par Blaise NDALA
Mercredi 24 juin 2020, une foule compacte avec pour seule arme une rage longtemps contenue, traverse Matonge, cœur vibrant de Kinshasa, avant d’emprunter le Boulevard Triomphal. Partie des faubourgs de la mégapole aux quinze millions d’âmes, elle s’en va en découdre au Palais du peuple, avec les députés qui s’apprêtent à débattre de trois propositions de lois qui auraient pour conséquence de retirer au pouvoir judiciaire les derniers lambeaux d’indépendance qui lui restent.
Depuis mon salon à Ottawa, je vois sur mon téléphone ce général donnant l’accolade aux manifestants et leur conjurant qu’à la veille de la fête de l’Indépendance, celui qui l’obligerait à faire feu sur ses concitoyens n’est pas encore né. La foule, gonflée à bloc, scande alors : « Lynchez, lynchez le député ! Acclamez, acclamez le policier ! »
Du jamais vu de mémoire de Kinois.
Dans ce pays où la liberté fut célébrée aux pas de Indépendance cha-cha de Joseph Kabasele, la scène me rappelle un autre chansonnier, Adou Elenga, qui clamait dès 1956 dans Ata ndele (Tôt ou tard), tube culte aux accents prémonitoires : « Tôt ou tard, ce monde se réinventera ».
Le même jour, à sept heures de vol de là, dans l’autre Matonge, commune bruxelloise d’Ixelles où j’ai habité trois ans durant avant de choisir le Canada : autre foule, autres slogans, autre ambiance policière.
Ils sont de tous les âges, de toutes les couleurs, de toutes les colères aussi. Aux cris de Black Lives Matter, ils ont battu le rappel des troupes Square Lumumba et se dirigent vers la Place du Trône. Leur objectif : déboulonner l’imposante statue de Léopold II. Leur projet : que l’espace public cesse d’être le lieu de l’invisibilisation de ce que scandait Patrice Lumumba le 30 juin 1960 au nez et à la barbe d’un Baudouin 1er rouge comme une pivoine : « Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste (…) pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force ».
Comme hier Léopoldville, Bruxelles frémit. J’entends le chansonnier : « Ata ndele. Tôt ou tard, ce monde se réinventera et l’homme Blanc en sera le premier surpris ».
Mais ne voilà-t-il pas que dans une tribune signée le même 24 juin dans les colonnes du Monde, Pierre Englebert et Lisa Jené, deux Belges basés à Washington, se fendent d’un triste constat. Après avoir salué la lecture critique par leurs concitoyens de la présence de symboles coloniaux sur leur territoire, ils avancent que la mémoire du fait colonial est teintée d’ambiguïté chez les Congolais. Mieux, ils confessent leur effarement de ce que « le regard critique vis-à-vis de Léopold qui se développe en Belgique contraste fortement avec une attitude plus bienveillante sinon révérencielle vis-à-vis de la colonisation belge parmi les Congolais ».
On ne tarde pas à découvrir de quels schizophrènes parlent Englebert et Jené, puisqu’il est aussitôt question des « élites congolaises incapables de mettre en cause leur propre héritage léopoldien ». À l’index, des autorités de la riche province du Haut-Katanga qui auraient dressé à Lubumbashi un buste de Léopold II. Et les deux de s’interroger sur ce qui pourrait motiver « les Congolais » (sic) à ériger la statue « d’un homme dont on estime qu’il porte la responsabilité pour la mort de jusqu’à 10 millions de leurs aïeuls ».
On pourrait accuser les auteurs de cynisme si l’on ne croyait pas à la sincérité de leur indignation. Nul besoin, cependant, d’avoir la fibre patriotique à fleur de peau pour faire observer que « les élites congolaises » est une formule aussi élusive que « la rue arabe » ou « le lobby juif ».
Il ne faut pas non plus avoir résidé au Congo pour savoir que les hurluberlus qui font semblant de revendiquer l’héritage de Léopold II, ne s’adressent pas aux Congolais. Le buste de Lubumbashi n’est pas là pour inviter un seul autochtone à honorer la mémoire du monarque aux mains tachées de sang. Le but de ses bâtisseurs est plutôt de donner des gages à ceux dont ils sont les obligés et qui ont intérêt à ce que soit préservé cet héritage. Car il existe bel et bien une succession de liaisons coupables entre ces potentats locaux et les manœuvriers du capitalisme sauvage qui pèsent lourdement dans le choix des dirigeants de ce pays immensément riche. Les mêmes liaisons qui aboutirent à l’élimination physique de Patrice Lumumba en janvier 1961, sur ce même sol du Haut-Katanga, au mépris du large soutien que lui témoignaient alors ses compatriotes.
Peu importe que la kleptomanie de Mobutu soit avérée, proclamer, comme le font les signataires, qu’« aujourd’hui comme sous Léopold II, le Congo reste (…) un voleur érigé en État », c’est ajouter l’insulte à l’injure.
Imagine-t-on un intellectuel britannique invoquer les états de service de l’actuel occupant de la Maison-Blanche, pour soutenir dans les colonnes du Washington Post que « les États-Unis d’Amérique sont un sociopathe maquillé en État ? »
Le Congo, ce n’est pas le binôme Mobutu-Kabila. Pas plus que la Belgique ne se réduit aux nombreux scandales qui ont secoué sa classe politique et dont certains, à l’image de l’affaire Agusta, n’ont rien à envier aux plus belles sagas de la camorra italienne.
Le troublant raccourci d’Englebert et Jené est surtout une offense à la mémoire de nos martyrs. Hommes et femmes tombés par milliers sous les balles de l’oppresseur au cours des dernières années. Tous coupables d’avoir crié haut et fort que le Congo n’est réductible ni à l’impéritie de ses dirigeants, ni aux crimes de ceux qui signaient avec le FMI hier, la Chine aujourd’hui, des contrats qui n’ont servi qu’à les dépouiller de la dignité revendiquée le 30 juin 1960 par Patrice Lumumba.
Peut-être conviendrait-il de rappeler, en 2020, que l’histoire des peuples du Congo ne commence pas avec l’Acte de Berlin de 1885 qui octroya à Léopold II un État quatre-vingt fois plus vaste que son propre royaume. Sur ce territoire habité depuis au moins 200 ans avant Jésus-Christ, se sont élevés des empires aux fortunes diverses. Si certains eurent à leur tête des Mobutu avant l’heure, d’autres connurent des dirigeants d’exception. Parmi ces derniers, Lusinga Iwa Ngo’mbe, puissant chef tabwa de la région du lac Tanganyika, grand stratège militaire décapité le 4 décembre 1884 par les hommes de Léopold II, et dont le crane repose à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique.
Aux auteurs de la tribune du 24 juin, j’ai envie de dire que l’histoire qui s’écrit sous nos yeux, de Lubumbashi à Anvers, a quelque chose de très beau qu’aucun des chansonniers qui ont célébré l’Indépendance du Congo n’aurait pu prophétiser. Cette histoire « pisse » sur le bon et le non-vouloir des « élites ». Elle s’impose envers et contre toutes les postures. Nous sommes loin, mais alors loin, d’en lire l’épilogue.
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Blaise Ndala est juriste et écrivain. Il a publié J’irai danser sur la tombe de Senghor chez L’Interligne / Vents d’ailleurs (Prix du livre d’Ottawa 2015) et Sans capote ni kalachnikov chez Mémoire d’encrier (Grand gagnant du Combat national des livres de Radio-Canada 2019). Il vit à Ottawa.
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