètres pour entrer dans l’enclave de Melilla. Ils ont une relation complexe avec les forces de l’ordre, ils mendient et pour certains parfois peuvent avoir droit à des emplois non déclarés. Ce quotidien se nourrit des injustices dont ces migrants font l’objet, des crimes de sang dont certains Subsahariens sont victimes dans d’autres villes du royaume. Et la pression extrêmement lourde à laquelle ils doivent faire face. Et leurs propres drames vécus sur le chemin qui les a conduits au Maroc. On est dans la survie dans son sens le plus pur, dans un pays agressif mais qui, comme le lecteur le verra dans cette analyse complète de la condition des azzi , a son agenda.
« La journée avait avancé, le soleil était au zénith. Il fallait attendre que tous soient rentrés qui, du travail pour ceux qui avaient la chance de se débrouiller, qui, du vagabondage et de la mendicité. Ceux qui travaillaient avaient la chance d’occuper tous les métiers qui inspiraient de l’aversion des Marocains; cordonnier, vendeur ambulant, docker et surtout agent de construction. » (p. 54)
« Elle était malade depuis presque deux semaines, mais ne pouvait pas se permettre de se reposer ou d’aller chez le médecin. Un luxe qui était réservé à ceux qui y vivaient. Elle devrait se contenter de sa condition de survie. En plus, par-delà sa misérable condition, elle devait se résoudre au sempiternel souvenir cauchemardesque qui la tenaillait jusqu’aux entrailles […]. Une grossesse qu’elle avait contractée lors de son voyage… » (p. 54).
Les solidarités sont très fortes. Les trajectoires qui les ont conduits au Maroc sont si complexes. Diagana nous en donne l’idée. Il décrit aussi la variété des profils de ces azzi. Certains sont très instruits et très lucides sur le racisme structurel au Maroc. Même si des moments de fraternité existent entre azzi et Marocains comme pendant la période du Ramadan. Mais surtout au travers des associations d’aides aux migrants qui rappellent la nuance nécessaire à apporter sur ces questions. Ibtissem et Mama Souhayla, deux femmes, vont incarner cette action de soutien et d’empathie, au risque de la rupture avec certains cercles familiaux autour d’elles.
J’ai été happé par le roman dès que Diagana a abandonné le regard sur le quotidien oppressant au Maroc et les échecs des précédents assauts sur Melilla. En effet, il va travailler sur le parcours de Roméo et de Rebecca à partir du Mali, pour le Maroc en passant par l’Algérie. Cette partie du roman est pour moi la plus dense, celle dans laquelle il a poussé le paroxysme du drame d’un continent. Il nous fait vivre ce mouvement vers Kidal d’un groupe de migrants dans l’environnement des passeurs et de tous les trafics dans le Sahara. Cheikhna Aliou Diagana s’est beaucoup documenté pour écrire cet épisode. Il s’est énormément impliqué aussi. L’homme dans le désert révèle sa nature la plus profonde. J’ai pensé au personnage de Diogoye dans le roman Silence du chœur de Mohamed Mbougar Sarr, sur les eaux profondes de la Méditerranée. Sa profonde solitude. En lisant Diagana et le parcours héroïque de Roméo, je ne cesse de me demander comment en est-on arrivés là ? Pourquoi des Subsahariens reprennent de leur propre chef le chemin qui fut entre autres celui de la traite orientale ? À ce moment du roman, la langue est fluide, parfaite. Alors que tout semble perdu, un sauvetage inattendu survient pour les marcheurs hébétés. Je n’entre pas trop dans le détail, parce qu’il faut lire ce roman. Faut-il faire lire ce livre aux hommes politiques subsahariens, à la diaspora africaine ou aux aspirants à cette infernale migration ?
Diagana pose ce contexte pour mieux faire saisir la violence de la condition des azzi que le Maroc utilise comme un moyen de pression contre l’Europe. On a vu l’épisode récent lié au séjour d’un chef indépendantiste du Front Polisario en Espagne et les représailles marocaines avec les assauts des migrants sur les enclaves espagnoles par la voie de la mer. Alors, c’est un roman dense qui fouille, avec de très petites lacunes qu’un éditeur sérieux aurait dégagées. Mais comme je l’ai dit plus haut, elles disparaissent jusqu’à l’assaut final de Melilla par les locataires du Mont Gourougou.
Gangoueus
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Gangoueus, la lecture est enivrante !